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Vers le
kilomètre trois. EN
SURVOLANT LA PATAGONIE
Luc DURTAIN 1933/04/16
Vraiment, vous voulez
aller en
Patagonie ? s'écriaient,
à Buenos-Aires,
mes amis
argentins, sur le
ton du
«Comment
peut-on être Persan?»
Mais
il
n'y a
rien à
voir en
Patagonie! Rien, et
la preuve,
c'est que ni
moi, ni
aucun des
miens,
jamais
nous n'y
avons mis
les pieds.
Le fait est
que, sur
la centaine
peut-être d'Argentins dont
j'ai fait
connaissance
entre Bahia
Blanca et
Tucuman, un seul
avait dépassé,
vers le
Sud, ce
rio Colorado.
qui dessine la
frontière du plateau
patagon. Pays presque
désert encore quinze
cents kilomètres
de longueur
et guère
plus
de
cent mille
habitants.
Plus d'Indiens,
ou à
peine quelques-uns
travaillant au service
des blancs,
depuis l'atroce
campagne militaire de
1880. Quelques
Chiliens à l'Ouest
à l'Est, des
colons dans
les vallées.
Des gardiens
de bétail
sur les
plateaux. Vers les
Andes, la
glace a
ciselé le relief
et, par
places, les éruptions
volcaniques l'ont épaissi,
d'où des lacs
admirables, dominés par des
coulées de glace
bleue, qui
tranchent sur les
forêts d'araucarias, ou de
hêtres à sous-bois
de bambous.
Ce n'était
pas cette
Suisse contiguë
à la Norvège
des côtes
chiliennes que j'entendais
visiter, mais le
plus vaste,
le plus
rude du
pays: le
steppe, et cette
âpre côte que
les vents
de terre
attaquent violemment toute
l'année, et faisant
remonter
les froides
eaux du
fond atlantique ourlent
sans cesse
de brouillard.
Pas de
chemin de
fer. De
méchants navires.
Reste l'avion,
qui part
de Bahia
Blanca. L'Aéropostale argentine
filiale de la
compagnie
française est la
seule ligne
du monde
où il soit prescrit de
prendre l'air par
vent de
100 kilomètres à l'heure.
Des appareils
légers et maniables,
des pilotes
intrépides. Cette courbe
tracée par l'avion
qui, parti
vent debout,
tourne
ensuite
vers sa
route aérienne,
ne laisse
pas de
ressembler au salut
de jadis,
geste déjà volant, empanaché
de plume.
Bahia Blanca
l'une des
capitales
du blé
argentin prise de
biais
par
le premier
rayon du
jour, laisse
voir le tracé
rectangulaire de ses avenues, et,
déjà, leurs prolongements futurs
sur la
plaine verte.
Plus loin,
exigus et
minutieux, les élévateurs
à grain, les
files de
wagons
sur rails,
les quais
et leurs
navires. Jouets de
l'homme
Très vite, un delta, fange et eau, avec ses douzaines de passes et de bras contournés, dessinés à la façon des atlas. Puis une plaine démesurée taches de lumière et d'ombre sous le ciel pommelé. Sauf à l'ouest où, au loin, une ligne de dunes indique d'anciens rivages désertés par la mer, cette plaine est rase absolument. De tous côtés, rectangles minutieux, de vastes lopins de céréales ou de pâturages- A chaque champ sa couleur Ici, les sillons bruns et nus encore semblent, imprimés dans la glaise, les lignes épidermiques du pouce humain. Ailleurs, des verts plus ou moins jeunes, plus ou moins denses. C'est bien du haut du ciel qu'il faut voir le bétail, moutons ou bêtes à cornes infimes parcelles lumineuses
qu'à cette heure matinale souligne leur ombre. Aussi minuscules et distantes les unes des autres que les électrons des atomes, que les étoiles du système stellaire. Ces parcelles, ce sont elles, la réalité des chiffres opaques importation, exportation qui se dressent dans les géographies ou les discussions politiques.
Sans transition, d'un coup, la terre se soulève. C'est le plateau patagon. Toute culture s'arrête nous voilà au-dessus d'un steppe gris ou, plus exactement, d'un pâle gris-vert, herbe et broussaille à perte de vue. Immense étendue déserte et uniforme. On aurait envie de passer la main sur la surface si étonnamment égale ou, plutôt, on a l'impression que c'est chose déjà
faite, qu'elle a été dûment vérifiée. Au- dessus de lieux si monotones, la progression de la machine, si rapide qu'elle soit, prend l'allure d'un voyage sempiternel. Dans tout ce que, d'un
kilomètre de hauteur, peut distinguer
le regard, à peine cinq ou six témoignages de l'humanité. Toujours les mêmes le grain de poussière d'une estancia, le trait d'une piste ou l'un de ces troupeaux que l'humanité élève
comme une fourmilière ses pucerons. Moutons, ou plutôt œufs de mouche, sur cette maigre verdure, moisissure comestible. Dans le tonnerre de l'avion,
sous l'aile tranchante, l'horizon des terres offre une ligne géométrique
d'une courbe parfaitement pure, pareille à l'océan. Horizon bleu «à tribord» si j'ose dire, gris bleu «à bâbord»
Table rase! Table rase prête pour une future nation.
Un rio. pendant deux minutes, tord et traîne au-dessous de nous des méandres rougeâtres. Puis, de nouveau, et longtemps, la savane démesurée. De minimes variantes. Ici, une double ligne de dunes crénelées, berges d'un fleuve aboli d'on ne sait quel fleuve Eternité, ou, s'il faut en croire les géologues, vagues terrestres soulevées par le vent. Là, des flaques nombreuses
lagons creusés, à la longue, par le vent aussi. Parfois, des nappes de cailloux roulés, décrits jadis par Darwin. Le monoplan est rudement secoué, brimé par le vent. Notre compagnon de voyage, un Anglais, qui vole pour la première fois, a consenti, au début à jeter quelques regards par la vitre. Puis il s'est plongé dans un roman policier, qu'il lira durant tout le trajet sauf, de temps en temps, à blémir et s'incliner un instant sur l'un des sacs de papier, placés dans l'avion, en prévision des nausées. Le pilote cherche une zone calme. D'abord plus haut, puis plus bas. Nous suivrons, pendant plus d'une heure, une route -encore horriblement inégale- ras de sol, à une vingtaine de mètres,
parfois
moins. Les moindres détails se révèlent.
Buissons, avec leurs brindilles, arbrisseaux, parfois une forêt d'arbres bas, encore couleur d'hiver. A peine, toute les cinq ou six lieues, une rudimentaire estancia, ou plutôt un poste de gardiens, frileusement entouré d'une fourrure de haies, encotonné de branches, avec sa façade de brique, son toit de tôle et l'élévateur à vent. Parfois, des bêtes à cornes, des moutons on sait que ce maigre sol ne peut nourrir qu'un ou deux moutons à l'hectare.
Vaches et veaux, brebis et agneaux détalent au bruit du moteur. Souvent, sur le sol, un squelette cornu. Une seule fois, nous avons vu un homme. Il est à cheval et suivi d'un chien la trilogie du pays. Çà et là, des trous nombreux, creusés par le tatou noir. Une troupe d'autruches, ailes au vent. Tout cela rare, écarté, aspiré par les
kilomètres. Le gouvernement argentin, avant l'expédition de 1880 contre les Indiens, vendit par avance cette terre sans maître, ou qu'il jugeait telle, pour couvrir les frais. Mille piastres la lieue carrée.
Seul incident de cette étape, la rencontre du rio Negro. Des rideaux de vrais arbres, saules, peupliers. Champs labourés. Vergers en fleurs. Maisons. Par cette étroite vallée, fécondée par
des crues annuelles comme celles du jusqu'aux Andes, à six cents kilomètres d'ici. Le sol des rives est d'une magnifique fécondité. Il fournit à foison les fruits cerises, coings, pêches.
Les luzernières donnent jusqu'à cinq coupes par an, et quinze tonnes à l'hectare. Le blé, sans fumure, accorde le double de ce qu'il donne à l'agriculeur français. Dans le boom
qui précéda la guerre, ces terres-là montérent, en quelques années, à trente fois leur valeur première.
Sitôt franchie cette sorte d'oasis en longueur, de nouveau, en plein dans la poitrine, la haute tranche du teritoire désert. Toujours le même.
Mais un bleu admirable, céruléen,
apparaît enfin à l'horizon la mer. Ivresse de cette couleur teignant un angle du monde, après tant de platitude grise Au fond du golfe un peu de brique, un peu de tôle, un peu d'humanité.
La seconde étape, tout d'abord, coupe le golfe
de
San
Matias . Au large, les erres du vent promènent sur la surface une buée. Vers le rivage, la mer trouble est profondément peignée par les rayons du soleil, tandis que de grands fonds, çà et là, laissent deviner des transparences enivrées d'ombre bleue.
Le temps de reconnaître, dans de mouvantes taches d'écume, promptes à disparaître, quelques lions de mer, et la dernière crique du golfe est franchie. Nous rentrons dans le steppe. Spectacle sans autres limites que celles que lui assigne la courbure du globe et la rigidité du regard. Très loin, comme des lies dans les terres, des roches rouges, tables isolées, comme on en voit dans l'Arizona. Ici, le pays, plus vide encore, est parfaitement désert. Désert marin à l'est à l'ouest, désert gris, marqué de flaques ou de dunes par une géologie minutieuse, qui semble exister pour elle-même, pour l'absolu. On se demande comment les faiseurs de cartes osent donner des noms à ces étendues que seulement regardent les nuages et le soleil. Terre sans l'homme, avant l'homme un des derniers lieux du monde, où l'on peut la voir faisant toute seule son affaire avec le rayon et le vent, le végétal et l'animalité.
Pas une bicoque, ni à droite ni à gauche, pas un troupeau. Rien. Si, pourtant. La dernière marque humaine que j'ai vue, il y a dix kilomètres déjà;
c'était une ligne géométrique, filant tout droit sur des lieues. Ce n'était
point là, comme on eût pu imaginer, le trait d'un méridien ou d'un parallèle,
indiquant au soleil la longitude ou la latitude, mais une clôture. Marque suprême de l'homme la propriété!
Sans doute, le dernier vestige que le bipède laissera sur la terre, quand elle roulera déserte dans l'infini, ce sera la trace du «Ceci est à moi.»
J'ai pourtant vu là, non sans stupeur, deux basses maisons. Si prodigieusement seules Elles s'étaient
égarées, l'une près de l'autre, sur la grève inhospitalière. Une piste y aboutissait. J'avoue que j'ai suivi en idée
cette piste-là, vers d'étranges et désolées histoires, vers quelques visages d'anachorètes durs et orgueilleux.
L'avion reprend de la hauteur. A l'horizon, dans l'épaisseur
chimérique
de l'air, les signes de la pré-Cordillière,
au-dessus de basses vapeurs. Quatre cents kilomètres de steppe vide, entre elles et nous. La côte, au loin, se découpe le singulier champignon, long et large de vingt lieues, de la péninsule Valdès, et des caps qui pendent à son chapeau. Dessins compliqués et plats, déformés
par une vision à ras de planète.
Seconde halte. Trelew. Encore une ville de tôle, dans la miraculeuse lumière et le vent froid. La dépêche de Comodoro
Rivadavia: Visibilité bonne, vent d'ouest en bourrasque,
atteignant 80k/h. De nouveau, le steppe, plus âpre
encore. Ni un arbre, ni un arbuste. Brins et touffes d'herbe.
Déjà, le-coup de poing du vent faisait sonner la carlingue. Ce sont, maintenant, des coups d'épaule. On se croirait sur une mer démontée, dans une simple barque. L'appareil roule et tangue à chaque instant, dans tous les sens à la fois. C'est le tremblement d'un choc de naufrage, c'est la chute dans les trous d'air. Je n'ai jamais connu vision plus solennelle que les grands voiles
flottants et sombres d'un orage qui s'en venait à nous par le désert. Les vitres, longtemps, seront cinglées par la grêle ou la pluie, dans le brouillard. Les épaisseurs célestes reprennent
leur transparence. Quittant enfin les plateaux, l'avion, très haut, dans un froid intense, fait route entre le haut rebord et l'Océan. A l'est, la mer méchante, aux yeux bleu pâle. A l'ouest, la tranche de roc, crevassée, dentelée, ravinée. Vastitude et désolation qui évoquent
les canons du Colorado. Une brume glaciale nous ressaisit. Elle se déchire. Nous voici au terme du voyage.
C'est une large vallée de terre stérile, sans un arbre. Mais s'y dessinent Nil, la colonisation remonte peu à peu de tous côtés, boisant les collines, hantant le val, surgissant jusque dans la mer, dix-huit cents tours métalliques.
Kilomètre 3.
Le pétrole.
Un vent démesuré tombe des lointaines Andes.