Je repartirai demain matin, dis-je à mes fans.
Hélas ! j'avais pris cette décision sans tenir compte du mariage d'une personnalité locale ! Les gardes n'étaient pas libres et j'avais besoin d'eux pour empêcher mes amis intrépides de se masser dans l'axe du départ. L'Alcade ! inaccessible ; il unissait le jeune couple et participait ensuite au banquet.
En pensant à l'heure où en Espagne, le déjeuner commence, je désespérai de m'envoler ce jour-là.
- Vous qui pouvez le joindre, dis-je à l'un de mes aficionados, faites-lui part de mon intention, expliquez-lui que, pour moi, c'est très important.
- En guise de réponse, l'Alcade me convia au Grand Hôtel où avait lieu le déjeuner. Que pouvais-je faire sinon m'y rendre ! Alors que j'espérais une entrée discrète, une conclusion rapide, je fus salué par une vibrante Marseillaise.
Tous les convives se levant d'un même élan m'ovationnèrent et sans même avoir eu le temps de me remettre de ma surprise, je fus happé, entouré, congratulé, et finalement placé entre la mariée et une charmante jeune femme qui, en français, me fit l'honneur d'une part de gâteau monstre.
Comment résister, comment même ne pas oublier dans cette euphorie mes intentions ! Radieux, l'Alcade leva son verre, porta un toast dans lequel je compris qu'il était question de la France et de Castellon. Rassemblant mes faibles connaissances d'espagnol et trouvant l'occasion de placer la phrase apprise, je répondis de mon mieux.
Un tonnerre d'applaudissement, une ambiance chaude et sincère que je n'oublierai jamais, pas plus d'ailleurs que je n'oublierai mon retour à l'avion accompagné de toute la noce. Un décollage sans difficulté, un virage au-dessus de ces gens qui me saluaient une dernière fois.
Après un tel accueil, je ne pouvais qu'augurer bien des dépannages à venir.

Je revenais d'Alicante à Barcelone avec le courrier du Maroc arrivé la veille. Sur la petite place derrière l'hôtel " Reine Victoria Eugénia " nous avions, avant d'aller au terrain, savouré quelques beignets de pâte frite et bu le " café con leche " alors que tout dormait encore.
Vous avez un passager me prévint-on.
Il s'agissait d'un journaliste alicantin équipé comme pour un grand raid, convaincu de son héroïsme mais qui parvenait mal à cacher sa nervosité.
Au lever du jour, par un temps splendide, nous décollâmes. Derrière nous le soleil surgissait dans le prolongement du petit port, émergeant de l'onde et donnant aux choses un impressionnant relief.
Le ciel était si calme et si pur et le ronronnement du moteur si régulier et si rassurant que je décidai de suivre la route directement d'Alicante à Valence. Je montai pensant prendre rapidement la hauteur nécessaire pour être en toute sécurité.
Alors que j'atteignais 1.200 mètres, un fracas assourdissant se produisit et en quelques secondes, eau et huile chaude m'aspergèrent. Cette gerbe soudaine brouilla le pare-brise et ce fut en me penchant au dehors que j'aperçu la terre qui se rapprochait vite, vite, qui se précipitait à notre rencontre…
Un coté du capot moteur Un côté du capot moteur était arraché et aplati sur les profils de croisillonnement de l'aile gauche, le radiateur avait été poussé vers l'avant par la bielle passée au travers du carter, de plus une pale d'hélice était sectionnée.
La chute impossible à enrayer et sous moi, des collines élevées, des vallées encaissées sans une aire possible si ce n'est le sommet arrondi d'une colline. Mon seul espoir était de l'atteindre dans le sens ascendant, ceci afin d'éviter la glissade sur la pente rapide de l'autre versant.
Dans mon dos les hurlements du journaliste dominaient les sifflements de l'air dans les profilés.
Asseyez-vous... cramponnez- vous!
Je m'époumonais pour rien. Il ne me comprenait pas et je le devinais debout gesticulant alors qu'il aurait dû s'accroupir, se tasser dans le fond de la carlingue pour mieux subir le choc de l'impact. A 800 mètres, face au sommet de la montagne, cette sacrée machine qui ne tenait plus en l'air, n'en finissait pas de planer tangentiellement.
Terre! Et je roulais, et je roulais, prenant, me semblait-il de la vitesse, Et je voyais déjà la pente descendante approcher dangereusement quand, brutalement, l'avion s'immobilisa. Ce fut alors le calme complet. Sautant à terre, je m'aperçus que les deux roues avaient presque entièrement disparu dans des trous creusés, comme par un fait exprès, à distance exacte de leur écartement. Regardant autour de moi, j'en vis d' autres destinés sans doute à recevoir de jeunes oliviers ou des amandiers. Et
mon passager, que devenait il?
Il émergea de la carlingue, tel un diable de sa boîte, le nez ensanglanté, le regard encore un peu vague. Aux premières loges, mon journaliste Si, après ces émotions vécues il ne fignolait pas un reportage remarquable, c'était à désespérer. Retrouvant l'usage de la parole, il m'accompagna jusqu'à la route proche, celle qui va d'Alicante à Alcoy et quand un cavalier, spectateur de notre chute, accourut vers nous, il servit d'interprète. L'après-midi, Delrieu arriva en voiture, prit le courrier et nous ramena à Alicante. A l'entrée du village, la fanfare locale nous attendait; elle nous fit un pas de conduite. Le lendemain matin, je repartais seul; mon reporter en savait sans doute assez.

Mon intention n'est pas d'écrire, jour après jour, l'histoire de la ligne. D'autres l'ont fait , Jean-Gérard Fleury fort consciencieusement, et Didier Daurat qui en fut l'âme, pour n'en citer que deux.
Ajoutant la chance d'être le seul du début à avoir échappé au sort néfaste de mes camarades durant vingt-cinq années de pilotage, je veux simplement retracer ce que fut la vie quotidienne de l'exécutant, ce qu'elle représenta d'aventures librement consenties. Nous nous étions fait un idéal de cette tâche qui consistait à baliser les ciels, nous avions conscience de son utilité, nous pressentions que notre sacrifice allait très loin, qu'il servait à rapprocher les hommes.
Mon intention n'est pas de redire ce qu'il a été ; c'est pourquoi je ne cite que pour mémoire cet orage dans lequel nous fûmes pris, Daurat et moi, alors que nous allions aborder le delta de l'Ebre. Chassés en mer, nous ne rejoignîmes la côte que par miracle!
Maillon après maillon, la Ligne se faisait avec ses incidents, ses luttes; nous étions en janvier 1920. Rodier pilotait le grand Patron et son adjoint de Massimi quand ils furent, eux aussi, victimes d'un orage. Tandis que Daurat rentrait à Alicante avec les deux passagers, j'accompagnai Rodier pour l'aider à démonter l'avion brisé dans les rizières et en expédier, par wagon, les restes sur Toulouse. Le village le plus proche se nommait Pinedo; il se nichait, pittoresque en bordure de mer.
Pinedo! un repaire de gens débrouillards. Ses habitants, pêcheurs ou cultivateurs de riz, déchargeaient, la nuit venue, des ballots de tabac ou de boîtes de cigares en provenance d'Oranie. A cause de ces heures supplémentaires, on faisait à Pinedo une grasse matinée bien gagnée et vainement, en début de journée, nous déambulâmes dans les rues du village pour chercher de l'aide.
-Cet après-midi, nous répondaient les femmes.
La création de cette fonction avait une raison précise. Les pannes assez fréquentes et en des lieux parfois éloignés occasionnaient pour les courriers des pertes de temps importantes. Ce fut donc pour remédier à celles-ci que notre chef d'exploitation envisagea la création de zones dites de dépannage et de les placer sous le contrôle de pilotes chargés tout à la fois de la surveillance du personnel et du matériel de l'escale et de la bonne marche des courriers. En cas de défaillance ou de fatigue d'un pilote, le chef d' aéroplace devait le remplacer. C'est ainsi qu'en 1920 Didier Daurat fut affecté à Malaga, Dombray à Alicante et moi à Barcelone. A première vue, mon affectation paraissait la plus enviable; ne partais-je pas pour la plus belle ville! A première vue seulement, car mon aérodrome ou plutôt ce qui allait le devenir, était le plus déshérité. Environné de rizières ou de marécages, s'il était proche de la mer, il était par contre très éloigné de la ville.
Nous étions, jusqu'à mon arrivée,, les hôtes d'un petit terrain appartenant à une société espagnole. Nous y trouvions, un accueil sympathique mais nous n'ignorions pas qu'on nous y tolérait et provisoirement seulement. Prévoyant le moment où Madrid, sur la pression d'intérêts contraires, nous inviterait à atterrir ailleurs.
Une étendue marécageuse avait été louée et de cette étendue je devais faire un aérodrome.
La première fois que je me rendis sur place, les bras me tombèrent. Atteindre mon futur terrain était un exploit, y séjourner une impossibilité.
Imaginez, loin de tout, une surface d'eau croupie sans le moindre abri et où les moustiques régnaient en maîtres!
Ne pouvant y séjourner, nous revenions chaque soir au village de Pratt de Llobregat où nous avions élu domicile. José Marty et son fils Pépé, propriétaires du café del Puente, devinrent vite nos amis et chaque matin, la tartane et la mule qu'ils mettaient à notre disposition, nous conduisaient en une heure, quand tout allait bien, ceci à travers les innombrables fondrières de la route, jusqu'aux abords du terrain. Fréquemment, dans un trou d'eau trop profond, la tartane basculait, nous jetant les uns sur les autres dans le fossé boueux.
Nous nous modernisâmes et délaissâmes la mule pour une torpédo Chevrolet, achetée d'occasion. Pauvre mécanique qui accomplissait deux fois par jour son chemin de croix! Après quelques parcours, les pièces avaient tant travaillé que les biellettes de direction, écrouies par la chaleur, se déformaient, que les roues se regardaient ou s'écartaient et, finalement, la direction reprenant son indépendance échappait au conducteur pour nous conduire une fois de plus et tout droit dans le fossé. Avec un entêtement infatigable, nous récupérions alors notre Chevrolet et nous la réparions.
Quand je vois aujourd'hui des explorateurs rentrant de quelque lointain voyage présenter un film dans lequel on assiste surtout aux efforts d'une jeep, je pense que nous aurions pu alors tourner des séquences tout aussi spectaculaires et cela à quelques lieues seulement de Barcelone.

Là encore on s'ingénia à nous rendre le séjour agréable. On nous traita aussi bien, ce qui n'est pas peu dire, que les carabiniers chargés de garder les débris de l'appareil. Nous logions d'ailleurs au même hôtel que ces derniers et comme eux nous recevions à chaque repas un énorme cigare; peut-être avait-il été fraudé la veille!
Pour parfaire la digestion, on nous conviait à boire un gobelet d'aguardiente, l'eau de vie locale, suivant le processus rituel. Ce gobelet rempli à ras bords nous était présenté, soit à Rodier, soit à moi, qui y trempions les lèvres ensuite, respectant la hiérarchie, il passait du sergent au caporal et jusqu'au dernier des carabiniers sans doute par rang d'âge; ce dernier était plus ou moins bien partagé!
Notre travail terminé, nous laissâmes à Pinedo contrebandiers et carabiniers à leurs rasades et, par le jeu des courriers, nous rejoignîmes Toulouse.
Régulièrement Bréguet et Salmson étaient révisés par les ateliers, ils ne quittaient le terrain qu'en état de vol mais tout devait se faire dans un minimum de temps. Le travail ne manquait pas, constamment les mécaniciens étaient sur la brèche et souvent on pouvait voir le peintre terminer ses retouches sur la piste au moment de la mise en route.
Le cycle de ces vérifications se terminait par un essai en l'air, par un vol de plus ou moins longue durée au?dessus de la campagne environnante. Il était à Montaudran une règle que nul n'osait enfreindre, une défense faite une fois pour toutes, celle de ne pas survoler le château de Ramonville. Sainte Agne, domaine du patron.
Cet après-midi là en faisant subir la dernière épreuve à un Salmson frais sorti des ateliers, je n'avais nullement l'intention de me distinguer mais, par un temps calme, il était si monotone de tourner autour du terrain que je pris de la hauteur.
Un piqué, un redressement en chandelle et, l'habitude ancienne revenant, je terminai par un looping impeccable. Que c'était facile, que c'était agréable! Pourquoi ne pas recommencer deux fois, trois fois, quatre même, pourquoi ne pas multiplier les figures avant de rejoindre Montaudran, l'heure de vol accomplie, heureux, satisfait de me sentir encore bien entraîné.
Quelques minutes plus tard, devant le hangar, je compris au sourire contraint de Beauté que quelque chose n'allait pas.
- Il y a, me dit-il, que M. Latécoère est furieux. Il vient de me téléphoner de mettre à la porte le pilote qui a fait l'acrobate au-dessus de chez lui.
-J'avoue ne pas y avoir pensé.
- J'aurais voulu lui expliquer... Rien à faire, il a raccroché avant.
- Alors?
- Ne vous montrez pas pendant vingt-quatre heures.
Le lendemain, profitant d'un rare moment où le patron était calme, Beauté lui reparla de l'incident et je fus gracié!...
Les départs de Toulouse se faisaient à 10h30, c'est à dire après l'arrivée du train de Paris; amenant le courrier, une voiture parcourait rapidement la distance de la gare au terrain.
Ce diable d'homme qu'était le patron trouvait le moyen, neuf fois sur dix, venant du château, de la gare ou de Paris par la route, d'arriver avant cette voiture. Latécoère était infatigable; on le voyait partout et surtout là où on ne l'attendait pas. Lui arrivait-il de passer une nuit dans son lit; nous nous le demandions.
Un matin, le brouillard recouvrait la vallée. Prêt au pied de l'appareil, je regardais charger dans le coffre et dans la carlingue arrière les derniers sacs quand cette voiture que nous connaissions bien déboucha sur la piste et vint stopper tout près de l'avion.
-Alors, qu'attend-on pour mettre en route? cria Latécoère avant même d'avoir reclaqué la portière.
-J'ai décidé, monsieur, d'accord avec le pilote, d'attendre un peu, intervint Beauté.
-Attendre quoi? Il est l'heure et le moteur devrait déjà tourner.
-Attendre que la brume soit moins épaisse, et du geste Beauté montra l'horizon bouché, dense comme un mur.
-Heureusement que je suis venu! Comment voulez-vous que nous ayons des clients si nous ne partons pas à l'heure?
-Mais cette brume, monsieur...
Latécoère s'emporta :
-Comment peut-on, avec des pilotes choisis comme le sont les nôtres, retarder un départ alors que la vie de la compagnie dépend de notre régularité, alors que j'ai des comptes à rendre aux services officiels et que ceux-ci n'hésiteront pas à appliquer le barème des amendes prévues. Nous partirons à l'heure; donnez-moi ma combinaison.

Ce n'était pas la première fois qu'une telle scène se produisait; chacun se souvenait de ce départ ou la combinaison apportée trop lentement au gré du patron avait coûté la mise à pied des manoeuvres désignés. Aussi, ce jour-là, dès que la limousine était apparue le chef d'équipe avait prévu la suite et, comme par enchantement, la phrase à peine terminée, serre-tête et combinaison apparurent.
Laissant Latécoère s'habiller nerveusement, je gagnai ma place aux commandes, bouclai ma ceinture tout en échangeant avec Beauté un coup d'oeil fataliste. Après tout, j'en avais vu d'autres!
Les mécanos brassèrent l'hélice, le moteur partit, donna son régime. Je décollai sachant qu'à quelques kilomètres à droite j'allais retrouver les arbres du canal. Il me fallut rester à moins de cinquante mètres du sol pour reconnaître les chemins si souvent survolés ou parcourus.
Le ruban luisant du canal! Pour le suivre il me fallait faire, parfois à la verticale, de continuels changements de direction, pour le suivre et aussi pour éviter la silhouette d'un arbre à la cime perdue dans la brume. C'était de l'acrobatie et je pensais en souriant à mon passager qui, à cause de quelques loopings, avait voulu me renvoyer.
En plein ciel, en plein brouillard, crispé, cramponné aux croisillons de la carlingue, subissant les changements brutaux de direction, imprévisibles pour lui, peut-être regrettait-il sa décision. Tout à mon horizon réduit, je ne le ménageai pas et cette sarabande dura près d'une heure, jusqu'à Norouze où une éclaircie relative me permit de relâcher un peu mon attention.
Lorsque je me retournai, curieux de voir quelle tête il faisait, je n'aperçus que le sommet de son passe-montagne: A l'atterrissage à Barcelone, j'eus droit à un " au revoir monsieur Vanier " dans lequel ne perçait aucun sentiment.
Avait-il eu peur, appréciait-il mon courage, ou méprisait-il encore mon hésitation à partir? Je ne saurais répondre. A peine descendu d'avion, il disparut dans la voiture d'un ami qu'un coup de fil mystérieux avait déjà alerté.
D'autres que moi ont connu exactement les mêmes faits et le même " au revoir " un peu sec. Devant l'exigence de Latécoère il n' y eut personne pour se récuser, de même qu'il n'y eut pas l'exemple d'un échec.
Pourquoi, puisque le ciel semblait se soumettre, aurait-il changé et pourquoi aussi ne l'aurions-nous pas suivi en misant tout autant que lui, sans doute, sur cette chance extravagante...
Un chef d' aéroplace devait savoir tout faire et surtout être prêt à tout faire. C'était, croyez-moi, les débuts d'une responsabilité plus grande, d'une tâche plus lourde et sans trêve.

Un chef d' aéroplace devait savoir tout faire et surtout être prêt à tout faire. C'était, croyez-moi, les débuts d'une responsabilité plus grande, d'une tâche plus lourde et sans trêve.
La création de cette fonction avait une raison précise. Les pannes assez fréquentes et en des lieux parfois éloignés occasionnaient pour les courriers des pertes de temps importantes. Ce fut donc pour remédier à celles-ci que notre chef d'exploitation envisagea la création de zones dites de dépannage et de les placer sous le contrôle de pilotes chargés tout à la fois de la surveillance du personnel et du matériel de l'escale et de la bonne marche des courriers. En cas de défaillance ou de fatigue d'un pilote, le chef d' aéroplace devait le remplacer.
C'est ainsi qu'en 1920 Didier Daurat fut affecté à Malaga, Dombray à Alicante et moi à Barcelone. A première vue, mon affectation paraissait la plus enviable; ne partais-je pas pour la plus belle ville! A première vue seulement, car mon aérodrome ou plutôt ce qui allait le devenir, était le plus déshérité. Environné de rizières ou de marécages, s'il était proche de la mer, il était par contre très éloigné de la ville.
Nous étions, jusqu'à mon arrivée, les hôtes d'un petit terrain appartenant à une société espagnole. Nous y trouvions, un accueil sympathique mais nous n'ignorions pas qu'on nous y tolérait et provisoirement seulement. Prévoyant le moment où Madrid, sur la pression d'intérêts contraires, nous inviterait à atterrir ailleurs.
Une étendue marécageuse avait été louée et de cette étendue je devais faire un aérodrome.
La première fois que je me rendis sur place, les bras me tombèrent. Atteindre mon futur terrain était un exploit, y séjourner une impossibilité.
Imaginez, loin de tout, une surface d'eau croupie sans le moindre abri et où les moustiques régnaient en maîtres!
Ne pouvant y séjourner, nous revenions chaque soir au village de Pratt de Llobregat où nous avions élu domicile. José Marty et son fils Pépé, propriétaires du café del Puente, devinrent vite nos amis et chaque matin, la tartane et la mule qu'ils mettaient à notre disposition, nous conduisaient en une heure, quand tout allait bien, ceci à travers les innombrables fondrières de la route, jusqu'aux abords du terrain. Fréquemment, dans un trou d'eau trop profond, la tartane basculait, nous jetant les uns sur les autres dans le fossé boueux.
Nous nous modernisâmes et délaissâmes la mule pour une torpédo Chevrolet, achetée d'occasion. Pauvre mécanique qui accomplissait deux fois par jour son chemin de croix! Après quelques parcours, les pièces avaient tant travaillé que les biellettes de direction, écrouies par la chaleur, se déformaient, que les roues se regardaient ou s'écartaient et, finalement, la direction reprenant son indépendance échappait au conducteur pour nous conduire une fois de plus et tout droit dans le fossé. Avec un entêtement infatigable, nous récupérions alors notre Chevrolet et nous la réparions.
Quand je vois aujourd'hui des explorateurs rentrant de quelque lointain voyage présenter un film dans lequel on assiste surtout aux efforts d'une jeep, je pense que nous aurions pu alors tourner des séquences tout aussi spectaculaires et cela à quelques lieues seulement de Barcelone.

 



Vint un tracteur Brazier, l'un de ceux que les escadrilles utilisaient pendant la guerre. A son bord, je ramenais un jour M. Latécoère à la gare du Pratt où il devait prendre le train et je m'aperçus, en arrivant dans le village, que nous avions perdu deux des pneus jumelés du côté arrière gauche. Les fondrières étaient telles que nous roulions sur les jantes depuis un moment sans même nous en apercevoir.
Avec acharnement, au terrain, une équipe de journaliers arrachait les souches de joncs et les mettait en tas pour, après quelques jours, essayer de les brûler. Lentement l'aire prenait forme; des apports de terre nivelaient les plus grands trous pendant que des rigoles évacuaient l'eau vers des fossés riverains. On se serait cru transporté plusieurs siècles en arrière, car tout ce travail se faisait à la main; nous ne disposions que de quelques outils et de paniers d'osier.
La saison n'était guère propice, le sol spongieux ne s'asséchait pas et la glaise maintenait l'eau en surface. Lorsque, après quelques semaines, je reçus l'ordre d'utiliser notre terrain dès que possible, il n'avait guère plus de quatre cents mètres de long sur cent de large. Une journée de travail incessant n'y ajoutait que quelques mètres.
Et cependant les appareils arrivèrent! Ils soulevaient, en se posant, des gerbes d'eau, s'enlisaient bien sûr et il fallait les pelles, les pioches et aussi la foi pour arracher les machines de ce bourbier.
Un autre problème, vital lui aussi, était celui du transport du carburant. Amener à pied d'oeuvre des fûts de deux cents litres, il n'y fallait pas songer, aussi l'essence nous arrivait-elle par tartanes en bidons de cinquante litres. Vides, nous les empilions pour les stocker et pour surtout les retrouver. Malgré cela il n'était pas rare que nous nous mettions à leur poursuite quand le courant les avait emportés pendant la nuit. En effet, lorsque des pluies importantes tombaient sur la montagne toute proche, elles augmentaient rapidement le niveau des canaux d'alentour et leur trop plein se déversait sur le terrain, l'inondant en partie.

Si on m'avait demandé d'installer là une base d'hydravions, j'aurais peut-être eu moins de difficultés!
Le ler avril 1920, nous connûmes un grand espoir en ouvrant la ligne postale Barcelone-Alicante-Malaga.
M. de Massimi, diplomate infatigable et toujours en butte aux volte face imprévisibles de Madrid, avait obtenu à grand peine l'autorisation de transporter dans nos avions du courrier espagnol. Ce fut là un espoir sans lendemain.
Pour inaugurer cette première ligne espagnole, j'assurais le service Barcelone-Alicante où Dombray me relevait pour joindre Malaga. Les plis devaient payer une surtaxe représentée par des timbres surchargés " Corréo Aéro ".
Nous avions l'entière responsabilité de la liaison entre la poste et le terrain; ce fut un grand souci et pour un résultat minime. Le courrier ne pouvait alors ni sortir d'Espagne, ni y arriver par voie aérienne et des années furent nécessaires pour vaincre cette retardataire opposition.
Ce message provenait de Mataro, petit village de pêcheurs et station balnéaire à une trentaine de kilomètres au nord de Barcelone, un commissionnaire de la poste venait de me le remettre.
Un appareil était en panne d'essence, il avait à son bord M. Latécoère qui se rendait à une réunion importante avec les autorités catalanes. Le pilote s'était laissé surprendre par l'épuisement du réservoir supérieur et lorsqu'il avait voulu utiliser la pompe qui devait envoyer le carburant du réservoir inférieur, celle-ci n'avait pas fonctionné assez longtemps.
Faute sans doute, négligence du moins! Le niveau, avec la montre et l'altimètre, fixés sur une planchette en bois qu'en général nous portions suspendue à notre cou afin d'éviter les vibrations, constituaient les seules indications à surveiller.
L'atterrissage s'était effectué normalement sur une grande plage déserte; le dépannage ne devait pas présenter de difficultés.
-Prends cinquante litres d'essence, dis je à Guénard, mon chef mécanicien, et va à Mataro.
Les heures passèrent, le soir vint mais je ne m'inquiétai pas outre mesure pensant que l'approche de la nuit avait empêché le pilote de repartir. journée s'écoula, sans nouvelle aucune. Je me posais des tas de questions quand, au café del Puente, Guénard m'appela au téléphone.
-Que se passe-t-il?
-Il a essayé deux fois de décoller mais il est toujours là.
-Une complication?
-Non, tout est en ordre.
Je devinais une hésitation; Guénard ne me disait pas tout. Que me cachait-il et pourquoi cette phrase avant de raccrocher :
-Vous feriez bien de venir jusqu'ici.
Intrigué, le lendemain à la première heure j'étais sur place. La plage était molle mais suffisamment plate; il n'y avait aucune raison valable pour que cet appareil vide ne partît point.
-Préviens le pilote que je veux le voir immédiatement.
Il arriva, les traits tirés. Il avait passé deux soirées pour ne pas dire deux nuits, au casino et je compris que l'attrait de la roulette expliquait son retard. -Ce n'est pas possible, les roues se bloquent, fit-il tergiversant encore.
Sans l'écouter, je fis mettre le moteur en marche. Je savais qu'il était facile d'enlever cette machine que je pouvais le faire sans crainte mais je voulais laisser sa chance à ce jeune pilote, acceptant de le croire ou trop prudent ou trop inexpérimenté.
Il mit les gaz, poussa beaucoup trop sur le manche, ceci malgré les conseils que je venais de lui donner. La queue de l'avion vide se leva trop haut, l'hélice se rapprocha dangereusement du sol et les roues s'enfoncèrent au lieu de se dégager. Bien entendu, dans ces conditions le départ était impensable.
Par gestes, j'essayais de lui faire comprendre son erreur mais, à l'abri de son pare-brise, il me regardait indifférent. Alors, à bout de patience, je sautai sur le marchepied et saisissant le manche à balai je tirai vers l'arrière puis le repoussai alternativement, risquant de perdre l'équilibre.
Les roues se dégagèrent, l'avion roula, lentement d'abord puis de plus en plus vite.J'attendais le dernier moment pour sauter et, accroupi, j'évitai de justesse l'empennage. C'était fini! Avec Guénard je suivis ce qui ne fut plus bientôt qu'un point noir volant vers Barcelone.
Ne joue jamais à la roulette, dis-je à mon mécanicien.
J'avais piloté M. Latécoère de Barcelone à Casablanca et au retour, comme notre voyage était exceptionnel, je continuai jusqu'à Toulouse où nous arrivâmes sans incident, vers midi. Au terrain, personne ne nous attendait si ce n'est Jauson, le fidèle chauffeur du patron; j'allais partir de mon côté quand Latécoère me retint à déjeuner.

Assis près de lui dans la grosse limousine noire, je me demandais ce qui me valait cet honneur, car de telles invitations n'étaient pas dans ses habitudes. J'en bénéficiais pour la première fois et aussi, je l'ignorais encore, pour la dernière.
A l'Hôtel du Midi, je mangeai distraitement. J'étais préoccupé, avec appréhension je brûlais d'aborder un sujet qui me tenait à coeur et je ne savais comment m'y prendre; l'occasion me semblait pourtant favorable.
Finalement, entre la poire et le fromage, comme il se doit, je pris mon courage à deux mains et annonçai à M. Latécoère mon prochain mariage.
-Quand me dit-il, le couvert en suspend.
-Très bientôt. Le 10 juin.
Il répéta, l'air surpris
-Le 10 juin?
-Oui, monsieur.
-C'est impossible.
Je n'allais pas admettre, accepter sans me défendre.
-J'ai avisé, il y a plusieurs semaines déjà, M. Beauté et également M. de Massimi qui m'a envoyé en même temps que ses félicitations, un cadeau...
-C'est impossible, Vanier, impossible.
La déception et aussi la colère se disputaient en moi. De quel droit s'immisçait-il dans ma vie privée, de quel droit prétendait-il tout bouleverser?
-Mais enfin monsieur, les bans sont publiés, toutes les dispositions sont prises, la famille est prévenue; je ne peux plus...
-Vous pouvez.
-Puis-je vous demander...
-Faites moi confiance, Vanier; retardez cette date. Si j'avais moi-même quelque chose d'important à faire ce jour là, je remettrais.
Mon insistance ne me fit rien obtenir de plus et, sans savoir, je téléphonai à ma fiancée, aux parents, j'écrivis pour tout décommander, pour tout reporter au 22.
Et finalement, pour quoi? Toutes les suppositions échafaudées s'effondrèrent, toutes les hypothèses s'avérèrent fantaisistes et l'explication ne vint jamais.
Le 23 juin, avec celle que j'avais choisie pour compagne, je rejoignis Barcelone et nous nous installâmes dans un petit logement à proximité de la station " Paséo de Gracia " d'où chaque matin le train m'emmenait à Pratt de Llobregat puis au terrain. Nous n'étions jusqu'alors, si je puis m'exprimer ainsi, que des francs-tireurs; nous n'étions pas reconnus comme ayant une profession régulière. En juin, les nouveaux services de la Navigation Aérienne jugèrent utile l'institution d'un document réservé aux pilotes civils; son libellé exact était le suivant:
" Carte d'identité du pilote aviateur accrédité à demander aide aux formations aéronautiques militaires et maritimes. "
Comme on peut le constater, une dépendance subsistait. Je vais peut-être loin en employant ce mot, il s'agissait plutôt d'une aide utile pour nous, car elle nous permettait de nous appuyer sur l'organisation militaire existante. La carte qui me fut attribuée portait le n° 3 en date du 20 juillet 1920; on pouvait y lire :
" En cas d'atterrissage fortuit ou exceptionnel le porteur de la présente carte est autorisé à demander aux formations de l'Aéronautique Militaire ou Maritime l'aide suivante :
1° Droit d'atterrissage, droit d'escale, droit de mouillage et droit d'usage des terrains, pour toute manœuvre d'essai de l'appareil.
2° Droit de remorquage.
3° Droit de hissage et droit d'abri.
4° Fourniture d'essence et d'huile, ingrédients divers, pièces de rechange existant dans le Centre.
5° Réparations dites d'escadrille.
6° Le transport pour le pilote et le personnel l'accompagnant du point d'atterrissage à une ville ou à une gare (distance maximum 15 km).
7° Droit de dépannage en cas d'atterrissage dans une région de 5 km autour du terrain.
En cas de panne à la mer, le porteur de la présente carte est autorisé à demander aux bâtiments de la Marine Nationale aide et assistance dans les mêmes conditions que tout bâtiment en avarie. "

J'ai dit déjà tout le bien que je pensais de Pierre Beauté, premier chef d'exploitation de la Ligne. Autant que nous, les artisans, il a cru en sa mission mais il s'est tant dépensé durant les débuts difficiles qu'il usa sa résistance physique, il rencontra tant de tracasseries que son immense réserve de gentillesse s'épuisa. Comprenant qu'il lui fallait assumer une tâche dépassant ses forces, Beauté demanda à être remplacé.
Lorsque Didier Daurat lui succéda avec le titre de Directeur des Lignes Aériennes Latécoère, le moment était venu de faire le point et aussi d'insuffler des directives nouvelles et précises. De reconnaître, parmi ceux qui participaient à l'accomplissement de cette oeuvre immense, les volontés persistantes et sincères, les dévouements entiers. Nous ayant vu vivre, ayant souvent partagé nos épreuves, Daurat pouvait sans peine distinguer ceux que seuls intéressait la découverte de pays nouveaux et qui se laissaient mener par les événements. Nous venions de traverser une longue période de chance. Depuis une année la ligne fonctionnait; elle n'avait pas connu d'incidents graves. Soudain le sort s'acharna.
Rodier et le mécanicien Marty-Mahé tombèrent à l'eau entre Port-Bou et le Canet. Ils se croyaient sortis du mauvais passage de cette côte accidentée qu'ils avaient longée sous l'orage et la pluie torrentielle. Ils venaient d'apercevoir le refuge possible des plages accessibles lorsque le moteur de leur Salmson s'arrêta et ceci, comme par un fait exprès, à l'endroit le plus éloigné de la terre.
Quelques jours plus tard, Genthon et Bénas luttaient contre un fort vent contraire. Leur marche avait été à ce point retardée qu'ils ne pouvaient plus espérer atteindre Alicante avant la nuit. Près d'un champ d'oliviers, un peu au sud de Valence, ils tentèrent un atterrissage de fortune, accrochèrent un arbre et périrent tous deux dans le feu qui s'alluma à l'écrasement du réservoir.
Débuts pénibles pour Daurat mais face auxquels sa volonté se raidit.
Nous n'étions pas là pour établir des records, pour réussir des performances sans lendemain. La poste aérienne ne pouvait se développer qu'au prix d'une régularité absolue. Telle devait être la règle; à quoi servait d'aller vite une fois si les courriers suivants arrivaient en retard?
Cet impératif allait s'imposer à l'esprit de Daurat, tous ses efforts allaient tendre vers ce but. Nous devions non seulement survivre en nous rendant indispensables mais encore rester dignes d'un passé fait d'initiatives hardies et d'héroïsmes quotidiens.
Des lignes pour passagers avaient pu être arrêtées, suspendues, la nôtre devait continuer. La partie n'était pas gagnée, il restait à redoubler d'efforts, à poursuivre la lutte incessante contre le temps et contre les machines défaillantes, car, en fait, nous avions deux ennemis.
" Pour commander, il faut savoir obéir", avait coutume de dire Daurat.
Énergique, convaincu, il avait en main les atouts indispensables. Nos réactions, nos états d'âme lui étaient familiers et ses décisions étaient prises en connaissance de cause.
De jeunes pilotes vinrent combler les vides, ils avaient noms : Poulin, Vachet, Gay, Denis, Knipping, Julien, Stichter, Portal; d'autres suivirent.
Derrière la volonté ferme de Didier Daurat, il y eut les nôtres. Quand je dis les nôtres, je ne veux pas seulement parler des pilotes mais aussi des artisans plus obscurs et tout aussi utiles... indispensables même.
Pour permettre nos départs, les mécaniciens travaillaient jour et nuit, faisant de leur mieux pour pallier les défaillances d'un matériel auquel on demandait beaucoup. Ils avaient pleinement conscience que leurs efforts préservaient et nos vies et celles des passagers, de plus en plus nombreux.
Je m'en voudrais de les oublier et si je n'en cite que quelques-uns, ceux de Barcelone : Guénard, Jayet, Lunel, Benoit, Cavaillès, Trachet, etc., je veux qu'ils sachent tous l'hommage que je rends à leur dévouement infatigable. Combien de fois, sans leur esprit inventif, sans leur enthousiasme égal au nôtre, le courrier n'aurait pu être acheminé dans les délais!

Aussi patients, aussi tenaces que des castors, nous avions gagné peu à peu sur le cloaque qui prenait des allures de terrain.
Nous avions reçu de France un hangar Bessonneau, nous l'avions monté ainsi qu'une baraque en bois, aménagée par la suite en popote. Par contre, nous avions dû renoncer à prendre livraison d'un autre hangar provenant de l'armée et ayant servi d'abri à un petit dirigeable. Sur le port, en pièces détachées, il se désagrégeait, la douane voulant appliquer pour ce matériel inusité des tarifs prohibitifs; faute d'un terrain d'entente, il resta pour compte.
Souvent ma femme venait me rejoindre. Elle brûlait de prendre une part active à notre vie et me proposa d'organiser sur place une popote. Je lui laissai carte blanche. Bientôt je la vis se débattre au milieu des cuisinières catalanes, peu habituées aux exigences gastronomiques des pilotes ou des passagers transitant à l'escale. Ses efforts furent couronnés de succès; grâce à elle, la vie de notre bled s'améliora considérablement.
Le 24 octobre 1920, ma compagne, devenue première hôtesse d'accueil, fut comprise dans l'invitation que je reçus. Nous allions être les hôtes d'honneur d'une fête aérienne donnée au terrain de la "Volatéria".
-Nous prendrons la limousine Salmson, lui dis je; tu en seras la première passagère.
Tout reluisant encore de peinture fraîche, cet appareil était arrivé la veille. Il s'agissait d'un avion torpédo modifié à Montaudran avec cabine entièrement fermée, dans laquelle les deux passagers possibles étaient confortablement installés à l'abri du vent.
Notre arrivée ne passa pas inaperçue. Devant l'assistance curieuse ma passagère souleva le couvercle de l'habitacle, ce fut une apparition inattendue et charmante. Les applaudissements crépitèrent, les photographes opérèrent. J'étais heureux, depuis des semaines ma femme se dévouait pour nous, ce jour là elle connaissait une récompense bien méritée.
Et ce fut aussi le premier reportage aéronautique réalisé à Barcelone.
Si les passagères appréciaient particulièrement la nouvelle berline Salmson, cet appareil vite surmené par une charge anormale devait donner bien du souci et aux chefs d'escale et aux mécaniciens. Obtenir un maximum de confort avait été le seul but des techniciens de Montaudran et sans doute avaient ils omis d'envisager les conséquences des modifications apportées.
La fatigue faisait vibrer les moteurs et ces vibrations se transmettaient au moyeu de l'hélice, provoquant la rupture des boulons de fixation; insuffisamment maintenue, l'hélice en bois se mettait, elle aussi, à vibrer et le moyeu s'échauffait parfois jusqu'à prendre feu. Parfois aussi les neuf boulons lâchaient les uns après les autres, libérant l'hélice qui partait devant l'avion, seule ou en compagnie d'une partie du vilebrequin ou du carter...
Au nord du delta de l'Ebre, au-dessus de cette région accidentée qui borde la mer, Delrieu rêvait. Il se croyait déjà dans les gradins, applaudissant aux véroniques d'un matador audacieux car, bien sûr, il allait arriver à temps pour la corrida du lendemain. Soudain son hélice le quitta, il la vit se vriller encore quelques secondes dans le ciel en même temps qu'il éprouvait la sensation de rester sur place. Un moteur sans vie, plus d'autres bruits que le sifflement de l'air dans les haubans.



A peine remis de sa surprise, il avisa, entre les rochers, un emplacement favorable et s'y posa sans dommage avec une maestria étonnante, mais le décollage étant impossible, ce fut sur une charrette que le Salmson gagna Barcelone.
Transporter les pièces de rechange par avion représentait un gain de temps appréciable, une immobilisation réduite des machines en réparation. Nous avions obtenu la franchise de douane pour ce matériel mais non la dispense d'un contrôle sérieux à l'arrivée et au départ. Toutefois, ce passage était préférable à celui de la frontière terrestre beaucoup plus long et plus complexe.
Pour ces transports nous utilisions le plus souvent les Bréguet auxquels nous donnions alors des allures de remorque de cirque ambulant. Il n'était pas rare, en effet, de voir attachés sur le plan inférieur, d'un côté un essieu de train d'atterrissage et de l'autre une hélice voisinant parfois avec une ou deux valises quand celles-ci n'avaient pu trouver place dans les coffres fuselés attachés sous les ailes. Dans la carlingue, engoncés dans des peaux de bique, les deux passager étaient assis sur les sacs de poste.
Chaque escale représentait une sorte de course contre la montre. L'un s'occupait du courrier, un autre des colis, un troisième des coffres, un quatrième des passagers... Il fallait cette répartition et cette agitation pour ne pas dépasser le temps d'arrêt prévu et gagner la prime.
Aux commandes, le pilote s'impatientait.
-Alors quoi, il n'y a personne pour lancer l'hélice!...
L'entraînement des nouveaux pilotes m'intéressait indirectement, c'est pourquoi j'ouvre ici cette parenthèse et jette un regard sur Montaudran.
Les recrues devaient tout d'abord se familiariser avec les us de la base, s'imprégner, en visitant les ateliers, les hangars, en regardant vivre chacun, de cet esprit d'équipe propre à la Ligne et se laisser toucher par la foi. Ils s'entraînaient ensuite sur Bréguet effectuant jusqu'à plus soif des tours de piste, jusqu'à avoir leur appareil bien en main. Terminer sans casse ce carrousel, c'était réussir l'examen de passage qui décidait de la carrière.
Un jour venait, parfois longtemps attendu, où le néophyte accompagnait un ancien. Voyage de reconnaissance, prise de contact avec les consignes, les obstacles de la route, les terrains prévus et ceux repérés pour les cas de nécessité.
Je les voyais tous ces nouveaux visages puisqu'on choisissait Toulouse-Barcelone pour leur première liaison et je devais les juger, les surveiller, les remplacer si le temps devenait mauvais ou si le pilote s'estimait fatigué. Cela me valut bien des fois de rester au sol lorsque le ciel était clair et de m'envoler pour traverser brumes, vents ou orages.
Tout cela me rappelle deux anecdotes dans lesquelles je crois préférable de ne pas citer de noms. La première pourrait s'intituler : " Ne sautez pas sans parachute " et la seconde : " Le Canigou sait se défendre... "
C'était son voyage de reconnaissance; il devait continuer, toujours comme passager, vers Alicante. J'étais sur la piste, j'assistais au décollage du Salmson prêtant l'oreille au vrombissement familier, accéléré et normal. " Tout va bien ", me dis je et j'allais faire demi-tour, quand, brutalement, à la limite du terrain, le moteur s'arrêta.
Le pilote avait devant lui de petits champs cultivés assez plats. Il essaya de s'y poser et sa course s'acheva dans un talus, sans trop de mal si ce n'est pour le train d'atterrissage resté en arrière.
Nous nous précipitâmes, à pied, en voiture et lorsque nous arrivâmes près de l'appareil le pilote, entouré déjà de quelques paysans, expliquait sa manœuvre et disait sa joie de s'en être bien tiré.
Tu n'as rien? lui demandai-je.
Non, rien. Dites donc, c'est une veine qu'il ne soit pas parti avec moi, il aurait eu des émotions.
- Il est parti avec toi.
- Comment!
- Mais oui, je l'ai vu monter à bord.
- Impossible! Avant de quitter la carlingue, j'ai crié pour lui demander s'il n'avait rien de cassé; il n'y était pas. J'ai pensé que vous l'aviez fait remonter sur Toulouse.
Nous nous regardions avec le même étonnement. J'étais si certain de l'avoir vu prendre place dans la carlingue que j'allai vérifier; vide!
Une idée saugrenue me vint. Je refis en sens inverse la trajectoire de l'appareil et, à trois cents mètres de là, j'aperçus une boule terreuse... mon aviateur en combinaison fourrée!
On le transporta chez le médecin. Il s'en sortit à bon compte: une épaule démise.
- J'ai vu les talus, nous dit il, j'ai cru qu'on allait s'écraser, alors j'ai sauté.
Il resta en traitement jusqu'à complète guérison et eut tout le loisir de réfléchir à sa carrière brisée...
Celui qui terminait heureusement son stage, qui se trouvait livré à lui-même avait encore tout à apprendre. A l'époque où l'hiver s'achève, les vents se renforcent effaçant du ciel les systèmes nuageux et rendant la navigation plus difficile. Le pauvre pilote lancé par Toulouse sur la route de Barcelone se remémorait les consignes reçues et poussait un soupir de soulagement en contournant le Canigou, point de mire au sommet de neige étincelante. Volant haut et vite, poussé par le vent, il survolait le col du Perthus et le fort minuscule lui semblait sans intérêt dans l'immensité du paysage offert à sa vue.
Le lendemain, au retour, il abordait la montagne depuis l'autre versant, plus optimiste puisque l'aller s'était passé sans incident. Il se rappelait toutes les histoires entendues à Montaudran en arpentant le ciment de long en large, toutes les conversations du " Grand Balcon " roulant sur un sujet unique. Et les derniers conseils que je lui avais donnés :
- N'oublie pas le graissage du moteur. Tu déclenches la pompe vingt minutes par heure.
" D'accord, monsieur Vanier d'accord. Je ne suis plus un bleu! "
Un ciel clair, des remous sans ampleur, un paysage reposant mais semblant défiler beaucoup moins vite que la veille.
" Alors quoi, ça n'avance pas! J'ai mis une heure cinquante pour venir de Toulouse; il est vrai que j'ai navigué au plus juste. La tramontane doit souffler fort. Tantôt, je serrerai le Canigou d'un peu plus près en montant plus haut " 2500, 2800 mètres et toujours cette impression de faire du sur place ou presque. Après deux heures de vol, il n'avait pas encore atteint la frontière; quand il pensa contourner le sommet enneigé, celui-ci devint un mirage inaccessible.
" La montagne grandit! "

La fatigue des manœuvres nécessaires pour rétablir une stabilité de plus en plus précaire faisait naître cette impression. Plus qu'une impression! l'altimètre enregistrait une perte d'altitude et l'avion se déportait vers l'est malgré la direction maintenue.
La montagne s'abaissa, la vallée creusa son sillon et, sous l'éclairage oblique, le fort du Perthus apparut. 1500 mètres, face aux monts Albères; deux heures quarante-cinq depuis le départ de Barcelone.
" Il faut que je change de cap, sinon bientôt ce sera la mer! "
Le pauvre pilote ne comprenait rien. Pour ne pas s'aplatir contre la montagne, il fit demi-tour, reprit de l'altitude, se lança à nouveau. Il recommença trois fois, quatre fois et ne put franchir les Pyrénées.
A court d'essence, il se posa dans la plaine, non loin de Figuéras. Les rectangles verts et plats des cultures maraîchères lui avaient paru propices mais il avait compté sans les fossés d'irrigation; allégé, l'appareil se retourna sur le dos. Sauf mais désorienté dans tous les sens du mot, le jeune pilote rassembla le courrier, confia l'avion aux gardes civils accourus et gagna la gare la plus proche. Le lendemain, j'apprenais l'odyssée et envoyais une équipe démonter l'appareil.
Que s'était-il passé? Les vents rabattants avaient une vitesse égale ou supérieure à celle du Bréguet et, en période de tramontane quand le ciel était en général dégagé, il fallait prendre de l'altitude ou du moins ne pas se présenter derrière une montagne plus haute que soi. Le mieux était de passer à la verticale du Perthus ou même un peu à l'est, assez haut pour échapper à l'influence du relief.
Chaque jour apportait sa leçon! Cependant d'autres jeunes pilotes connurent les mêmes difficultés et se retrouvèrent plus ou moins mal en point dans les huertas de Figuéras.
Nous étions début 1921 et depuis deux semaines tout allait pour le mieux, pas de pannes, des horaires respectés. Le printemps annonçait, timidement encore, son approche mais entre Barcelone et Alicante des pluies persistantes, des rafales de vent d'ouest ou de sud-ouest retardaient la marche de nos avions.
Le pilote Stichter était depuis peu sur la ligne. Ce jour là, des nuages bas l'obligèrent à contourner toute la presqu'île de Gandia, entre Valence et Alicante. Stichter volait depuis plus de quatre heures; plus qu'un vol, une lutte! Le vent de travers empêchait tout atterrissage normal sur la plage; encore eût il fallu en trouver une accueillante. Le mauvais temps ayant contraint les pêcheurs au repos, leurs barques hissées sur le sable étaient autant d'obstacles dangereux pour l'appareil en difficulté.
Stichter fouillait vainement l'horizon; le niveau d'essence baissait de plus en plus. Il avisa un rio où ne coulait qu'un mince filet d'eau provenant des dernières pluies. En son milieu les baïnes de sable se trouvaient dans l'axe du vent; l'aventure pouvait être tentée, elle pouvait réussir.
Hélas! il y eut un roc à fleur d'eau, une roue arrachée. L'appareil capota, prit feu et les sauveteurs arrivèrent trop tard.
Quelques jours plus tard, Denis revenait d'Alicante. Peu après Valence, il dut abandonner la côte, la brume rasait l'eau, les collines émergeaient lui donnant une orientation à première vue parallèle à sa route. A cause des remous, dans un coin de la carlingue la rose du compas était sans cesse en mouvement. L'habitude, la prudence recommandaient dans de tels moments de ne pas s'en servir car la faible résistance des moteurs obligeait à prévoir à chaque instant la panne possible et à rechercher donc l'endroit le plus propice à un atterrissage forcé.
Denis avait essayé de suivre un cap longeant les crêtes qui bordent le versant est de l'Espagne. Cette décision prise après avoir vainement erré sur la mer, avoir été déporté et freiné par un vent de noroît assez fort, sa provision de carburant était très basse; Denis suivait d'un oeil inquiet la baisse constante du niveau dans le tube jaugeur.
A perte de vue les nuages percés de place en place par des sommets rocailleux ou couverts d'arbustes, trop accidentés. Un seul lui apparut suffisamment platinais hérissé de petits conifères. Risquant le tout pour le tout et gardant l'initiative de son geste, il s'y posa, cela avec une assurance de grand as. Des paysans accoururent :
- Vous êtes à une trentaine de kilomètres de Castellon de la Plata, lui expliqua l'un d'eux.
Et la colline sur laquelle Denis s'était posé passait 1000 mètres, comme d'ailleurs celles qui l'environnaient.
En pareil cas, les consignes étaient les suivantes faire expédier un télégramme en recourant aux moyens les plus rapides, récupérer le courrier, gagner la ville la plus proche, sauter dans le premier train à destination de Barcelone.
Nous attendions, anxieux; le message arriva, précédant de peu son expéditeur.
- Vous vous en êtes sorti sans casse, dis je à Denis, le reste va s'arranger.
- Vous ne pourrez effectuer ce dépannage par avion. Je crois même que vous aurez beaucoup de difficultés à le transporter démonté.
- C'est mon travail, Denis. Prenez l'avion de réserve et continuez vers Toulouse, je m'occupe du reste. Puis appelant le mécanicien Lunel, je lui dis : pars immédiatement avec cinquante litres d'essence et prépare le terrain.
Sceptique, Denis me laissa. Il savait qu'il avait réussi un tour de force, qu'il avait eu beaucoup de chance. Quant à moi, je pensais : " Il n'a rien cassé, donc je dois pouvoir décoller, il suffira de quelques aménagements. "

Deux jours plus tard, Lunel m'ayant avisé que le travail était avancé, je partis.
A Castellon, je pris place dans une antique patache, seul lien avec ma seconde étape. Cette guimbarde me bringuebala pendant des heures, ne cessant de grimper à flanc de montagne, s'arrêtant pour laisser souffler les chevaux aux passages difficiles. Nid d'aigle en pleine solitude, le village de Zucaïna. A peine l'avions-nous atteint qu'une ribambelle de gosses nous escorta tout au long de la grande rue et jusqu'à la place. J'ai dit "seul lien", c'était vrai, car le cocher se mit à distribuer aux gens rassemblés et le courrier et toutes sortes, de commissions personnelles

Bien sûr, la présence d'un étranger intriguait tous ces retranchés du monde, tous ces villageois perdus au sein de sites grandioses.
- C'est l'aviateur, leur expliqua mon cocher en se rengorgeant.
Nul n'ignorait, je le compris aussitôt, qu'un avion " de Latécoère " s'était posé à cinq ou six km de là, plus loin et plus haut encore. Presque toute la population avait suivi le chemin de chèvres menant au plateau rocheux pour voir et toucher cet appareil mystérieux. Pour le voir non sans une sorte de respect, de sentiment superstitieux.
Profitant de la cohue, je m'avançai jusqu'à une terrasse en surplomb de deux ou trois cents mètres sur une vallée étroite étranglée par de hautes collines. Le relief que je découvris n'était que bosses, que gorges, qu'aspérités et c'était ainsi jusqu'à l'horizon. Denis m'avait prévenu!
Cinq ou six paysans que je n'avais pas entendu venir et qui me saluaient cérémonieusement, interrompirent mon appréhension. En tête de cette délégation, l'instituteur me tendit une supplique calligraphiée de sa plus belle plume. J'étais " le noble étranger ", j'avais droit dans ces lignes touchantes, presque naïves, à une série de qualificatifs pompeux. Et tout cela pour me demander comme une faveur suprême de venir après mon décollage, tourner au-dessus du village afin de permettre à tous d'admirer en plein vol le prestigieux oiseau.
Je rassemblai, pour les remercier, toutes mes connaissances de leur langue et je leur promis de faire de mon mieux. Croyez moi, après la perspective que je venais de découvrir, je n'étais pas sûr du tout de pouvoir tenir cette promesse.
La patache m'attendait. Les chevaux repartirent et pendant qu'ils peinaient, je songeais que frustrer ces braves gens d'une apparition qu'ils attendaient, j'allais dire " comme le Messie ", serait leur causer une déception grave. Leur accorder ce plaisir, n'était ce pas remercier d'un coup tous ceux, même les plus pauvres, qui, au hasard de nos accidents ou de nos pannes, nous aidaient, nous accueillaient en nous offrant la tortilla ou les oeufs frits arrosés de vins généreux!
La nuit tombait quand j'arrivai au terme de mon voyage : quelques masures perdues parmi les pins rabougris. Ce hameau accroché presque au sommet d'un piton m'apparut comme un ultime relais installé là par les hommes sur la grande route du ciel.
Lunel m'attendait, il était là comme chez lui. Lunel, un garçon à l'air toujours narquois, mais par timidité je pense, un as dans son métier, un champion du système D, capable de pallier par son dévouement bien des difficultés.
- Je vous ai trouvé un lit, me dit il, et faites-moi confiance, ce n'est pas commode. Ils ne sont pas équipés, ça manque plutôt de touristes par ici.
Dans la maison où logeait mon mécanicien, un repas avait été préparé à notre intention.
- Vous avez de la veine, ce soir il y a des assiettes; elles ne servent pas souvent.
- Comment mange-t-on?
- Tout le monde tape dans le même plat de riz et pique la viande avec sa fourchette; mais à part ça, ils sont braves.
Au petit matin, nous parûmes vers le terrain préparé par Lunel. En bouchant quelques trous et en coupant des jeunes sapins, il avait aplani un rectangle de deux cents mètres de long sur quarante à cinquante de large. Aidé par le vent, je devais pouvoir décoller normalement en dévalant la pente du plateau.
Malheureusement, ce jour là le vent soufflait en direction exactement inverse et, sans être violent, il exigeait cependant un départ dans l'autre sens.
- On attend?
Combien de temps? Non, je vais te laisser Lunel, ça diminuera la charge et aussi tu ne courras pas de risques. Allons-y.
Le Bréguet roula à faible allure; lorsqu'il atteignit le bord de la corniche sa vitesse ne lui permettait pas de se sustenter de lui-même. Trop tard pour renoncer!
Laissant aller, je réussis à me maintenir et à suivre la déclivité de ce gigantesque tremplin, mes manœuvres se résumant à éviter les arbres en virant.
Le Bréguet prit de la vitesse, les commandes se durcirent, réagirent mieux à mes pressions. Je me faufilai entre les collines suivant leurs longs couloirs encaissés et enfin, après un moment qui me parut interminable, je les survolai. Les crêtes franchies de justesse, j'aperçus la mer vers laquelle je me laissai descendre. 



Pendant que sur la plage où je m'étais posé, j'attendais le ravitaillement d'essence, un remords me vint. J'avais oublié le petit village, je ne l'avais pas survolé et j'évoquais la déception de ces braves gens avec un sentiment de culpabilité.
Même si je l'avais voulu, comment aurais-je pu retrouver leurs maisons ensevelies sous les arbres, comment me serais-je repéré dans ce véritable labyrinthe ?...
- Vous m'avez fait peur, me dit Lunel à son retour.
Vous avez disparu un peu comme un caillou et c'est seulement longtemps après que je vous ai revu au-dessus des sommets.
Il était encore à me raconter son équipée quand on me remit une lettre arrivée sans doute par le même train que lui. Elle se terminait ainsi cette lettre :
" Vous nous avez donné, monsieur, le merveilleux et inoubliable spectacle de votre belle machine évoluant pour nous dans notre ciel."
C'étaient les remerciements dithyrambiques du conseil municipal de Zucaïna J'avais, sans le savoir, tenu ma promesse.
Le printemps 1921 montrait plus franchement le bout de l'oreille. Le ciel avait toujours, bien sûr, de ces sautes d'humeur imprévisibles mais les pluies plus rares nous permettaient d'améliorer encore notre terrain, de poursuivre les travaux d'irrigation. Le retour des beaux jours, c'était aussi, pour les pilotes, moins de fatigues, moins de risques.
Cependant quand l'express de Paris arriva à Toulouse à 4 h 30 au lieu de 10 heures, on avança d'autant les départs. Ils eurent lieu au lever du jour alors que des formations brumeuses traînaient encore sur le parcours. Personne ne trouva à redire, la ligne prenait vie et force, elle était notre oeuvre et nous en avions conscience. Nous en éprouvions de la joie, de l'orgueil même.
Paris nous ignorait mais que nous importait! Les journaux pouvaient bien accorder une publicité voyante à ceux qui sur Paris-Londres transportaient quelque acteur en renom. Nous transportions, nous, des milliers de lettres, nous avions fait de notre Afrique du Nord la grande banlieue de Toulouse.
Une camaraderie saine, une bonne entente sincère nous unissaient tous. Je crois entendre encore l'accent toulousain de Rozès, je le revois venant vers nous le sourire aux lèvres.
- Bonne route?
- Pensez donc! Je suis passé par la côte, au large, le train d'atterrissage entre les vagues et le plan supérieur dans la brume.
C'était sa façon de nous dire que le voyage n'avait pas été facile. Quelques minutes plus tard, il repartait vers Alicante, au sud le ciel paraissait complètement bouché. Avant de prendre les commandes, il nous lança d'un ton gavroche :
- Je remonte le pantalon pour le cas où je me mouillerais les pieds.
Sa boutade resta sans écho; nous savions que le danger l'attendait...
La plage de Torredenbarra est superbe, deux à trois kilomètres de long, une dizaine de mètres de largeur. Elle est assez plate surtout dans sa partie haute, molle, car le sable n'y est jamais mouillé.

Vers le centre, deux ou trois maisons basses y étaient construites. Quand j'arrivai avec la carriole louée par le mécanicien, elles étaient fermées.
Un mécanicien nouvellement affecté à Barcelone, travaillait là depuis deux jours. Il avait changé un arbre à cames mais la tempête soufflant d'ouest avait rendu sa tâche difficile. Fort heureusement, aidé, par les dizaines de curieux, à l'abri des maisons il avait pu traîner l'appareil.
Le moteur essayé, j'hésitai à partir. Un vent de travers soufflait avec une telle violence que j'avais de grandes chances d'être retourné avant d'avoir pu me défendre.
- Je crois, monsieur Vanier, qu'il serait plus sage d'attendre.
- Combien de temps? Un jour ou une semaine, nous n'en savons rien. On a besoin de cette machine au Pratt, il faut essayer.
Je réunis des volontaires pour se cramponner aux extrémités des plans et je fis dégager le train d'atterrissage dont les roues et l'essieu étaient enfouis dans le sable pour mieux maintenir l'avion.
Quand le moteur tourna, la moitié de mes aides effrayés par le bruit, prit la fuite.
- Ils vont nous lâcher tous, me cria le mécanicien qui avait pris place dans la carlingue.
C'était vraisemblable mais je continuai pourtant. Passé l'abri des maisons, la bourrasque me déporta, une roue creva; nous fûmes stoppés. Que faire? Rappeler les curieux éloignés, leur dire de se cramponner un peu partout et en même temps éviter qu'ils ne cassent les nervures en s'appuyant sans discernement? Démonter la roue, l'emporter à la ville pour la faire réparer?
Il fallait faire vite, car l'avion recevait les rafales en plein travers, son gouvernail pouvait être cassé ou même emporté comme un fétu de paille; il fallait quitter tout de suite cette belle plage.
- Je vais rester, ça vous allégera, me dit le mécanicien.
- Non, reste. J'ai besoin de poids à l'arrière pour centrer la machine.
Moteur. Je le laissai chauffer lentement pour ne pas effaroucher ceux qui n'avaient pas lâché prise et en espérant que personne ne viendrait se mettre dans l'axe du plan de décollage, qu'aucun inconscient ne passerait au travers de l'hélice, je fis le geste convenu du "lâchez tout!".
Le sort en était jeté! Je n'avais pas roulé deux mètres que déjà je me sentais déporté et, m'efforçant de maintenir ma route, j'entendis les deux roues, l'une après l'autre, déjanter et éclater.
Plus question de remettre! Je manœuvrai donc comme je pus et me retrouvai au-dessus de l'eau face à la plage. A vitesse minimum, je rasai les vagues sans pouvoir monter encore. Seul le vent me sustenta pendant ces secondes inoubliables où je tenais le manche à balai en position cabré complètement anormale mais seule possible
Mon avion n'était pas autre chose alors qu'un cerf-volant, pourtant, progressivement, lentement il prit de la vitesse; les commandes durcirent et répondirent enfin. Prenant quelques mètres de hauteur, je parvins à me rapprocher de la côte, à survoler la plage en perpendiculaire; nous étions sauvés! . Quand je me retournai, je vis mon mécanicien les yeux encore agrandis par la peur. Lorsque, à la nuit, nous atterrîmes sur deux roues crevées dont les jantes étaient bien faibles, nous convînmes l'un et l'autre que nous revenions de loin...
Et les jours se succédaient apportant chacun un peu d'imprévu. Ainsi, en octobre, Sa Majesté le Roi Chevalier, Albert Ier de Belgique, revenait du Maroc où il avait été l'hôte du maréchal Lyautey. Il effectuait ce voyage à bord d'un Bréguet de la ligne spécialement mis à sa disposition et piloté par Jean Dombray.
Nous n'étions pas encore au temps des hôtesses de bord ni des grands hôtels érigés près des terrains. Les hôteliers de Barcelone s'étaient récusés, aucun n'avait voulu venir jusqu'à notre étang de boue et il nous fallut improviser pour accueillir ce passager illustre.
Un voisin complaisant nous prêta une pièce de sa ferme récemment repeinte. Ma femme fut toute fière d'y transporter son argenterie et de préparer de son mieux un déjeuner sommaire pour la courte halte de midi.
Notre réussite se traduisait par la confiance qu'on nous témoignait, par ces sacs de poste de plus en plus volumineux et sur lesquels nous veillions avec un soin jaloux. Aux courriers devenus quotidiens nous appliquâmes une dénomination simple afin de les distinguer facilement les uns des autres.
Au départ de Toulouse, c'était le préfixe TO suivi de la première syllabe du jour de la semaine, nous avions ainsi: TOLUN, TOMAR, TOMER, etc. Inversement, au départ de Casablanca cela donnait : CALUN, CAMAR, CAMER, etc...
Nous nous efforcions de ne pas trop penser au bilan déjà lourd de notre réussite. Dix de nos camarades avaient donné leur vie à cette aviation commerciale naissante. Ils n'étaient pas oubliés, ils restaient présents dans notre souvenir, c'était seulement sur les causes de leur mort que nous tendions un voile, car nos lendemains étaient faits de ces mêmes dangers auxquels ils avaient succombé.
Comme les précédents, cet hiver 1921-1922 nous effrayait un peu et cependant il ne se passa rien de grave. Les jeunes pilotes entraînés à Montaudran ne furent mis en ligne qu'au printemps.
A force de tâtonnements et d'expériences, l'organisation générale s'améliora. Ce qui au début n'était qu'une improvisation à cause de l'ignorance où nous étions de l'évolution d'un service neuf, s'organisa, découvrit les moyens nécessaires pour faire face à une évolution chèrement acquise.
Ainsi mon terrain disputé aux eaux s'asséchait de plus en plus mais au prix d'une surveillance continuelle. Le moindre dénivellement devenait réceptacle d'eau, eau des pluies assez fréquentes ou simplement eau d'infiltration, car les rizières environnantes étaient à peu près à notre niveau. Il fallait peu pour endommager ce sol spongieux, il suffisait qu'un appareil passa à quelques mètres de l'endroit où d'autres avant lui avaient roulé sans mal pour qu'une roue s'enlisa. Alors pelles, pioches, madriers entraient en action.
A chaque atterrissage, les équipes étaient sur le qui-vive et dès qu'elles voyaient un appareil ralentir sous la conduite d'un pilote hésitant ou trop prudent, elles savaient que le moteur allait s'essouffler inutilement, que le train d'atterrissage allait s'engluer.
Fréquemment il m'arrivait de partir en dépannage ou en courrier. A mon retour je ressentais chaque fois une réelle gratitude envers cette ardente phalange de Barcelone. Elle me faisait penser à un équipage luttant contre une voie d'eau et n'atteignant le port qu'à force de courage.

DEUX ANS A MALAGA
Vers de nouveaux rivages - Mr Latécoère force la chance. -
Adieu Méchin - L'invitation au château - Le tonneau des Danaïdes -
Une faute d'orthographe - Un nouveau pilote-Félicitations et menaces-

Certes, le poste de chef d'aéroplace n'était pas une sinécure et ceux d'entre nous appelés à cette fonction auraient préféré assurer les courriers et pouvoir jouir tranquillement de leur jour de repos.
Être prêt à tout, aux dépannages difficiles ou aux départs à l'improviste, faire fonctionner une escale avec son personnel d'entretien, éviter tout heurt avec les Espagnols, voilà déjà de quoi n'avoir pas beaucoup de temps libre. Ajoutez à cela les petites tracasseries que représentaient l'attribution des logements, le fonctionnement de la popote, les réclamations des ménages dont les femmes ne s'entendaient pas toujours très bien et vous aurez une idée de la diversité de cette charge.

A Malaga, depuis le départ de Didier Daurat, plusieurs chefs d'escale s'étaient succédé. Le dernier en date avait fait l'objet de rappels à l'ordre; une présence trop irrégulière retardait parfois un dépannage urgent.
Début mars, Didier Daurat me convoqua à Toulouse.
- J'ai l'intention de vous envoyer à Malaga, me dit-il, il y a à faire là-bas. On a moins besoin de vous à Barcelone, le terrain s'améliore de jour en jour, il suffit de suivre
Au retour, après avoir accepté, bien entendu, je pensais à ma femme qui allait devoir s'adapter à un nouveau foyer, à une contrée où tout lui était inconnu. Par contre, égoïstement, je me disais que j'aurais à Malaga des horaires moins stricts qu'à Barcelone, il me fallait prendre le train à 5h 30 à la gare de Paséo de Gracia et ne rentrer que le soir à 21 h 30. Dans ce nouveau poste où d'ailleurs je ne pensais pas être nommé rapidement, il allait m'être possible d'habiter sur le terrain même.
Ce changement d'affectation arriva très vite et faute de place dans les avions, je dus rejoindre Malaga par le paquebot Reina Victoria Eugénia qui assurait la liaison avec l'Amérique du Sud. L'approche par mer de cette belle ville andalouse toute dorée de soleil est un enchantement. Malaga est une harmonie de couleurs; les grappes odorantes des glycines sèment leurs taches parmi les bambous, les palmiers et les eucalyptus.
Il nous fallait un hôtel en rapport avec nos modestes ressources; nous le découvrîmes tout imprégné des senteurs d'huile chaude des quartiers populaires. Le terrain se trouvait à six ou sept kilomètres de la ville en un point nommé " el Rompédizo ". Le site était remarquable et, près du hangar, une maison délabrée, vestige d'une ancienne ferme, nous parut facile à remettre en état, ceci à nos frais, bien entendu; trois semaines plus tard nous y habitions.
A droite, la mer calme et bleue, en face les sierras formant la toile de fond de notre décor, véritable écrin pour le port de Malaga, pour ses promenades fleuries, sa ville ocrée protégée par la cathédrale aux tours inachevées. Une véritable corbeille que cette campagne sillonnée par les petits ânes chargés de couffins remplis de figues, de grenades, d'olives ou de raisins ambrés de moscatel. Parfois nous parvenaient les intonations mauresques d'un vagabond heureux chantant le coucher du soleil, la blancheur du pain de riz qu'il venait de rompre et l'huile verte et parfumée dont il allait l'arroser.

Les impératifs du service m'obligeaient à laisser ma compagne faire face aux problèmes de notre installation. Chaque jour, deux appareils faisaient escale à Malaga, l'un venant d'Alicante pour Casablanca, l'autre venant de Casablanca et continuant vers Alicante. Nous avions en dotation à l'escale quatre machines, soit en cours de réparation ou de révision, soit au stade de la mise au point; elles devaient, le cas échéant, pouvoir suppléer aux défaillances.
La note que je reçus ce jour-là provoqua un regain d'activité. Elle m'informait que le 14 mars M. Latécoère reviendrait du Maroc et que nous aurions à mettre à sa disposition une limousine Bréguet pour le conduire à Toulouse.
Nous avions en effet une de ces machines, un ancien avion torpédo Breguet d'origine, transformé par l'adjonction d'un couvercle et de deux hublots sur un fuselage un peu élargi. Plus lourd, cet appareil offrait plus de confort aux passagers qui disposaient de sièges larges et étaient à l'abri des courants d'air. Un petit guichet dans la cloison de séparation permettait, au moyen de bouts de papier, de communiquer avec le pilote ou inversement.
Nous nous affairâmes pour rendre cette machine rutilante et la veille de l'arrivée du grand patron, je fis un tour de piste en vol d'essai pour m'assurer que tout allait bien. La réputation de M. Latécoère était telle que celui qui devait le piloter jusqu'à Alicante ne se sentait pas à l'aise; pourtant ce n'était pas un débutant, en Bolivie il en avait vu d'autres et, sur la ligne, c'était avec brio qu'il assurait le plus grand nombre d'étapes.
Arrivé tôt au terrain, il arpentait la piste d'un pas nerveux. Bien sûr, de gros cumulus bouchaient l'horizon au-delà de Malaga, ils signifiaient qu'il allait falloir suivre la côte à basse altitude et ouvrir l'oeil pour éviter l'avion descendant qui obligatoirement suivrait la même route. Nous bavardions, mais je le sentais distrait ou plutôt préoccupé; ce ne pouvait être à cause de ces conditions atmosphériques auxquelles il était habitué.
Quand l'appareil attendu se posa, il y eut quelques poignées de main, un transbordement rapide du chargement et, pressé comme toujours, M. Latécoère s'installa. Le couvercle fut fermé précautionneusement, je poussai alors un soupir de soulagement. Ne restait plus que la mise en route après quoi le train-train habituel reprendrait.
Nous utilisions depuis peu un démarreur Olier; ce perfectionnement évitait les dangers de la mise en route à la main et assurait un démarrage plus régulier. Au second essai, le moteur tourna. Nous n'attendions plus que le signe du pilote pour enlever les cales quand il m'appela d'un geste discret.
Il y a un bruit anormal, me dit-il; écoutez.
Mais non, fis-je après avoir tendu l'oreille, c'est une impression; d'ailleurs je l'ai essayé hier.
- Je vous assure...
- Ce que vous entendez c'est l'échappement par les trous faits dans les pipes pour y introduire le bec de la burette d'essence. Le moteur tournait comme une horloge mais le pilote discutait, ne voulait pas se laisser convaincre par l'évidence.
Soudain la porte du couvercle s'ouvrit, Mr Latécoère surgit.
Voilà! Cette explosion que j'avais tant voulu éviter se produisait quand même. J'essuyais des reproches injustifiés, car j'avais fait mon travail consciencieusement et je n'étais pas d'humeur à les subir sans protester.
- Je ne peux pas mieux faire, l'avion est en parfait état, hurlai-je à mon tour.
- On ne le croirait pas.
- Je suis prêt à vous le prouver.
Le pilote hésitait toujours. M. Latécoère lui fit signe de descendre. Encore une fois, je voulus le raisonner... en vain... alors je pris sa place et décollai en serrant les dents.
Côté mécanique, ce fut un voyage sans histoire mais, par contre, la pluie et les nuages me contraignirent à suivre toutes les irrégularités de la côte jusqu'à Carthagène. Une éclaircie me facilita l'atterrissage à Alicante dans la poussière blanche du " Tiro Nacional ".
Un " merci " sympathique, une poignée de main qui me parut plus appuyée que d'ordinaire et le patron se dirigea vers l'appareil qui l'attendait et qui essayerait d'atteindre Barcelone avant la nuit.
Son intransigeance, sa réputation peut-être surfaite étaient responsables de cet incident.

C'était mon trente-quatrième dépannage. J'avais été prévenu rapidement car la distance était courte et, dans cette fin de matinée radieuse, le porteur du message avait roulé vite depuis la poste jusqu'au " Rompedizo ".
L'appareil en panne était un Bréguet piloté par Delrieu, par Don Luis comme nous l'appelions et qui, parti de Malaga vers 10h 30 en direction d'Alicante, avait dû se poser près du petit port de pêche de Motril.
Bientôt, dans l'avion de réserve sorti du hangar, je pris place emmenant avec moi le mécanicien dépanneur Villet. Après trente minutes de vol nous arrivâmes en vue de Motri pour distinguer à l'extrémité de la plage les ailes argentées de l'oiseau blessé.
Comme toujours, une foule de curieux se pressait mais alors que je prenais mes dispositions pour l'atterrissage, je vis l'appareil de Delrieu s'ébranler lentement puis décoller, nous faussant compagnie.
Un piqué en virage à la "chasseur" m'amena à sa hauteur; flegmatiquement Don Luis me fit signe qu'il continuait sur Alicante. Craignant une " rechute " je l'escortai quelques minutes puis, rassuré, je fis demi-tour. Que s'était-il passé- je le sus le lendemain. Plusieurs ratés du moteur avaient inquiété Delrieu qui, n'en étant pas à un atterrissage près, s'était posé sur la plage déserte et avait réparé sommairement un fil de bougie cassé.
Les jours passaient vite marqués tantôt par un dépannage à La Linéa ou à Fuengirola, par un courrier vers Casablanca ou vers Alicante. Essais au sol ou en l'air, entretien des quatre machines de l'escale dont deux changeaient tous les jours au passage des courriers, réfection des moteurs dont un au moins, en pièces détachées, était le soin d'une révision minutieuse après défaillance grave, et tout cela avec des moyens réduits dus à l'éloignement, au manque de place, aux crédits réduits. De quoi ne pas laisser une minute de repos!
Notre amour du métier, notre foi inébranlable, la conscience professionnelle de mon équipe de Malaga, permirent de réussir sinon des miracles du moins des tours de force presque quotidiens. Durant les trente mois de mon affectation les Lunel, Villet, Rejeange, Porcher, Chouteau, Clavier, Caubet, Laffon, Blain ou Triest, oeuvrèrent dans un dévouement total, de jour comme de nuit, et parce qu'ils croyaient, ils rendirent possibles des réussites que la technique encore balbutiante de 1922 permettait à peine d'espérer.
J'aurais pu faire de ces souvenirs un livre d'or dédié à ceux qui ne sont plus. J'aurais pu, avec des mots pompeux, appuyer sur le côté héroïque, dramatique de notre vie d'alors. Volontairement j'ai préféré rapporter avec simplicité un enchaînement de faits dont la leçon doit se dégager sans grandes phrases. Oui, j'aurais pu! ainsi Méchin...
Ma femme, comme toute femme d'aviateur, partageait les angoisses et les épreuves de la Ligne. Elle était notre "hôtesse d'accueil" et souvent des circonstances journalières la plongeait au cœur des drames.
Elle connaissait, pour les avoir entendu tant de fois évoquer, les difficultés des parcours et la fragilité de nos moteurs. Elle avait vu la mort frapper mes camarades, plusieurs fois elle avait compris en entendant prononcer un nom, connu ou inconnu, avec une nuance de respect inaccoutumée, qu'il ne devait plus y avoir pour ce pilote d'escales terrestres et qu'une femme comme elle, mère, épouse ou amie avait perdu à jamais un être aimé. Cette nuit-là, une sensation curieuse me réveilla. La main qui me serrait l'épaule tremblait et se crispait de plus en plus. Les mots passèrent difficilement les lèvres de ma compagne.
- A l'appel de la sonnerie du téléphone, je me suis éveillée la première.
- Qu'y a-t-il?
- C'est une communication de la mairie de Guadîx...
Aussitôt je vis Grenade toute proche, la Sierra Nevada, la vallée de Guadix, quelques terrains arides assez propices à un atterrissage.
- Auprès de Guadix un avion Latécoère s'est écrasé, les trois occupants...
Brutale, anonyme, cette voix étrangère venait de jeter dans la nuit des paroles de mort. L'affreuse nouvelle avait frappé en même temps les tympans et le cœur de cette femme d'aviateur. Crispée, elle tenta de se remettre, attendit quelques instants afin de refouler ses larmes et de calmer le tremblement involontaire qui la secouait. L'un et l'autre nous devions nous calmer, nous allions avoir besoin de tout notre courage dans les heures qui allaient suivre.
" L'avion venant d'Alicante est bien passé dans la journée d'hier et reparti vers Rabat, me dis-je. Ce ne peut donc être que celui parti de Malaga pour Alicante. "
Le manque de liaison radio nous laissait dans l'ignorance totale de ce que devenaient les machines entre les escales et c'était le courrier du lendemain qui confirmait que celui de la veille était bien passé. Celui qui venait de connaître une fin tragique, c'était Méchin. Ce grand garçon brun, à l'abord assez froid, était affecté depuis un an à Malaga et il avait trouvé récemment à se loger avec sa femme et ses enfants au village de Churriana, proche du terrain; je le revis venant, tout heureux, m'annoncer son installation.
Ainsi donc ce pilote sérieux, pondéré, prudent, était déjà marqué par le sort quand, la veille, nous l'avions regardé se noyer progressivement dans l'azur d'une belle matinée andalouse. Nous lui avions serré la main exactement comme les autres jours, nous avions échangé ces phrases banales qui marquaient chaque départ ... nous ne savions pas, nous ne pouvions pas savoir! ...
Méchin avait avec lui deux passagers venant de Casablanca ou de Rabat. Ils avaient touché le sol de Malaga juste le temps de se dégourdir les jambes; les sacs de poste, volumineux ce matin-là, leur laissaient peu de place. Quittant le torpédo, ils s'étaient installés dans la limousine prête déjà pour le départ... pour le dernier voyage.
L'aurore commençait à peine à teinter le ciel sombre. Chacun répondait aux ordres mais avec quelque chose de mécanique dans le geste, comme moi, chacun pensait à ces trois destinées brutalement, inexorablement stoppées.
Pendant que l'avion de réserve quittait le hangar, le mécanicien Porcher, dont c'était le tour d'aller en dépannage, bouclait sa trousse machinalement; à quoi pourrait-elle lui servir! Pensant que peut-être une partie du courrier pourrait être récupérée et devrait être acheminée vers Alicante, je fis prévenir le pilote Corsin pour l'emmener avec moi.
Lentement la nuit s'effaçait, l'horizon prenait des tons pastels mais le soleil n'était pas encore levé quand, à 5h 40, nous décollâmes. En me retournant instinctivement, j'aperçus, non loin du hangar, gagnant le sentier qui rejoignait au plus court Churriana, une silhouette bien-aimée.
Ma femme partait accomplir la triste mission que je venais de lui confier, elle allait prévenir l'épouse du malheureux Méchin avant que le gros titre du Diaro local ne lui brise le coeur. Mais quelles phrases, quels mots trouver!
Retenant à grand-peine mes larmes, je conduisais mon avion avec des gestes instinctifs. Mon esprit était ailleurs, je cherchais à comprendre les raisons de cette catastrophe. Le col de Zafarraya, Grenade, puis la plaine de Guadix survolée de plus en plus bas jusqu'à cet attroupement le long de la grand-route. Proche, un champ assez long et inculte nous reçut sans trop de heurts. Il était 7 h 15.

Suivant les quelques personnes accourues vers nous, nous arrivâmes près des restes de la limousine Bréguet Latécoère, dont seul l'empennage à demi calciné restait. De notre camarade et de ses deux passagers ne subsistaient que des restes disloqués, carbonisés, recouverts d'une bâche grossière, devant lesquels nous nous recueillîmes. Nous formions une grande famille dont Méchin était l'un des membres. La veille encore il vivait nos espoirs, aussi sa perte nous était-elle sensible comme une blessure.
L'enquête révéla que l'entraînement de la pompe à eau avait cassé. La circulation ne se faisant plus, la température était vite devenue excessive et le pilote avait cherché un endroit pour atterrir. Le champ repéré était bon mais bordé, hélas! par un ligne de force que Méchin n'avait dû voir qu'au dernier moment. Il m'était facile de reconstituer ces dernières secondes, de le deviner tentant de passer au-dessus de cet obstacle imprévu, le moteur ne répondant plus, la perte de vitesse et l'avion s'écrasant un peu plus loin, puis le feu amplifiant, achevant la tragédie.
Pas de courrier récupérable, des cendres et des débris tordus; un voyage s'arrêtant là.
Dépannages, courriers de plus en plus réguliers, entretien du matériel, amélioration de nos logements, de quoi laisser peu de temps libre! Nos rares loisirs nous les occupions à entretenir un jardin exotique aux grands palmiers, aux plantes grasses d'un vert brillant; ce jardin nous l'avions fait naître devant la maison.
L' " alberca ", qui nous servait de réservoir, recueillait le débit régulier du mince filet d'eau que nous avions capté à grand-peine, régulier comme notre travail qui ne connaissait ni dimanche, ni fête. Un jour, par suite de ratés de moteur, un appareil s'était posé à La Linéa, face au rocher nord de Gibraltar, sur une plage immense, très longue et bien plate; la crainte d'une panne grave avait incité le pilote à se poser une demi-heure après le départ de Tanger.

Le téléphone n'étant pas encore installé au terrain, une estafette vint nous prévenir. Je partis aussitôt pour La Linéa, où j'arrivai tard dans l'après-midi mais avec quand même l'espoir de ramener avant la nuit le courrier à Malaga.
A peine m'étais-je posé que le pilote en difficulté accourait vers moi.
- On a voulu m'incarcérer, me dit-il, et le commandant des douaniers, un nouveau, a fait saisir le courrier pour soi-disant le mettre, en sûreté.
Je me rendis au bureau de la douane. Ce commandant était absent et il me fut répondu que des ordres avaient été demandés à Madrid.
J'avais toujours en poche une copie de l'arrêté Ministériel autorisant les avions des Lignes Latécoère à survoler le territoire espagnol. Je pensais qu'il allait me suffire de l'exhiber pour obtenir satisfaction mais non, il me fallut palabrer pendant une grande partie de la nuit, échanger avec la capitale d'interminables coups de fils avant de pouvoir enfin reprendre possession du courrier.
Au petit matin, J'avion libéré reprit son voyage.
Il est un autre dépannage dont je veux parler; il eut lieu le 14 octobre 1922.
Je n'ai pas rencontré ce jour-là de difficultés plus grandes que celles auxquelles j'étais habitué mais le hasard m'entraîna dans un décor inattendu, grandiose et presque inquiétant. Une ambiance pour film à suspense étrange et lourde et dont chaque détail est resté gravé dans ma mémoire.
Un arbre à cames cassé! Il ne fallait pas espérer pouvoir le changer avant le soir. Nous avions laissé à notre camarade l'avion dépanneur avec lequel nous étions arrivés, le mécanicien Laffon et moi et nous nous trouvions isolés, passé le col de Zaffaraya, dans cette plaine qui précède la petite ville de Alhama; une sorte de petit désert à quelque neuf cents mètres d'altitude.
- Démontage, remontage et calage, cela nous promet une nuit sur place, dit Laffon en regardant l'horizon nu.
Lorsque, pour être plus à l'aise, nous eûmes quitté nos combinaisons de vol, le froid nous saisit et nous fit redouter la perspective inévitable d'une nuit au grand air.
J'avais remarqué dans le lointain un groupe de masures et je demandai aux quelques rares curieux venus de ce petit hameau si nous trouverions chez eux à nous loger. Certes, mon langage n'était pas académique mais ces paysans me regardaient, la bouche et les yeux ronds, semblant ne pas comprendre un traître mot; je m'évertuais en vain à répéter les mêmes syllabes.
- Restons-en là, dis-je à Laffon, et mettons-nous en quête d'un gîte.
Nous allions partir quand un vieillard nous invita à le suivre jusqu'à la ferme ou il était employé. Nous le suivîmes à travers champs et bientôt ces vieilles pierres vers lesquelles il nous conduisait, ces vieilles pierres patinées par le temps prirent des allures de château fort. Derrière notre guide, nous franchîmes d'anciennes fortifications et, sans doute- si nous en avions eu le temps, aurions-nous trouvé le pont-levis ou du moins son emplacement. Mais la nuit tombait et le vieillard au dos voûté avançait plus vite; il franchit une porte basse enfoncée dans la muraille, nous entraîna dans un long couloir très sombre.
La pièce dans laquelle nous entrâmes était immense, aux murs toute une série de portraits patinés paraissait dévisager les intrus que nous étions. Au centre de cette salle, une table rectangulaire longue d'au moins dix mètres, ceinturée par un alignement de sièges à grands dossiers ouvragés dont le bois poli scintillait, accrochant la clarté dansante des chandelles.
Personne dans cette pièce mais la table mise, une quinzaine de couverts; pour quel mystérieux banquet, pour quel sabbat peut-être!
- Pourrions-nous faire un peu de toilette?
Ma voix sonna étrangement; une impression sans doute.
Deux lits à baldaquin meublaient la chambre où notre guide nous conduisit, toujours calme et silencieux, mais avec dans le regard, une petite flamme malicieuse. Nous cachions mal notre étonnement, il s'en amusait.
- On aurait dû prendre nos smokings, dit Laffon en se donnant un coup de peigne.
Nos pas résonnaient dans cette demeure silencieuse à tel point que je la crus vide; cette table dressée n'était peut-être qu'une mise en scène. Je me trompais, car nous trouvâmes dans la salle deux ou trois adultes, une douzaine d'enfants et au centre, assise sur sa haute chaise sculptée comme sur un trône, l'aïeule.
Notre hôtesse aux bandeaux blancs nous accueillit aimablement, d'un geste de sa main diaphane, elle nous désigna les deux sièges lui faisant face. Nous étions le point de mire de tous, nous faisions de notre mieux pour expliquer ce qu'étaient nos avions et nous éprouvions le sentiment que parler de ces machines dans ce cadre d'un autre âge avait quelque chose de choquant, mais ceci ne nous empêcha cependant pas d'apprécier un jambon cru d'une saveur rare.
C'était étrange et grandiose par mille riens. Aucun fantôme ne vint troubler notre nuit mais, si cela s'était produit, je suis certain que nous ne nous en serions pas étonnés.
Au chant du coq, nous quittâmes cette antique forteresse sans revoir personne si ce n'est le vieux majordome au regard malicieux. Il nous attendait pour nous remettre, à Laffon et à moi, un petit colis contenant un morceau de ce jambon cru que nous avions tant apprécié la veille. Et s'il n'y avait eu ce jambon que nous dégustâmes au Rompedizo je me serais peut-être demandé si nous n'avions pas été les jouets d'un rêve...
Avec Porcher cette fois, je partis le 19 octobre 1922 Pour mon cinquante-quatrième dépannage. Nous nous étions posés sur la plage de Balerma d'où le pilote en panne avait continué avec notre avion et le courrier vers Malaga.
Nous incombait la tâche de ramener au bercail l'avion immobilisé qui se prélassait sur la large bande de sable poudreux dans lequel nous enfoncions en marchant, car jamais l'eau de la Méditerranée ne venait le recouvrir.
- Bon courage et bon tortillard, nous avait souhaité le pilote en nous laissant.
- Pourquoi?
- C'est une vraie passoire, l'hélice s'est calée à l'atterrissage, le moteur est sûrement grillé et, comme on dit, j'en passe et des meilleures.
Au premier examen nous découvrîmes que le radiateur était ouvert, les fentes des alvéoles ne laissaient aucun doute mais quand nous eûmes enlevé les capots nous nous trouvâmes devant une véritable catastrophe : presque toutes les chemises d'eau des cylindres avaient d'anciennes soudures éclatées ou fondues, les durites de caoutchouc étaient desséchées ou recroquevillées. Malgré tout cela l'hélice bougeait sans effort et rien dans l'intérieur du moteur refroidi ne paraissait grippé.
Nous nous mîmes au travail, car, pas plus que moi, Porcher ne tenait au retour par le train; il ne fallait 87 guère moins de quarante-huit heures de tortillard pour, regagner Malaga.
Nous étions, comme toujours, entourés d'une multitude de gosses que cette machine volante, la première qu'ils voyaient d'aussi près, intriguait fort. Je les laissais approcher avec sympathie, me rappelant combien J'avais regretté d'être tenu à l'écart des avions de Janoir au champ de manoeuvre des Groues à Orléans.

Nous nous acharnions à souder, colmater, maroufler, avec pastilles, boulons, soudure, étoupe, colliers et, à la nuit tombante, nous essayâmes de mettre de l'eau dans ce tonneau des Danaïdes.
Des gouttes suintèrent bien çà et là mais l'eau se maintint suffisamment pour que nous puissions faire tourner le moteur. Il répondit assez bien aux sollicitations du grand Porcher, un gaillard d'un mètre quatre-vingts au moins, sec et nerveux et entraîné au lancement de l'hélice à la main. Ce fut un soulagement quand, après deux ou trois essais, les pétarades jetèrent l'affolement parmi nos spectateurs. Ceux restés derrière l'avion reçurent le sable à pleines bouches et à pleins nez; nous avions eu assez de mal à éloigner les imprudents qui s'exposaient à l'avant sans encore nous occuper des autres...
-Notre travail paraissait efficace, le moteur tournait à peu près correctement mais il pulvérisait assez d'eau pour nous laisser craindre l'inutilité de nos efforts.
- On peut arranger ça, dit Porcher.
La nuit tomba alors que nous étions encore à serrer des colliers et nous acceptâmes l'offre d'aficionados qui nous proposaient une place dans leur tartane pour rejoindre le village. A l'auberge le repas ne fut pas monotone, une trentaine de muchachos ou muchachas nous contemplèrent ,avec l'intérêt extasié du jamais vu et à la fin du repas des jeunes gens nous offrirent des cigares. Quitter ces hôtes accaparants ne fut pas facile, il était 23 heures, Mais pour eux la soirée ne faisait que commencer.
Le lendemain, dès 5 heures du matin, nous étions au travail et au milieu de la matinée je décidai de tenter l'aventure. Un dernier essai du moteur avec Porcher se tenant prêt à compléter le plein du radiateur juste avant le décollage.
Salué par les applaudissements de la foule, je quittai Balerma, l'œil fixé au thermomètre, mettant le cap au plus court vers la première plage aperçue au loin et paraissant propice à un atterrissage forcé. Fréquemment je contrôlais le thermomètre qui montait petit à petit; rien de grave jusqu'à 750, mais cette montée continuant, je réduisis le régime du moteur et laissai l'appareil glisser sans le moindre effort vers la plage de Calahonda. Nous avions volé quarante-cinq minutes et passé la région montagneuse et accidentée de La Rabita dans un nuage de vapeur nous nous posâmes hélice calée; il était temps!
La foule arriva sympathique et curieuse, nous entourant et parlant de désastre; c'était le terme le plus souvent employé quand un appareil se posait en dehors d'un aérodrome. Pendant que nous resserrions des colliers et martelions quelques soudures, ces gens nous apportèrent des estagnons d'eau claire et à 14h 50 nous repartions, gagnant Motril, où nous étanchâmes une nouvelle fois la soif inextinguible de notre appareil.
A 17 heures, dans la chaleur et dans le dernier essoufflement du moteur, nous touchâmes enfin Malaga. Porcher redressa sa grande carcasse; nous nous serrâmes la main, contents d'avoir gagné.

Enfin le téléphone était installé, nous allions gagner un temps précieux! Je me réjouissais peut-être à tort. Le 24 octobre 1922, peu avant midi, je décrochai l'appareil. Une voix éloignée, une voix espagnole, cherchait à dominer le grésillement qui gênait la conversation. Ce correspondant inconnu m'expliqua tant bien que mal qu'un avion de chez nous était tombé à Calahorra, qu'il n'y avait rien de cassé et que le pilote était resté près de son appareil. Je traduisis tout cela de mon mieux, content de savoir qu'il ne s'agissait que d'un dépannage courant.
En allant chercher Porcher dont c'était le tour, j'évoquai en pensée cette région de Calahorra que j'avais survolée déjà. Après avoir dépassé Guadix, la route se faufile entre les collines sur le versant nord de la sierra Nevada où quelques plateaux arides pouvaient permettre l'atterrissage.
Avec Porcher donc, nous décollâmes à 13h 10 pour longer la côte, franchir à 1000 mètres, au ras des nuages, le col de Zafaraya et suivre péniblement la route qui mène à Alhama. Il pleuvait, nous étions terriblement secoués et notre vue ne portait pas.
" Comment, me dis-je, un avion est-il allé se perdre dans ce dédale de montagnes et de cols par un temps pareil! "
Sur mes genoux, la carte se détrempait. La tête dehors, les lunettes relevées et les yeux douloureux, je ne voyais presque rien; j'avais peine à contourner les collines qui surgissaient devant moi. Cela dura deux heures. Finalement je trouvai la route de Guadix et le plafond s'éleva un peu : 100 à 200 mètres tout au plus mais jamais la vallée ne m'avait paru aussi étroite. Nous avions beau fouiller l'horizon, aucun avion n'était en vue, pourtant sur ce sol détrempé les ailes couleur d'aluminium devaient trancher. Entre le chemin de fer et la route, une bande me parut favorable, je m'y posai et des paysans qui nous avaient vu tourner au-dessus d'eux nous rejoignirent; aucun n'avait entendu parler d'un appareil en panne.
Le chef de gare de la petite station toute proche ne savait rien niais il poussa l'amabilité jusqu'à demander à ses collègues des autres gares de la ligne. Que signifiait cette disparition inexplicable? Brusquement je pensai à un autre lieu où j'avais atterri quelque temps plus tôt. Je le trouvai sur la carte, il se situait non loin de Motril et s'orthographiait Calahonda.
A cause probablement de mon air ennuyé, ce chef de gare débordait de gentillesse.
- Il ne s'agit plus de mes collègues, dit-il, mais je vais essayer quand même, et finalement on lui confirma que le matin même un avion s'était posé à peu de distance de ce fameux Calahonda, que j'avais confondu avec Calahorra.
Vexé, dépité, je rejoignis Porcher. Il était trop tard pour atteindre la côte avant la nuit et la pluie redoublait. Nous gagnâmes quand même Grenade et le lendemain au petit matin, nous reprîmes notre vol. Jusqu'à la côte le soleil nous éblouit; à 6h 50 nous nous posâmes près de l'avion en panne.
Le pilote qui avait multiplié les messages ne savait plus quoi penser; quand il connut notre aventure, il se gaussa bien entendu et il repartit bientôt, après quelques bougies changées, avec une bonne histoire à raconter à la prochaine escale. Quant à moi je pris, mais un peu tard, la résolution de faire épeler...



Certains changements d'affectation pouvaient surprendre. L'un se plaignait de ne pas voir ses préférences prises en considération, l'autre se croyait oublié dans un secteur tranquille et la mutation arrivait signifiée par un pli aérien porteur du paraphe directorial. Inattendues ou souhaitées, les décisions de Toulouse tenaient toujours compte de la sécurité des pilotes et des exigences du service. L'homme qui prenait ces décisions savait ce qu'il faisait, ce qu'il voulait, nous pouvions, nous devions lui faire confiance.
Dans les notes de service, quelques lignes m'avisèrent de l'arrivée prochaine d'un nouveau pilote. Afin de le familiariser seul avec le parcours et sans obligation d'horaire ni responsabilité de passagers, il devait convoyer un appareil destiné à remplacer celui que nous venions de perdre dans un accident. Un courrier régulier m'apprit que ce nouveau pilote avait quitté Alicante la veille après-midi. Je m'inquiétai, me renseignai craignant le pire et ce fut seulement quarante-huit heures plus tard que ce jeune homme se manifesta par un coup de fil : il était à Malaga et descendait du train.
J'avais hâte de connaître les raisons de ce retard et le récit que j'entendis me fit tout de suite douter des capacités de cette recrue.
- J'ai quitté Alicante par beau temps, me dit-il, mais je dus prendre de la hauteur pour échapper aux remous de chaleur qui me secouaient terriblement. Je me morfondais très haut entre Murcie et Lorca quand je compris que ces remous dépassaient en violence tout ce que j'avais vu et supposé.
- Alors qu'avez-vous fait?
- Pensant ne pas arriver à destination, j'ai décidé de me poser dans la plaine. Ce fut une descente épique, je vous assure et seule ma science du pilotage me permit de tenir mon appareil, sans doute déréglé, car il avait tendance à éviter l'horizontale et à se mettre dans les positions les plus inconfortables. Enfin, le sol approcha mais il se révéla ondulé, parsemé de grosses pierres, de ravines...
Résultat : le bel avion sorti neuf des ateliers de Montaudran moins de quarante-huit heures plus tôt, gisait sur le plan supérieur, les roues en l'air, dans la poussière chaude et blanche de cette vallée aride. Sorti sans mal de cet atterrissage manqué, notre nouveau pilote poussa plus loin l'inconscience. Il négligea d'envoyer un message et préféra s'en remettre aux tortillards locaux, laissant des gardes civils surveiller l'avion brisé comme s'il s'agissait de l'un de ceux portant le précieux courrier.
Ne connaissant pas ce nouveau venu, je gardai pour moi des critiques méritées et rédigeai un rapport en demandant des instructions.
Didier Daurat fit preuve de beaucoup d'indulgence, il me demanda de veiller à un complément d'entraînement par quelques tours au-dessus du terrain avant la mise en ligne du rescapé. C'était surprenant, en pareil cas d'autres auraient été congédiés.
Je procédai donc à l'entraînement et un matin je laissai ce néophyte enjamber la carlingue. L'attente de la décision de Toulouse semblait l'avoir rapproché des réalités, plusieurs fois il était venu me demander avec insistance la permission d'effectuer quelques vols pour me prouver ses capacités et son plein contrôle de lui-même.
J'attendais avec curiosité ce départ. En même temps que j'entendis s'accélérer le régime du moteur, je vis l'appareil amorcer un virage, un cheval de bois comme nous disons, puis parcourir sur sa trajectoire deux ou trois cents mètres, s'arrêter et reprendre sa ronde.
Je m'élançai vers l'appareil affolé qui, de virage en virage, se rapprochait de la limite du terrain. Quand enfin je réussis, tout essoufflé, à sauter sur le marchepied et à couper les gaz, il en était à sa dernière courbe avant la culbute.
Ce maladroit ne semblait pas se rendre compte des manœuvres dangereuses qu'il -venait d'effectuer; il n'avait pas compris qu'après ses deux premiers faux départs il ne lui restait plus assez de terrain pour décoller sans risque. Cette exhibition était tellement surprenante, inexplicable que j'acceptai les raisons qu'il me donna. Il était de petite taille et prétendit que le palonnier était trop loin pour ses jambes.
- Vous n'aviez qu'à demander un coussin.
- Je n'ai pas osé, alors vous comprenez mon pied a glissé, l'avion a viré seul.
Cette raison n'était pas une excuse mais elle confirmait qu'il fallait aux pilotes d'alors non seulement le goût du vol, et des capacités évidentes pendant l'entraînement classique à Toulouse mais surtout une maîtrise de soi permettant de conserver lucidité et science. Oui, il fallait tout cela pour pouvoir, seul, faire face aux multiples imprévus des vols sur la ligne.
Un torrent de larmes ajourna encore la décision que je devais prendre. Je l'autorisai, bien calé, cette fois, à essayer un nouveau départ.
En moins de vingt secondes le numéro de matricule de l'avion, le 140 qui était celui de mon beau Bréguet XIV, s'étala à dix mètres de haut sur le pylône du fuselage. Un peu de poussière autour de la roue cassée se dissipa et cet incurable fit, comme il se devait, le tour de sa machine...
Il rejoignit Toulouse par l'avion auquel j'avais confié le rapport relatant ce dernier exploit. Il y resta quelques semaines à arpenter journellement l'étroite bande de ciment devant les hangars de Montaudran. Didier Daurat se résigna enfin à lui notifier un renvoi qui fut accueilli avec la conviction d'être l'objet d'une persécution.
Quelques mois plus tard, il se tua au cours d'un tour de piste dans la région du Bourget.

J'attendais l'avion de Casablanca, je savais que Pierre Deley le pilotait. C'était un camarade d'escadrille, ancien coéquipier du G.C. XI, d'Alain Gerbault; j'étais heureux de le revoir, nous ne manquions pas de souvenirs à évoquer.
Malheureusement, ce matin-là, nous ne devions pas en avoir le temps, car j'étais convoqué par le grand patron et je devais donc assurer le courrier jusqu'à Toulouse.
Souvent des bruits circulaient d'un bout à l'autre de la ligne, plus ou moins fantaisistes. Alors, il était beaucoup question de la réalisation prochaine d'une reconnaissance aérienne vers Casablanca-Dakar. Déjà, Roig grand de courage, de stature et de gueule, un véritable mousquetaire, avait été chargé de mission. Il devait longer la côte d'Afrique, accoster où jamais personne n'avait pu le faire impunément, prendre si possible contact avec les indigènes et aussi avec les commandants des forteresses espagnoles de Cap Juby et de Villa Cisnéros.
Il était question également de lignes d'hydravions entre Barcelone et Palma ou entre Oran et Alicante, ou même au départ d'Alger; mais que ne disait-on pas!...
Dès mon arrivée à Montaudran, je retrouvai Gabriel Poulin, chef d'escale de Perpignan et qui, lui aussi, avait été appelé. La présence de M. de Massimi, le grand patron, attendue d'un instant à l'autre, nous fit présager des décisions réellement importantes.

Didier Daurat que nous interrogeâmes resta muet mais plus tard M. de Massimi nous renseigna. Il débuta en nous félicitant pour la bonne tenue de nos escales, pour l'esprit d'initiative dont nous avions fait preuve, pour l'entretien du matériel, la conduite du personnel... C'était presque trop beau, nous attendions la suite!
- Une ligne nouvelle va être créée en hydravions bi-moteurs Lioré et Olivier, ceci entre Alicante et Oran.
En raisons de vos qualités nous avons décidé que vous, Vanier, vous dirigeriez cette ligne au départ d'Oran et que vous, Poulin, prendriez la responsabilité de la base d'Alicante. Je restai abasourdi et refusai tout net sans diplomatie j'en conviens, pour une raison majeure que j'expliquai en quelques mots :
- C'est impossible; je ne connais rien aux hydros.
- Mais les pilotes seront des spécialistes, m'objecta M. de Massimi.
- Raison de plus.
- Je ne vous comprends pas.
- Comment pourrai-je donner des ordres à ceux qui connaîtront un métier que j'ignore? Jusqu'ici je n'ai fait que demander ce que j'étais capable de faire et je ne conçois pas qu'il puisse en être autrement, c'est pourquoi je maintiens mon refus.
Dans le même état d'esprit, Poulin confirma ce que je venais d'exposer et M. de Massimi laissa voir son mécontentement. Il avait cru pouvoir compter sur nous; nous lui faisions défaut.
- C'est bien, fit-il un peu sèchement, nous reparlerons de cela cet après-midi ou demain matin.
Inquiets, nous attendîmes la suite sans oser nous éloigner et, à notre tour, nous arpentâmes le ciment tout en retrouvant quelques camarades.
Didier Daurat nous approuvait, je crois bien, mais il ne le montrait pas. Il nous apprit que M. Latécoère était furieux de notre résistance et qu'une nouvelle réunion devait avoir lieu incessamment.
Les décisions prises furent les suivantes : je devais pour ma part retourner à Malaga avec un horizon lourd de menaces, quant à Poulin on ne lui laissait pas le choix, c'était Oran ou la porte. Il y réussit fort bien.
Avant de quitter Montaudran, je me confiai à Daurat
- L'escale de Malaga fonctionne parfaitement, les courriers partent à l'heure, les moteurs tournent. Je ne crois pas pouvoir beaucoup mieux et je n'ai plus en conséquence qu'une activité sinon réduite, du moins monotone; j'aimerais autre chose.
On vous propose un changement, vous le refusez.
Ce qui me plairait ce serait la reconnaissance de cette ligne Casa-Dakar; pensez à moi si ce n'est pas trop vous demander.
Daurat ne me fit pas de promesse mais il m'avait entendu...
Via Barcelone et Alicante, je rejoignis Malaga, assailli par des réflexions assez sombres. Quelles allaient être les suites de mon refus?

En ce 26 février 1923, un fort vent sud ralentissait ma marche et peut-être aussi les deux hélices attachées une sur chaque plan au pied des mâts intermédiaires de liaison d'ailes.
Le temps passa lentement, l'essence diminua, le niveau baissa jusqu'à disparaître du tube de verre mais enfin, après cinq heures de vol, Malaga était en vue.
A cet endroit la côte, à angle droit, s'infléchit brusquement vers le sud; je devinais le terrain et j'étais assez haut pour espérer arriver à bon port. Derrière moi le passager que je transportais depuis Toulouse, recroquevillé entre les sacs, résigné et stoïque, ne donnait pas signe de vie; à peine si j'apercevais le sommet du bonnet qui lui recouvrait le crâne.
Pour éviter le survol de la ville, je coupai au large en ligne droite vers le terrain. A ce moment précis, ce que je redoutais se produisit, le moteur bafouilla, toussa, s'arrêta. Entraînée par la vitesse, l'hélice tourna encore à vide pendant que je piquai.
Atteindre l'aérodrome, il n'y fallait pas songer, la plage peut-être... je parvins à la prendre dans le sens (le la longueur et à me poser, roues et béquille, comme sur des veufs.
Dans de tels moments, toutes les facultés tendent vers la précision et je m'étonnerai toujours de la docilité de ces machines souvent brusquées dans le dernier instant et qui pourtant finissaient par effleurer le sol comme une caresse.
Courrier et passager continuèrent ce long voyage un peu après midi pendant que, revenu à la plage avec cinquante litres d'essence, je décollai venant d'effectuer mon soixante-quinzième dépannage.

A quelques jours de ce retour, je roulais, longeant la côte en direction de Marbella, coquette bourgade fleurie où l'avion-courrier, en retard sur l'horaire habituel, s'était posé enfin d'après-midi.
N'ayant pas le temps matériel de faire en avion l'aller et le retour avant la nuit, j'avais décidé de prendre la voiture et d'imposer à ses pneus fatigués une trentaine de kilomètres de route caillouteuse et accidentée mais révélant des perspectives superbes.
L'appareil en difficulté avait à son bord un passager de marque, M. l'Ambassadeur Victor Cambon qui, chaque mois, se rendait au Maroc pour gérer ses différentes affaires.Notre Ford 1920 avait déjà beaucoup roulé. Après cinq kilomètres nous avions déjà un pneu à plat et tandis que le mécanicien, assis à l'arrière, réparait la chambre, je conduisais avec précaution.
Sans autre incident nous arrivâmes à Marbella mais quand le courrier, le pilote, le passager d'un poids aussi respectable que sa personnalité, eurent pris place dans la voiture, quand je vis les ressorts aplatis, j'eus quelques inquiétudes.
Dés les premiers kilomètres, les pneus rendirent l'âme l'un après l'autre, mais Victor Cambon avait l'habitude du bled et des solutions hardies; les chambres à air crevées ou éclatées nous laissaient avec deux pneus vides après dix kilomètres de route.
- Remplissez-les d'herbe et fixez-les à la jante, me dit Cambon. Tenez, prenez du fil de fer à cette clôture.
Nous essayâmes, gagnant ainsi quelques centaines de mètres...
- Eh bien, roulons sur les jantes! fit Cambon avec ce sourire bonhomme qui lui était personnel.
La conduite n'offrit pas de difficultés mais quel bruit de ferraille et quel nuage de poussière!...
Le courrier quitta Malaga le lendemain à la première heure, ensuite toute l'équipe se transforma en forgerons pour démonter les jantes aplaties de la voiture, les rougir, les redresser.
Et nous attendîmes avec sérénité l'arrivée des pneus et des chambres réclamés d'urgence à Toulouse.
Je n'avais pas été choisi pour faire partie des pilotes qui effectuaient la reconnaissance de la future ligne Casablanca-Dakar.
- On a besoin de vous à Malaga, m'avait dit le directeur pour me consoler, mais je supposais d'autres raisons.
J'avais profité d'un passage de M. de Massimi pour lui faire part de mon désir et l'espoir qu'il m'avait laissé s'amenuisait de jour en jour quand, de Madrid, il me demanda de me tenir prêt à effectuer une mission parallèle en direction du Rio de Oro.
En recevant le laissez-passer officiel et les détails de la mission projetée, j'exultai. Il s'agissait d'établir, en addition à la mission Casa-Dakar, une première liaison aérienne entre le cap Juby et les îles Canaries, soit trois étapes : Cap Juby-Lanzarottes, Lanzarottes-Las Palmas et Las Palmas-Ténériffe.
Cent kilomètres de mer entre chaque île, pas de terrains reconnus, seulement de petites plages possibles et les cartes donnaient si peu de détails qu'il eût été vain d'y chercher des précisions.
M. de Massimi devait être mon passager ainsi que le mécanicien Porcher. Nous avions prévu un petit outillage, des pièces de rechange et des vivres.
Le 3 mai, la mission Roig quitta Casablanca, elle se composait de trois Bréguet, l'un piloté par Delrieu avec le mécanicien Lefroid comme passager, le second piloté par Cueille et ayant à son bord le mécanicien Bonnord et le journaliste Georges Louis de la "Vigie Marocaine " ; le troisième enfin, piloté par Ham était une sorte d'avion-magasin. Ces trois Bréguet devaient voyager de concert afin de pouvoir se porter mutuellement secours en cas de panne.
Nous partîmes seuls le lendemain, c'est-à-dire le vendredi 4 mai. La route était déjà ouverte; nous devions nous suffire à nous-mêmes.
Nous disposions d'une machine convoyée de Toulouse, équipée à notre intention et chargée jusqu'au fond des coffres disposés sous les ailes. Nous l'avions fignolée jusqu'au moment du départ et, en pleine confiance, nous joignîmes Casablanca où nous arrivâmes de nuit.
Ayant d'ultimes papiers à obtenir ou à mettre en règle à la Résidence, M. de Massimi me demanda le lendemain, de le conduire à Rabat. J'empruntai pour cela un appareil de l'escale, laissant le minutieux Porcher procéder aux dernières vérifications avant le grand départ. Nous survolions à basse altitude les abords grouillants de la ville lorsque le moteur s'arrêta brusquement; une bielle cassée et l'hélice calée, j'atterris de justesse sur le terrain.
Le jeudi 10 mai, bien avant le lever du jour, nous étions prêts à partir vers le Sud; nous savions que Delrieu, Ceuille et Ham étaient à Dakar et qu'ils préparaient leur retour vers Juby où ils devaient nous attendre.
Après une heure de vol, je rencontrai des couches de brume de plus en plus denses, elles recouvraient les vallées et s'étendaient au loin. J'avais de la peine à suivre la carte et la côte ne m'apparaissait que par échappées restreintes; néanmoins, je repérai le fort d'Agadir et, en rase motte, je trouvai le terrain militaire où une équipe de Sénégalais nous aida à transvaser l'essence dans les réservoirs.
Quand nous décollâmes, la brume s'était dissipée; l'étape Agadir-Juby fut une vraie promenade. Nous pûmes comparer ce qui s'étalait sous nos yeux avec nos cartes unicolores : les oueds étaient secs et beaucoup plus nombreux que ceux représentés, les caps n'avaient pas le même arrondi et aussi les dunes mouvantes créaient des ombres trompeuses. Nous allions avoir à nous familiariser avec ces reliefs nouveaux où les repères prévus semblaient manquer, tout au moins à nos yeux inexercés.

Le colonel Benz, commandant la forteresse de pierres dans laquelle il se trouvait enfermé jour et nuit avec quelques officiers et de nombreux détenus, nous accueillit avec sympathie en brandissant un message capté de Las Palmas et adressé à M. de Massimi Par ce message, qui n'était pas le premier, M. Latécoère interdisait les trois parcours maritimes envisagés.
Beaucoup d'espoirs transformés en déception et pour quel motif? M. de Massimi me dit ne pas le connaître, mais nous supposâmes que les dernières pannes de moteur avaient impressionné défavorablement le patron.
En plein désert, nous nous vîmes contraints à l'inaction et si nous sortions aisément de l'enceinte du fort pour prodiguer à notre appareil les soins indispensables, il nous fallait pour rentrer donner le mot de passe à la sentinelle.
En donnant le baptême de l'air au colonel Benz, je pus mieux me rendre compte de notre isolement, de l'aridité de ce lieu. A perte de vue des dunes, du sable, une immensité morne d'où, de temps à autre, surgissaient comme par miracle quelques chameaux et leurs cavaliers maures.
Il nous fallut attendre le retour de la mission de Dakar avant de songer à regagner Casablanca et M. de Massimi profita de ce délai pour effectuer, à bord d'un cargo de ravitaillement, sa mission Juby-Las Palmas.
La présence à Juby de nos avions perturba le calme habituel de ce désert et les Maures accoururent de plus en plus nombreux, semblant sortir du sol. Ils venaient acheter du sucre, de la toile, des cartouches qu'ils tiraient la nuit sur les créneaux du fort dans l'espoir peut-être d'éteindre le cri obsédant de "alerta sentinela" répété, de quart d'heure en quart d'heure, aux tours d'angle.
Dans la journée nous nous éloignions peu, car on courait le risque d'être kidnappé; deux tamaris rabougris, les seuls à l'horizon, marquaient la limite de nos sorties. Nous croisions, au cours de ces promenades, des Maures à tête de Christ, au profil fin et nerveux, aux cheveux bouclés. En général, devant l'appareil photographique, leurs traits se crispaient mais certains plus évolués souriaient et prenaient (les poses avantageuses. Ceux-là parlaient quelques mots de Français, ils étaient allés au Maroc et parfois même avaient servi comme agents de renseignements; ils prenaient plaisir à nous dire combien ils étaient heureux de causer avec des Français.
Enfin Roig revint de Dakar avec Delrieu et Ham; Ceuille, en panne, était resté à M'Terert.
Le lundi 21 mai, nous quittâmes Cap Juby en vol de groupe. A Agadir, le ravitaillement en essence fut long, nous nous séparâmes. Ham partit le premier, je le suivis bientôt dans un vent du nord soufflant en rafales. Lorsque nous abordâmes les collines du cap Guir couronnées de nuages, ce fut une danse éperdue d'une aile sur l'autre pour notre avion lourdement chargé. Happés par les remous, nous étions les jouets du vent qui menaçait de nous aplatir contre une colline; l'obstacle contourné, nous rejoignîmes la mer.
A la nuit tombante, nous arrivâmes à hauteur de Mogador et de son terrain rudimentaire; nous nous y posâmes, M. de Massimi étant d'avis de ne pas poursuivre.
Indépendant comme toujours, Delrieu préféra la pleine campagne et, quant à Ham, il atteignit seul, de nuit, Casablanca.
A Malaga, nous nous trouvions un peu à l'écart de la grande aventure qui se préparait, fort heureusement, les multiples tâches quotidiennes m'accaparaient, atténuant un peu mes regrets.
La ligne continuait, s'affirmait en dépit des coups du sort : dans la région de Fez, Gensollen s'était tué et près de Barcelone, Victor Gay avait été victime du mauvais temps.
Notre modeste communauté représentait la France avec éclat et le nouveau consul de France à Malaga, M. Gissot, nous pria d'assister à la petite soirée qu'il organisait à l'occasion du 14 juillet. Il avait choisi de faire cette réunion aux < Banos del Carmen ", un nouvel établissement au bord de la mer que fréquentaient tous les Malaguenos en quête de fraîcheur.
Je fis savoir à M. Gissot que je ne croyais pas pouvoir répondre à cette invitation, car il m'était difficile de quitter le Rompédizo même pour une cérémonie officielle. Il vint avec sa jeune femme, insista et nous nous laissâmes convaincre.
Mais tout se savait vite le long de la ligne! Deux jours plus tard je lus dans une note de service
" Nous avons appris que des personnes étrangères à la compagnie viennent au terrain. Nous vous rappelons que celui-ci est interdit même aux femmes des pilotes!...
Un arrêt brusque du moteur avait contraint l'appareil parti la veille d'Alicante à se poser. Il avait dépassé Balerina et survolait la pointe chaotique qui sépare, sur une trentaine de kilomètres, la belle plage précédant celle de Roquetas. Entre deux des pointes avancées de ce saillant montagneux, Nous avions repéré une toute petite plage pouvant servir en cas de nécessité mais, jusqu'alors, nous n'avions pas eu à l'utiliser.
Vite freiné par un sable très mou, l'avion s'était arrêté avant les barques, presque à l'extrémité de la surface utilisable; un peu plus loin, était la falaise contre laquelle la fragile machine aurait pu se fracasser.
Je ne fus prévenu que le soir, car, pour Malaga, le circuit téléphonique faisait un grand détour, la communication était longue à obtenir. Le 17 août, à 5 h 10 du matin, je décollai après avoir recommandé au pilote de faire pousser l'avion accidenté le plus loin possible et de débarrasser la plage des obstacles et des curieux. Cependant lorsque nous la survolâmes, cette surface nous parut bien petite.
Atterrissage normal. Le courrier fut aussitôt transbordé et les deux passagers, un postier de Rabat et sa vieille maman qui rentraient en France, prirent place sans trop d'appréhension.
J'avais rangé mon avion en position de départ, je l'avais axé sur les six ou huit mètres de sable mou mais plat qui formaient le haut de la plage; ainsi le démarrage devait être lent mais plus sûr.
- La bande qui borde la mer est plus dure, plus favorable, me fit remarquer le jeune pilote qui n'avait pas encore l'expérience des atterrissages et des départs sur le sable.
- Non, lui dis-je, car elle est en pente douce vers l'eau et vos roues s'enliseront. .
II ne me parut pas convaincu mais ne répondit rien. Bientôt le moteur accéléra, l'avion se mut très lentement, prit peu à peu de la vitesse mais, au lieu de rester sur la partie haute, insensiblement il se rapprocha de l'eau.
Alors même qu'il semblait prêt à s'envoler, il amorça un virage que le pilote fut impuissant à éviter. La roue s'englua et nous assistâmes à un changement de direction vers la mer. Un vrombissement ultime du moteur, l'hélice qui éclate, l'avion qui capote, la queue qui s'élève et retombe lourdement dans les gerbes d'eau que le soleil à peine au-dessus de l'horizon faisait scintiller.
Avec la centaine de curieux horrifiés, nous nous précipitâmes vers les débris. Pilote et passagers furent retirés de dessous leur habitacle; ils avaient bu une bonne tasse mais ils furent vite ranimés. Rien de cassé, plus de peur que de mal, seulement quelques contusions.
Le courrier fut sauvé, les sacs trempés étalés au soleil en attendant la venue d'un second avion demandé à Malaga que le pilote Doerflinger conduisit jusqu'à Casablanca.
Bien sûr, le sable humide pouvait paraître plus ferme, plus favorable mais l'expérience nous avait appris ses traîtrises.
1923 devait se terminer par une belle démonstration aérienne sur le parcours Casablanca-Dakar; par contre, les tentatives de liaison entre Barcelone et Palma de Majorque par Enderlin et Clerc n'eurent pas grand succès.
La liaison Alicante-Oran en correspondance avec la première ligne Toulouse-Casablanca s'organisait et, début 1924, Paul Vachet, venu à l'hydravion en passant par l'amphibie, prit la responsabilité de cette ligne. Il connut des heures de soucis et d'inquiétude, car on demandait trop au matériel de l'époque et il fallait compter avec ses continuelles défaillances. Une amélioration pourtant : les pigeons voyageurs utilisés pour relier, en cas de panne, l'hydravion à la terre ferme furent remplacés par les premiers postes radio et leurs opérateurs navigants.
Des postes fixes furent également installés aux escales d'Alicante, de Barcelone puis de Malaga. Nous pouvions ainsi être prévenus de l'arrivée à destination des appareils assurant le courrier ou bien, dans l'angoisse, parce que l'heure d'atterrissage prévue était dépassée, attendre impatiemment le coup de fil situant la panne.
Les premiers mois de 1924 furent favorables et en dépit de quelques incidents inévitables, la régularité des courriers fit des progrès.
Les pilotes affectés à Malaga : Corsin, Denis, Vedel, Guillemet, Navarro, Rugammer et quelques autres qui n'y séjournèrent que peu de temps, rivalisaient d'entrain et de bonne humeur. La sympathie espagnole démonstrative et sincère, les courses de taureaux bruyantes et colorées et même la cuisine à l'huile d'olive, les avaient conquis,
Au sol, une équipe de mécanos aussi ardente faisait face à toutes les défaillances de ces moteurs fragiles qui atteignaient difficilement soixante heures de fonctionnement avant la rupture.
Mais je sentais l'habitude s'installer en moi; le manque relatif d'imprévu me pesait. Je connaissais, pour y être allé, tous les recoins de la côte de Cadix à Alméria, je m'étais posé sur la majorité des terrains éloignés et en friche le long des sierras. Lorsque, entre les dépannages et les courriers, il m'arrivait de pousser jusqu'à Toulouse je m'y rendais avec l'espoir d'apprendre mon affectation prochaine sur les nouvelles lignes à défricher.
Didier Daurat ne me décourageait pas mais il ne me faisait aucune promesse. Je me souviens qu'un soir, alors que M. de Massimi allait prendre l'express de Madrid, je lui ai dit
- Pensez à moi mais surtout pas Barcelone, j'en connais trop bien la boue. Plus loin, là où il y a à faire...
En février 1924, je crois, se situèrent deux dépannages éclairs, de ceux que nous réalisions avec plaisir.
Un coup de fil de La Linéa où le pilote venant de Casablanca s'était posé normalement.
- Que s'est-il passé?
- Au-dessus du Détroit, j'ai été très secoué sous de gros cumulus. 11 m'a paru alors que le niveau d'essence baissait dangereusement et que le moteur claquait.
Avec le mécanicien Rejeange, je partis donc pour cette belle plage de sable fin. Bientôt nous aperçûmes la couronne de nuages qui presque constamment surplombe Gibraltar et trente-cinq minutes plus tard nous nous posâmes près de l'appareil.
Pour transborder courrier et bagages, les volontaires ne manquaient pas, cela laissa le temps à Rejeange de soulever le capot du moteur réticent et de vérifier le contenu du réservoir.
Jeune encore sur la ligne, le pilote voulait absolu ment me justifier son atterrissage et multipliait les explications.
- D'accord mais pressez-vous, mon vieux, le courrier ne doit pas attendre.
Il décolla aussitôt et je me dirigeai vers l'autre appareil dont Rejeange venait de rabattre le capot.
- J'ai tout vérifié, me dit-il, je ne vois rien d'anormal.
- Faisons tourner le moteur.
Tout semblait en ordre et j'eus une idée téméraire en regardant la longue plage.
- Un fait un essai, criai-je au mécanicien.
- Pourquoi pas! fit-il en sautant dans la carlingue.
La foule s'écarta, le moteur tourna au régime maximum. et l'appareil allégé décolla rapidement. Je mis le cap sur Malaga sans perdre de vue l'autre avion qui prenait lentement de la hauteur et comme j'étais très bas sous lui le pilote ne s'aperçut pas que je le dépassais... et je me posai le premier à Malaga.
A quelques jours de là, par une matinée splendide, Corsin s'envola en direction d'Alicante. Ce ciel d'un calme transparent le portait peut-être à la rêverie, mais certainement il était loin de penser qu'il totaliserait un jour vingt mille heures de vol!...
Du Rompedizo, nous suivions son avion étincelant dans le soleil, ses éclats brefs semblaient nous dire encore un joyeux au revoir.
Malaga, baigné dans une brume légère et colorée, à l'orée d'une mer d'huile, venait d'être survolé lorsque, contrairement à la prudence habituelle, l'avion interrompit sa montée et nous donna même l'impression de descendre.
Etait-ce voulu, était-ce une fantaisie à la Delrieu à qui on attribuait deux ou trois atterrissages à Totana pour y saluer quelque hidalgo de connaissance?
Bientôt nous n'eûmes plus (le doute, l'avion se rapprochait de plus en plus du sol; nous ne parvenions plus à le distinguer.
S'était-il posé ou bien!... D'un commun accord, Porcher et moi courûmes à l'avion de dépannage et nous quittâmes le terrain sans perdre une seconde.
Malaga puis la petite plage de Torox au loin et l'appareil de Corsin vers lequel les curieux accouraient de toutes parts. Il me fallut faire deux passages
au-dessus de leurs têtes pour les décider à me laisser assez de place.
Déjà Corsin déchargeaient les sacs de courrier; il me cria
- Une rupture de moteur, puis quand je fus près de lui il ajouta : c'est chic, monsieur Vanier, d'être venu si vite; je ne perdrai pas ma prime.
Je souris, car nous le savions, disons, "intéressé " et le règlement prévoyait que toute étape effectuée en plus de six heures n'était pas payée!...
Que lui était-il arrivé? Nous nous le demandions et nous guettions la sonnerie du téléphone. A 17h30, ce 25 juillet 1924, une voix espagnole prononça le mot "désastre ". Nous l'entendions souvent ce mot qui n'a pas la même valeur dans les deux langues mais cette fois, hélas! il s'agissait bien d'un désastre. L'avion s'était écrasé dans un marécage en bordure de la plage de Motril, pilote et passagers étaient sérieusement blessés.
Avec un autre pilote et un mécanicien, je partis aussitôt pour mon cent quinzième dépannage; lorsque nous atterrîmes à 18 h 35, il était trop tard pour transborder le courrier et poursuivre avant la nuit.
Alors que le second pilote s'envolait le lendemain matin à la première heure, je rendis visite aux blessés. Le plus touché était Rugammer, il avait les deux jambes brisées et de multiples contusions.
Quelques jours plus tard, ayant conduit M. de Massimi au chevet des blessés, il me raconta comment cet accident s'était produit
- Par un temps superbe je survolais la région de Motril quand le moteur s'est arrêté dans un grand tintamarre. J'ai été surpris et j'ai dû attendre trop longtemps avant de descendre. L'avion lourdement chargé s'est mis en perte de vitesse, il amorça des tours de vrille avant de s'écraser en bordure de la plage.
Fort heureusement Rugammer était tombé à l'intérieur des terres et les marais spongieux avaient atténué le choc. Sur la plage même, en mer ou en tout autre endroit, c'eut été la mort certaine. Le destin a parfois de ces attentions!...
Bien soignés, les deux passagers, le prince Achille Murat et H. Caillaud, de Casablanca, furent vite sur pieds. Quelque dix jours plus tard, je les conduisis jusqu'à Alicante.
Fin août, je transportai Rugammer à Toulouse; son état nécessitait des interventions chirurgicales délicates. Il retrouva l'usage de ses jambes et, par la suite, reprit une activité aéronautique dans une autre compagnie.
Le courrier pour Alicante avait fait demi-tour avant même que nous l'ayons perdu de vue. Alors que je m'interrogeais, le pilote ôtait tranquillement son serre-tête et prenait tout son temps pour quitter la carlingue. Déjà au moment du départ, il avait trouvé que le moteur ne tournait pas rond puis avait dû convenir que c'était une impression.
- Qu'y a-t-il encore?
- Vous ne voyez pas! me dit-il. Il serait dangereux de vouloir passer dessous.
Les nuages que l'on apercevait sur la côte étaient loin, il n'avait pas eu le temps de les approcher.
- C'est la troisième fois que vous avez de ces impressions fantaisistes, que vous m'obligez à vous remplacer au dernier moment, ce au risque de retarder le courrier
- Ce n'est pas une impression.
- J'ai passé sous silence vos précédentes défaillances, mais cette fois je vais faire un rapport.
Il persista dans son entêtement. Je partis donc et fêtai l'année nouvelle à Alicante.
Quant à ce pilote, il quitta bientôt Montaudran pour s'engager dans une grande société parisienne. J'enten dis encore une fois parler de lui; ce fut à l'occasion d'un accident grave...
Nous aimions bien Triest et nous ne lui prouvions peut-être pas toujours gentiment. Il était si bon, si enjoué mais si crédule que souvent il était la victime de plaisanteries plus ou moins innocentes.
Ce mécanicien, monteur d'avion, charpentier, entoileur, ajusteur et j'en passe, avait droit à quelques jours de congé. Il s'était fixé un but qui pour lui devait représenter quelque chose comme le. bout du monde : visiter Gibraltar!
Le rocher anglais avec sa légende de forteresse interdite l'attirait et, pour une somme modique, le car Malaga-Algésiras pouvait l'y conduire.
En fait Triest voulait surtout, je pense, s'évader du Rompédizo, oublier le terrain brûlé de soleil, l'épineuse bordure de cactus, les appareils aux morceaux toujours éparpillés et la popote journalière. Il rêvait d'acheter pour presque rien des cigarettes égyptiennes et des souvenirs hindous, de vérifier lui-même tout ce qu'on lui avait raconté, de passer le portillon-frontière et de flâner sur les routes étroites et sinueuses du rocher.
Ce départ de Triest fut pour le camp un véritable événement. A 7 heures du matin, tous ses camarades étaient là, échangeant des clins d'oeil complices et prêts à l'accompagner. Un véritable cortège encadra notre voyageur endimanché et descendit au milieu des rires le chemin menant à la route.
Naturellement, le permissionnaire ne portait rien. Rejeange s'était chargé de son imperméable.
- Il fait un temps magnifique! avait protesté Triest.
-- Ici mon vieux, mais tu sais bien qu'au-dessus de Gibraltar il y a toujours des nuages.
Quant à la valise, elle passait de main en main et les occupants du car durent prendre Triest pour un personnage important, car une véritable ovation salua son départ pendant qu'au volant le conducteur se demandait ce que pouvait bien contenir cette lourde valise qu'il avait eu tant de mal à hisser sur le toit.
A La Linéa, Triest ne se rendit pas compte de ce poids anormal, deux muchachos s'étaient précipités et ce fut sur une charrette en compagnie d'autres bagages que la valise atteignit le poste frontière La Linéa-Gibraltar.
Lorsqu'on le lui demanda, Triest l'ouvrit sans crainte. Il n'avait rien à cacher, mais lorsqu'il eut soulevé le couvercle, il se sentit rougir alors que douaniers et voyageurs s'esclaffaient.
Trafic illégal? Non, mais on aurait peut-être pu l'obliger à casser les énormes pavés que contenait sa valise!
Fin 1924, notre activité ne faiblit pas, faite de routine peut-être mais combien accaparante.
Nous comprenions parfaitement ce que représentait ce courrier que nous transportions, car nous attendions nous-mêmes les lettres de France, nous savions ce que, dans certains cas, vingt-quatre heures de retard représentaient d'inquiétudes.
Ne croyez pas que nous étions favorisés, nos lettres nous arrivaient par la poste locale, c'est-à-dire pas bien vite. Faute d'une entente avec l'administration des postes espagnoles, nos appareils n'étaient pas autorisés à déposer ou à emporter du courrier aux escales rien en dehors des plis officiels de la compagnie faits de consignes, d'observations, de directives, de sanctions, jamais de félicitations ou même d'encouragements. Nous étions taillables et corvéables à merci et les préoccupations propres à la ligne devaient prendre le pas sur nos soucis personnels.
Chaque jour, tant que le courrier service n'était pas ouvert, nous nous sentions sous la dépendance directe de celui qui de Montaudran dictait nos pensées, nos activités, nos destinées. Il rédigeait ses notes en négligeant nos individualités mais il savait, je dois le reconnaître, obtenir une parfaite homogénéité de nos efforts.
Seulement lorsque l'enveloppe cachetée avait livré ses secrets ou ses redites, nous retrouvions un sentiment de liberté. Nous étions loin de tous, indépendants, sans contrainte... jusqu'au prochain courrier!
Un jour l'un de ces plis m'avisa que ma présence à Malaga n'était plus indispensable et que je pouvais rendre davantage de services à Barcelone; le pilote désigné pour me remplacer devait arriver incessamment.
L'un des derniers souvenirs que j'emportai de Malaga fut celui de la visite du nouvelliste espagnol Edouardo Zamacoïs, auteur de plusieurs romans d'occultisme et cousin du grand écrivain Miguel Zamacoïs.
Je lui fis survoler les environs de Malaga et ce fut plus qu'un baptême, une véritable conversion aux choses de l'air. Un photographe, peut-être l'un des premiers reporters itinérants, nous mitrailla lorsque nous descendîmes d'avion, et, quelques jours plus tard, je reçus une photo de Zamacoïs ainsi dédicacée
"A l'éminent aviateur M. Raymond Vanier qui, par sa profession, devient une sorte de prêtre de l'au-delà! "
Le 3 novembre 1924 nous vîmes, ma femme et moi, depuis l'avion régulier, s'effacer Malaga. Nous allions connaître un nouveau séjour en Catalogne.

SECOND SÉJOUR A BARCELONE

Le Retour- Au Bourbier - La première Limousine F. 70-
A moi la plage ! - L'exposition internationale de Barcelone -
Progrès et remise en ordre vacances.

Le premier contact fut émouvant, ne nous rappelait-il pas les débuts de notre mariage. Nous flânâmes avec plaisir dans Barcelone retrouvé.
Depuis deux ans plusieurs chefs d'aéroplace s'étaient succédé, les uns démis, les autres ayant pris les devants. Tous s'étaient aperçus qu'il était plus facile d'obéir aux consignes reçues que de donner des ordres et de les faire exécuter.
Lorsque j'avais quitté le terrain en 1922, celui-ci était en amélioration constante. Hélas! je le retrouvai sillonné d'ornières profondes remplies d'eau; à nouveau, avions et personnel s'enlisaient à qui mieux mieux. La boue semblait vouloir gagner la partie et le travail s'effectuait avec une bonne volonté émoussée. Il était temps de réagir sinon ce cloaque nous aurait fait disparaître tous.
La direction semblait avoir compris le dramatique de cette situation. M. de Massimi venait de faire le nécessaire pour obtenir la location d'une bande de terrain en perpendiculaire à l'actuelle. Un pont de bois enjambant le fossé devait relier les deux parcelles.
Chose importante, nous louâmes par la même occasion une ancienne ferme récemment transformée et habitable; nous nous y installâmes dans trois pièces et le personnel fut logé à l'étage ou dans les dépendances. Ensuite le bon fonctionnement d'une popote apporta un peu de bien-être à tous, sédentaires et voyageurs.
La mauvaise saison, celle des nuages bas restreignant la visibilité, s'annonça par un accident. Georges Payan, pilotant l'avion courrier de Perpignan jusqu'à Marseille, emboutit les Cévennes, près d'Aiguevives, et périt dans le brasier qui s'alluma instantanément.
Ce coup du sort servit peut-être à stimuler les énergies et le contact des nouveaux pilotes qui achevaient leur entraînement favorisa également ce regain de foi.
Beaucoup prirent rang dans la ligne au cours de cette année, ils avaient noms : Dubourdieu, Mermoz, Drouhin, Guillaumet, Reine, Etienne, Antoine, Lécrivain et d'autres encore; ils essayaient leurs ailes entre Toulouse et Barcelone.
Ce fut l'occasion d'un changement en chaîne, ceux qui, jusqu'alors étaient affectés à Barcelone ou à Malaga, le furent à Casablanca ou à Toulouse. Chaque pilote devait assurer deux étapes: à l'aller ToulouseBarcelone-Alicante et au retour le même itinéraire après échange du chargement.
Si, en cours de route, l'un ou l'autre était soit fatigué soit impressionné par le mauvais temps, je le remplaçais; si un accident risquait de perturber l'horaire, je devais m'efforcer d'éviter le retard. Ces incertitudes, ces fatigues ajoutées aux soucis de l'escale laissaient peu de détente.
Il arrivait aussi, par bonheur assez rarement, que des erreurs étaient commises. J'ai vu par exemple revenir à Barcelone le courrier parti la veille pour Alicante et Casa et la même chose s'est produite dans l'autre sens. Il fallait tenter d'expliquer cela à Toulouse d'où un échange de notes, d'où aussi une sanction justifiée.
L'accident venait juste de se produire; le téléphone simplifiait les choses et je partis donc ce 26 janvier 1925 pour mon cent trente et unième dépannage.

Donc une panne de moteur avait obligé Rozès à se poser mais cette plage, depuis longtemps repérée, semblait fort accueillante et sans aucune appréhension le pilote avait fait les manoeuvres d'approche. Les roues étroites de la limousine Farinan, la première des trois qui devaient être mises sur la lime pour essais, s'enfonçaient de plus en plus dans le sable mou. L'avion ayant encore de la vitesse et assez peu chargé à l'arrière avait fait un splendide panache sur le nez avant de passer complètement sur le dos.
Avec le mécanicien Cavaillès, prudemment je me posai sur ce sable encore plus meuble que je ne supposais et pour réduire la difficulté et le danser, je décidai de redécoller seul.
Rozès et Cavaillés restèrent sur place pour démonter le Farman dont la queue s'était brisée dans le capotage. Lorsqu'ils redressèrent cet avion, le fuselage se trouva, à un certain moment, presque à la verticale. Au sommet de ce piédestel inattendu Rozès se fit photographier et il nous rapporta ce souvenir humoristique de la première limousine F.79.
Le 16 février, j'assurai le courrier Tolun o de Barcelone à Alicante avec Jean Mermoz comme passager.
Ce jeune pilote avait terminé sa série de voyages d'entraînement, il venait d'être affecté à Casablanca. Je n'allais le revoir qu'à intervalles irréguliers, bientôt ou dans très longtemps comme, d'ailleurs, tous les camarades de la ligne. Nous nous séparions et nous nous retrouvions sans étonnement, sans même garder une notion exacte du temps. Mais au fait, nous séparions-nous vraiment? Les nouvelles des uns et des autres circulaient tout au long de la ligne, soit à l'occasion de notes de service, soit parce que l'un ou l'autre faisait les frais d'une anecdote plaisante ou scabreuse.
Le 19, à 6 h 45, par beau temps, je décollai avec deux passagers cette fois, Mr. et Mme Movilliers arrivés de Casablanca.
La montée fut lente, l'appareil était pratiquement chargé à bloc, trois personnes, des valises, les deux coffres sous les ailes pleins à craquer, des sacs de poste un peu partout remplaçant même les deux sièges de contre-plaqué réservés aux passagers.
Au fur et à mesure que je prenais de la hauteur, je m'éloignais en direction d'Alcoy et de Valence tout en surveillant cette région accidentée, car je me souvenais, par expérience, qu'il était difficile de trouver à s'y poser.
Les collines ont là mille à quinze cents mètres avec des pitons arides, plus élevés encore, le tout d'une couleur brune qui rend impossible de différencier terre ou rocher sauf aux endroits où la montagne transformée en marches spacieuses est plantée de rangs d'oliviers ou d'amandiers.
Alcoy était déjà derrière moi que je songeais encore à ces amandiers qui donnent un renom mondial à la capitale du Turon ". Du coin de l'oeil, je suivais la progression lente de l'aiguille du thermomètre, elle grignotait le cadran avec une persistance anormale.
Instinctivement, je regardai à gauche et à droite, sortis la main en éventail non pour voir s'il pleuvait mais pour savoir si le radiateur laissait fuir l'eau. Comme d'ordinaire le pare-brise se couvrait de fines gouttelettes d'huile du moteur mais aucune trace d'eau. Et cependant la température était déjà à 80°.
Sous moi, des vallées abruptes, inaccessibles, des rochers amoncelés, des banquettes trop étroites. Il me fallait trouver la mer; je l'aperçus au loin près de la pointe de Gandia.
.le me trouvais alors au centre d'un triangle, trop avancé pour retourner à Alicante, mais pas assez pour espérer atteindre la plaine de Valence; ma seule chance était donc d'atteindre cette pointe, ne sachant pas encore si la plage la plus hospitalière serait au sud ou au nord.
Le thermo marquait à présent 90°, je sentais l'air chaud venir de l'avant ainsi qu'une odeur de roussi toujours redoutée, particulièrement en l'air. Aucune fuite perceptible! Sans doute se trouvait-elle en dessous du radiateur ou du moteur.
La température montait toujours, les minutes passaient lentement, l'avion me semblait faire du sur place.
La plage au nord de Gandia me parut être la plus proche mais je ne crus pas pouvoir l'atteindre. 90° puis 95° et bientôt 100°; je ralentis le nombre des tours du moteur et me mis lentement en descente.
Peut-être qu'en survolant l'axe d'une vallée très étroite je pourrais arriver à une plage, sinon je ne voyais pas le moindre espace susceptible de me recevoir convenablement...
Je n'osais plus regarder le thermomètre; les bouffées de chaleur me faisaient appréhender la panne totale ou le feu. Je sentais le moteur tourner difficilement, j'attendais sa rupture prochaine, priant pour qu'il me tire encore un peu. J'espérais que mes deux passagers étaient bien recroquevillés, bien cramponnés ainsi que je leur avais conseillé.
Aurais-je n'aurais-je pas cette plage? Devant moi la vapeur s'échappait de partout, la vapeur ou peutêtre le feu, pourtant nous volions encore.
Le sol approchait, trop vite à mon gré... Aurais-je... n'aurais-je pas cette plage!
Après le survol d'un marécage, si proche de la mer qu'il doit être battu et rempli par les vagues les nuits de tempête, une plage de sable mou large de quarante à cinquante mètres sur laquelle je parvins à me poser, hélice en croix.
Des flammèches sortaient de l'avant du capot moteur, je criai à mes passagers de sauter pendant que moimême je m'évertuais à lancer du sable pour empêcher le feu de se propager. Des paysans accourus m'aidèrent et bientôt le danger fut écarté.
A 7 h 40 Catin arrivait d'Alicante pour me dépanner. Le mécanicien constatait que l'entraînement de la pompe à eau était cassé, le moteur grillé et qu'il fallait changer les joints brûlés.
A bord de l'avion dépanneur nous reprîmes notre vol et mes deux passagers paraissaient ravis de l'intermède. Ce fut seulement lorsque, deux heures plus tard, je les confiai à un camarade de Barcelone et que je leur souhaitai bon séjour en France que je réalisai pleinement le risque que nous avions couru.

Le 2 avril le pilote Bergaud et le mécanicien Lempereur devaient avoir beaucoup moins de chance, ils se tuaient au départ d'Alicante.
Une rupture intérieure du moteur provoqua sans doute la panne au départ et l'écrasement de leur fragile machine au milieu des pierres et des obstacles multiples.
Conseils, recommandations, précautions de toutes sortes n'empêchaient pas nos jeunes camarades de payer un lourd tribut à la ligne, mais ce prix même donnait une signification, une valeur plus grande aux résultats obtenus.
Nos amis de la presse espagnole, plus souvent que ceux de la presse française il faut bien le dire, relataient nos atterrissages, nos difficultés, nos pannes et rarement dans un sens critique. Au contraire, ils ne manquaient jamais d'exalter en termes grandiloquents ce qu'ils appelaient < des exploits ".
Cette année-là, à l'Exposition internationale d'automobiles, qui devait avoir lieu dans le nouveau palais. construit sur le flanc de la colline Montjuich, des avions devaient figurer pour la première fois. Il s'agissait d'une exposition très importante pour laquelle on avait transformé la colline entière en un parc fleuri, reconstitué un village espagnol et installé de multiples jeux d'eau et de lumière.
Nous ne devions pas manquer cette possibilité de propagande, d'autant plus que la fabrique espagnole Herreter et aussi une firme allemande y seraient représentées.
Nous pouvions, nous devions mieux faire; j'adressai à la direction un rapport dans ce sens et sollicitai son accord. La réponse tardant à venir, je me rendis à Toulouse pour plaider cette cause à laquelle je tenais.
- Je vous donne mon accord, me dit M. Latécoère.
Il fut décidé qu'une limousine Farman F.70, spécialement décorée intérieurement, serait convoyée au Pratt, démontée et transportée par nos soins sur une charrette jusqu'à l'exposition. Je pensais aux routes défoncées; ce travail à lui seul représentait un tour de force!
J'obtins aussi que le nouvel avion Latécoère XIV mis au point par Enderlin, serait exposé, si toutefois les essais se terminaient à temps. C'était un appareil monoplan à ailes surélevées, à fuselage ovoïde avec cabine pour quatre passagers, deux face à face. Lourd, équipé d'un moteur Renault de 3300 CV, il n'était pas plus rapide, mais son nouveau profil d'ailes étudié par l'ingénieur Moine, chef du bureau d'études, lui permettait d'enlever une charge légèrement plus élevée.
Les jours qui suivirent me parurent courts, chaque détail demandait une mise au point : l'obtention gratuite d'un stand important, l'aide de telle ou telle personnalité et mille autres choses encore. Je ne disposais plus que d'une semaine!
Quelle propagande serait pour nos ailes l'atterrissage d'un avion sur le sommet de cette colline de Montjuich, presque au coeur de Barcelone, là où la route est large mais séparée en deux par un massif de plantes!
Les jeunes arbres qui la bordaient étaient bas et frêles encore et la chose me parut réalisable. Enderlin, que je priai de venir à Barcelone, reconnut les lieux, il fut de mon avis. M. Latécoère, à qui je soumis mon projet, l'accepta mais à la condition qu'aucun nom de pilote ne serait donné à la presse; pas de publicité à l'avance.
Cette dernière clause me fut rendue plus impérative encore par les hésitations de dernière heure des autorités qui ne purent me donner une autorisation officielle mais me promirent de fermer les yeux.Nous décidâmes, avec Didier Daurat et Enderlin, que l'avion arriverait la veille de Toulouse, qu'il prendrait le départ du terrain (lu Pratt au lever du jour et se présenterait quinze minutes plus tard à Montjuich
Par un ciel limpide, sans le moindre nuage ni trace de vent, l'avion arriva selon les prévisions, tenta un premier atterrissage trop long et recommença. Enderlin, au cours de ce second essai, réussit à se poser impeccablement, mais sur l'asphalte lisse, sans vent ni freins la machine roula, n'en finissant plus de s'arrêter bien que cramponnés aux mâts et à la queue, nous nous laissions traîner. Finaleinent, de chaque côté, les extrémités des plans furents arrêtées par les arbres qui s'encastrèrent dans le bord d'attaque de contre-plaqué et de toile, ceci jusqu'au premier longeron.
Des curieux attirés par les passages à basse altitude d'Enderlin et par sa descente, commencèrent à arriver alors que déjà nous avions entrepris le démontage. Ce travail fut achevé dans la journée de même que le transport au Palais cinq cents mètres plus bas.
Le remontage fut immédiat et, de nuit comme de jour, nous nous affairâmes, réparant les extrémités d'ailes pour redonner à cet avion une présentation impeccable.
Trois jours plus tard, le stand Latécoère, le mieux situé de l'exposition, montrait deux appareils rutilants et toute la presse commentait favorablement l'exploit de ce pilote français à l'anonymat bien gardé selon la tradition de la ligne. Le but que j'avais visé était atteint!
Le 29 mai 1925, jour de l'inauguration officielle, arriva. A 11 heures le cortège royal pénétra dans le Palais dont la partie centrale était toute entière occupée par la section française : un emplacement de choix conquis de haute lutte devant les représentants d'une firme allemande reléguée de ce fait sur le pourtour de l'immense hall. Deux salles contiguës exposaient de luxueuses automobiles tandis qu'un second hall était réservé à l'aéronautique militaire espagnole.
Pour cette inauguration M. de Massimi était venu spécialement de Madrid avec ses collaborateurs espagnols bien en cour. Tous s'apprêtaient avec fierté à faire les honneurs de notre stand luxueusement aménagé grâce à l'aide bénévole de spécialistes du meuble et du tapis dont les réclames discrètes apparaissaient ça et là. Ne comptions-nous pas de nombreux amis!
Nous attendions un peu nerveusement le cortège royal. Il apparut, traversa rapidement le hall principal contournant la section française. Guidé, je suppose, par des personnalités d'origine germanique, le roi s'arrêta un court instant devant le stand allemand mais pas une minute chez nous.
Et le cortège descendit les quelques marches qui conduisaient à l'exposition militaire... puis disparut!
Hasard, intention? Je n'oublierai pas le silence qui suivit ni les regards étonnés et déçus que nous échangeâmes. L'incident était grave, il atteignait certes notre orgueil personnel, mais surtout notre prestige.
Pâle de rage, M. de Massimi me laissa et quitta ostensiblement l'exposition. Notre ambassadeur, M. Peretti della Rocca, qui lui aussi s'était déplacé spécialement, n'avait pas su ou pas osé réagir au moment opportun. Le mot n'est pas trop fort, nous étions désespérés!
Notre bonne volonté, nos efforts allaient-ils demeurer vains ? Notre valeur, nos sacrifices resteraient-ils dédaignés?
J'avais reconnu, au deuxième rang derrière le roi, un ami journaliste à la Vanguardia, un véritable ami qui, toujours, avait manifesté une vive sympathie pour notre oeuvre. Hors de moi, comme si l'on m'avait souffleté, je parvins à le rejoindre et en quelques mots lui expliquai l'affront que nous venions d'essuyer.
- Si personne ne peut y remédier, lui dis-je, je donne immédiatement l'ordre de démonter les appareils; nous ne resterons pas une minute de plus.
Dans mon emportement je dus être bruyant puisque j'attirai l'attention du roi qui s'enquit de l'incident. Quelqu'un le renseigna. Alors, à ma grande surprise,
Alphonse XIII fit demi-tour et entraîna toute sa suite vers notre stand. Là il se fit expliquer le fonctionnement de la ligne, examina les appareils.
Je m'efforçai de le retenir, car dès le premier instant j'avais dépêché plusieurs employés à la recherche de M. de Massimi qui tardait à revenir. Je sortis même le carnet de vol que j'avais pris sans grand espoir et demandai un autographe. Ma requête parut étonner Sa Majesté qui pourtant, de bonne grâce, prit place dans l'un des somptueux fauteuils de cuir ornant le stand et signa sur la page le garde.
M. de Massimi arriva alors essoufflé, n'en croyant pas ses yeux. Il retrouva vite son plus aimable et diplomatique sourire tandis que cinéastes et photographes enregistraient pour la postérité cette cérémonie sans protocole. Remis, émoustillé même par ce succès inespéré, M. l'Ambassadeur plaça enfin le petit commentaire qu'il avait, je pense, préparé et cela en oubliant le rôle que j'avais joué dans ce revirement.
Peu après, le cortège de la reine fit son entrée, et reçut à notre stand en liesse un énorme bouquet de roses.
Pour remercier ce journaliste ami sans qui ce renversement ne se serait pas produit, je lui donnai le nom du pilote, Achille Enderlin; je lui devais bien cette information...
Dans ce pays, les beaux jours sont nombreux mais les nuages abondants et les vents violents sont aussi très fréquents le long de la côte est d'Espagne. Alors les étapes de quatre cents kilomètres qui, d'ordinaire, s'effectuaient en trois heures, trois heures quinze, duraient parfois beaucoup plus longtemps et, bien entendu, chaque retard nous inquiétait.
Il était un coin du ciel redouté de tous pour la violence de ses remous; il se situait à hauteur du minuscule village d'Hospitalet, au sud de Tarragone. A cet endroit, la côte, longée par la sierra toute proche et haute de neuf cents à mille mètres, subit les courants rabattants dans lesquels nos avions, tels des fétus de paille, étaient balottés d'une aile sur l'autre. Il arriva à plusieurs pilotes partis de Barcelone avec un appareil très chargé de ne pouvoir prendre rapidement de l'altitude et d'atteindre tout juste mille mètres à hauteur de ce village redouté. Certains, dans la sarabande qui s'ensuivait, perdirent de plus en plus d'altitude et se retrouvèrent près du sol en mauvaise posture. D'autres, plus adroits ou plus chanceux, purent gagner les plages de Tortosa ou de Cambrils.
Et pour moi, ce fut l'occasion d'ajouter quelques dépannages à une liste déjà longue...
L'été 1925 fut assez calme bien que nous eûmes, hélas, à déplorer la mort d'un camarade, Hodapp, pris dans le mauvais temps au passage des Pyrénées.
Il s'était faufilé entre les nuages et allait réussir à franchir l'obstacle dangereux quand, à quelques mètres près, il emboutit de plein fouet le sommet de la montagne au ras du plateau. Sans doute venait-il d'apercevoir l'éclaircie, lorsque le piton rocheux avait émergé brusquement devant lui. De l'appareil, il ne resta rien de plus que l'empennage et quelques débris informes. Quant au pilote et au passager, disloqués par le choc, ils furent tués sur le coup.
A quelques mètres près, l'avion passait ce dernier obstacle avant la plaine!...
Le beau temps s'installa, le ciel retrouva ses tons francs et le soleil son éclat. Les jeunes poursuivaient leur entraînement, quelques moins courageux abandonnaient parfois. La nouvelle phalange comptait Janet, Pivot, Vidal, Collet, Gourp, Lechevallier, Thomas, Paulliac, Despalières mais d'autres encore allaient être nécessaires pour assurer les nouvelles tâches.
En effet, l'exploitation de la ligne Casablanca-Dakar était prochaine et, pour assurer ce service hebdomadaire, les ateliers de Montaudran remettaient à neuf ou construisaient des Bréguet.
La direction avait décidé que deux avions voleraient de concert afin de permettre un sauvetage immédiat de l'équipage et du courrier de l'appareil en panne.
S'il était impossible au second pilote de se poser, il pouvait du moins renseigner l'escale suivante.
Les camarades désignés prirent en charge à Toulouse (les avions flambant neufs; ce fut en somme une remise d'armes; la grandeur de la tâche à accomplir n'échappait à aucun. En vol de groupe, ils firent leur passage à Barcelone où Gaspar, cinéaste espagnol et ami des lignes, les mitrailla.
Le le' juin 1925, Lécrivain et Lasalle prirent ensemble le départ; ils inauguraient le premier service régulier Casablanca -Dakar. Quelques jours plus tard, Dubourdieu, qui devait être le premier chef d'aéroplace de Cap-Juby, les suivit.
Avec les pilotes de passage, nous échangions renseignements et commentaires sur les exploits de Rozès et (le Ville se défendant à coups de revolver contre les Maures, leurs odyssées nous passionnaient.
Moins exaltant, notre travail n'en était pas moins nécessaire. Nous avions repris notre lutte contre le cloaque et notre terrain s'améliorait au point que la nouvelle bande pouvait, elle aussi, être utilisée. Des essais presque journaliers prouvèrent l'efficacité des marques blanches délimitant notre domaine et attirant l'oeil des navigants; de quoi être satisfait!
Un jour, au petit matin, Pivot avait pris le départ pour Malaga, emmenant un passager venu avec moi la veille. Un ciel, à demi couvert de nuages effilochés par un fort vent d'ouest descendant des montagnes en courants rabattants très irréguliers, faisait présager autre chose qu'une promenade. Ces conditions atmosphériques étaient cause sans doute du retard du courrier du Maroc que j'attendais sur le terrain.
Soudain, à l'horizon, un appareil apparut; son tour de piste nous permit de reconnaître l'avion de Pivot. En voyant quelque chose flotter à l'arrière, nous le crûmes en difficulté.
Un atterrissage impeccable digne de ce grand pilote parfaitement maître de lui. Nous courûmes vers lui, son visage trahissait l'inquiétude.
- Je crains d'avoir perdu mon passager, me dit-il.
Effectivement, celui-ci n'était plus dans la carlingue!
- Je survolais cette région accidentée entre Orihuela et Murcie. Des remous très violents m'ont obligé à me défendre de toutes mes forces pour maintenir la machine en position aussi normale que possible. Quand, profitant d'une accalmie, je me suis retourné, j'ai vu la couverture accrochée aux haubans. J'ai essayé de me hausser, de regarder en arrière, je l'espérais cramponné, crispé mais toujours dans la carlingue. J'ai crié sans résultat et, craignant le pire, j'ai décidé de revenir.
Le courrier devait continuer, Pivot repartit donc anxieux et sans espoir.
Nous apprîmes peu après que le malheureux voyageur, ayant été éjecté, venait d'être retrouvé écrasé au sol.
Chaque jour passait, apportant drame, espoir, fatigue. Parmi les nouveaux venus, une élimination se faisait; déjà notre aviation postale était la pépinière où se révélaient les meilleurs sujets. Sur Casablanca-Dakar l'effort se poursuivait malgré le désert et ses embûches et le Rif en effervescence.
Nous avions fait nos preuves et forcé les confiances, (les personnages importants, tels le président du Conseil Paul Painlevé ou le maréchal Pétain, n'hésitaient pas à emprunter les appareils de la ligne.
Lorsque le gouverneur de Barcelone ou des journalistes espagnols se déplaçaient spécialement jusqu'à notre terrain pour saluer au passage quelque haute personnalité française, nous éprouvions nous-mêmes une sorte de fierté assez compréhensible. Mais pourquoi donc, dans de telles occasions, notre consul ne se déplaçait-il pas? C'était, soi-disant, par manque de voiture pour l'amener.
Dans mon ignorance de la politique, je lui offris (le l'aller chercher et même, candidement, j'insistai, n'obtenant qu'une vague promesse. La nuance politique du président du Conseil n'avait pas eu le temps d'évoluer!...
Six années avaient passé. Nous éprouvions, ma femme et moi, le besoin de revoir nos parents, nos amis
et nous voulions profiter du calme momentané de l'arrière-saison pour prendre quelques semaines de vacances en France. Elles furent fixées à la mi-septembre...
A cette époque, Didier Daurat me demanda de le conduire au Maroc où sa présence devenait une nouvelle fois indispensable. Déjà, au cours de l'été, il avait dû, avec Beauregard, s'y rendre rapidement et reprendre en main une situation devenue très difficile; les dangers chaque jour renouvelés impressionnaient les équipages. Cette fois, il s'agissait de consolider les résultats atteints, de rechercher une meilleure organisation pour l'entretien du matériel, car là était la clé de la sécurité.
Partis le 13 octobre, à 6 heures, nous atteignîmes le soir-même Tanger à 17 h 30; c'était la première fois que ce parcours se faisait dans la journée. Ce voyage prouva qu'il était possible d'envisager l'extension des parcours journaliers et de gagner une distribution au moins à l'arrivée.
Didier Daurat rejoignit Toulouse le surlendemain alors que je restai une dizaine de jours à Casablanca. Au cours de ce voyage, il s'ouvrit de son désir de me faire venir près de lui pour le seconder dans les multiples travaux qui l'accaparaient et principalement pour l'entraînement et la conduite des pilotes.
Ainsi j'allais quitter cette Espagne que j'aimais tant, cette Espagne qui avait vu naître mes espoirs et aussi la réalisation de beaucoup de mes désirs. Adieu ces côtes arides ou hospitalières où j'avais atterri tant de fois, ces côtes aussi diverses que leurs habitants, mais comme eux toujours attirantes et pittoresques!
Et, à l'approche de l'hiver, mes pensées étaient mélancoliques...



TOULOUSE

Notre arrivée - Routine et maladresses - Des essais, encore des essais! -
Le dernier sommet - Vers le vol de nuit - Un camarade est mort !
Réussite - Pour un nouveau tronçon -Porto Praia -
2 mars 1928: premier courrier France-Amérique du sud -Le prix de la réussite !
- Mon ami Pranville -L'aéropostale et la géographie pour gagner...
Des minutes! -Nouveau départ.

Nous nous étions habitués aux vastes espaces, aux horizons sans fin et au soleil radieux de la côte catalane. En ce mois de novembre, la ville rose se révéla à nous sous ses aspects les plus sombres et, après bien des recherches, nous trouvâmes, dans une rue étroite, un appartement garni dont les fenêtres donnaient sur des murs proches.
Le matin je me levais tôt pour ne pas faire attendre la camionnette dont l'horaire était minuté. Elle devait, en effet, prendre en charge le pilote puis être au bureau-gare à 4 h 30, c'est-à-dire à l'arrivée de l'express de Paris, pour recevoir les sacs de poste. Tout cela selon un rite devenu quotidien et dont l'épilogue était le départ de l'avion lesté de son précieux chargement; dans la soirée arrivait le courrier remontant. Les atterrissages ne pouvant s'effectuer que de jour, les vols étaient interrompus soit à Barcelone, soit à Perpignan lorsque le retard ne permettait pas l'arrivée à Toulouse avant la nuit.
J'étais chargé de l'entraînement des pilotes mais je m'occupais aussi du ravitaillement en matériel des escales de la ligne et de bien d'autres tâches dont l'énumération serait fastidieuse. Pour Didier Daurat, les journées n'étaient jamais assez longues, son activité ne connaissait pas de repos. Combien de fois ai-je maudit l'importun qui venait l'entretenir de futilités alors qu'avec les secrétaires j'attendais la signature du courrier et que l'aiguille de la pendule avait depuis longtemps parfois dépassé 21 heures!
Parallèlement à l'exploitation des lignes, la société Industrielle d'Aviation Latécoère poursuivait pour l'armée la construction de Bréguet XIV et l'étude d'appareils mieux adaptés aux longues étapes. Jean Dombray la dirigeait et l'ingénieur Moine, successeur de M. Dewoitine, était chef du bureau d'études.
Plusieurs prototypes n'avaient connu qu'une existence éphémère, le dernier à l'essai, le LAT. XIV, offrait aux passagers plus de confort que le Bréguet mais trop lourd, trop lent et manquant de puissance, il ne pouvait être l'appareil idéal. Sur cet appareil, le 16 décembre 1925, j'effectuai un vol d'essai et de démonstration de Toulouse à Casablanca avec un chargement de matériel, et pendant une quinzaine de jours je dus remplacer le chef d'aéroplace, rappelé à Toulouse pour réprimande. Puisque je parle de prototypes, je ne veux pas laisser passer l'occasion de parler également d'un pilote d'essai nouvellement et officiellement nommé : Enderlin, celui de Montjuich.
Ce garçon avait le sens inné du vol, il fut un auxiliaire précieux pour la mise au point des multiples machines à expérimenter : LAT. XIV, XV bimoteurs, LAT. XVI monomoteur, puis LAT. XVII ou XXV monoplans monomoteurs aux puissances de plus en plus grandes.
Enderlin volait sur n'importe quelle machine, ne s'effrayant pas davantage d'un bi que d'un quadrimoteur.
Ce fut lui qui réussit magnifiquement les essais du L.A.T. XV, bi-moteur Salmson 270 CV dont l'usine possédait un stock, surplus de guerre. Ces moteurs, qui avaient équipé l'avion Salmson de reconnaissance utilisé au début de la ligne, étaient trop faibles, ils ne permirent pas un emploi profitable de la cellule réussie du LAT. XV qui ne vola, en petit nombre, que sur Casablanca-Oran.
Essais, vols de contrôle, convoyages, dépannages, inspections sur les lignes s'étendant de Toulouse à Dakar, de Casablanca à Oran, d'Oran à Alicante... nous appelions cela la routine!
Le recrutement indispensable et la formation des nouveaux venus comptaient parmi mes soucis principaux. J'hésitais longtemps et pourtant il fallait bien un jour laisser l'élève affronter seul le ciel et ses traîtrises; j'étais déjà un vieux routier de la ligne et j'étais loin encore de tout connaître!
Il y avait le vent d'autan, perturbant, déprimant qui rendait impossible la montée à 4 000 mètres exigée en quelque trente minutes, d'ailleurs lorsqu'il soufflait, les vols d'essais et de réception des Bréguet militaires étaient interdits.
Or un jour, par ce vent...
Départ à 5 h 30 pour le courrier régulier et le pilote n'en était qu'à son second voyage. Je n'avais pas manqué de lui renouveler les recommandations d'usage me réjouissant pour lui de voir le ciel dégagé mais prévoyant un retard.
Après une heure et demie, l'avion était encore en vue, dans l'est, bien sûr, et très haut mais à cette vitesse, à quelle heure atteindrait-il Perpignan?
Il ne devait pas y arriver; vingt minutes plus tard il se posait à Montaudran
- Je n'en peux plus, le vent est trop fort. C'est impossible...
Comme je n'étais pas de cet avis, je pris sa place et, bien secoué, en rase-mottes, je réussis le trajet.
Oui, le premier décollage était toujours lourd de conséquences et s'il ne s'effectuait pas strictement dans les règles, j'appréhendais l'atterrissage.
Le Bréguet était un appareil relativement léger, souvent plus difficile à poser que les machines qui lui succédèrent, à plus forte raison que ces engins modernes retrouvant le sol par l'intermédiaire des instruments de bord et surtout grâce à leurs amortisseurs.
Sur le Bréguet, des sandows faisaient office d'amortisseurs, leur élasticité renvoyait en l'air la machine qui avait touché le sol un peu fort et, comme excuse, le pilote avait toujours la possibilité d'accuser ce que l'on appelait la " bosse mobile ", cette inégalité du sol invisible à l'oeil nu. Que pouvait être la suite de ce bond? L'appareil remontait et la vitesse déjà réduite à l'extrême n'assurait plus la sustentation. Brutal, le choc suivant pouvait soit casser une roue, soit tordre l'essieu, soit crever un pneu, il s'ensuivait alors des catastrophes en chaîne. L'avion penchait du côté de la roue cassée ou de l'essieu tordu, touchait de l'extrémité de l'aile qui s'écrasait en s'appuyant au sol. Un quart de tour rapide et, frappant la terre, l'hélice volait en éclats; puis l'avion piquait sur le nez, restait la queue en l'air si la lenteur de la rotation le lui permettait ou s'il avait encore de la vitesse, c'était le capotage complet.
Ce jeune pilote avait de très bonnes références des formations militaires auxquelles il avait appartenu mais il commit la maladresse, dès son premier vol, de casser une machine. Malchance ou mauvaises dispositions? Je ne saurais dire.
Toujours est-il qu'en attendant une décision, il eut tout le loisir de regarder évoluer ses camarades et d'arpenter, à longueur de journées, l'étroite bande cimentée devant les hangars.
Un jour, Daurat m'autorisa à lui donner une nouvelle chance.
- Vos tours de piste étaient passables et manquaient de précision, lui dis-je.- Je le crois, fit-il sans marquer de surprise.
Je rendis compte au directeur, je voulais son avis sur l'opportunité de poursuivre un entraînement qui menaçait d'être long. De telles décisions ne se prenaient jamais sans mûres réflexions, c'était pour Daurat un véritable problème de conscience, car il se demandait quelles répercussions un rejet risquait de provoquer.
Mais il savait également que notre métier exigeait des aptitudes certaines, de l'enthousiasme et un amour forcené du travail, de la chance encore et que parfois toutes ces qualités réunies ne suffisaient pas à faire un bon pilote.
- Remerciez-le, me dit-il.
Je me dirigeais vers les hangars quand un Bréguet décolla en chandelle, ceci en infraction complète avec les consignes généralement respectées.
Un mécanicien de piste m'apprit qu'il s'agissait de celui que justement je cherchais, qu'il s'était installé dans l'avion prévu pour l'entraînement et lui avait demandé de mettre le moteur en route; comme ce pilote avait volé la veille, le mécanicien n'avait pas fait d'objections.
Que signifiait ce coup de tête?- Dans sa courbe l'appareil rasa les toits des hangars et se dirigea vers Toulouse toujours à basse altitude. Nous le suivîmes des yeux, nous le vîmes monter, descendre, virer très incliné, tourner autour du clocher de Saint-Sernin.
Déjà le téléphone avait avisé le bureau du directeur qu'un avion Latécoère se livrait à une corrida désordonnée sur la ville et Didier Daurat accourut pour me demander des explications. Que pouvais-je lui dire et surtout quel dénouement prévoir? Je redoutais le pire, pensant avec inquiétude qu'il pouvait s'agir d'une vengeance ou même d'un suicide spectaculaire.
Après trente minutes l'avion revint. Nous attendions anxieux la prise de terrain qui allait décider de l'issue de cette escapade. L'atterrissage fut impeccable, aussi bien qu'il était possible de le réussir. Quand, le moteur stoppé, les ouvriers des hangars entourèrent l'appareil rescapé, le pilote descendit sans manifester la moindre émotion.
Prévenus, les gardes de l'usine l'entourèrent et selon matériel s'améliorait. D'autre part des terrains de secours à Carcassonne, à Perpignan facilitaient les courriers...
- C'est à cause du mauvais temps et de l'approche de la nuit mais tout s'est passé normalement, m'expliqua ce pilote dont il me fallait aller rechercher l'appareil à Bram, près de Castelnaudary.
- Nous serons de retour pour le déjeuner, dis-je au mécanicien en partant pour ce cent cinquante-quatrième dépannage.
L'avion était bien à la place indiquée non loin du village entouré de collines. En nous voyant arriver, les deux gendarmes qui le gardaient ne cachèrent pas leur satisfaction; ils venaient de passer une nuit au clair de lune. Le champ me parut juste assez grand pour un décollage à vide et le moteur tournant normalement, j'accélérai les gaz et commençai à rouler. J'avais atteint le régime maximum mais cependant l'accélération était lente et je voyais arriver l'extrémité du champ sans avoir pu m'enlever. Je sautai littéralement le fossé qui le bordait, roulai encore un peu dans une parcelle de terrain lui faisant suite. Soutenant avec effort les gouvernes, je réussis à me maintenir pour ainsi dire sans vitesse au-dessus du sol et me faufilai entre les arbres et les dénivellations.
L'ensemble vibrait de façon dangereuse et, dès que je voulus réduire les gaz, je perdis un peu de hauteur, néanmoins je trouvai un régime où les vibrations moindres me permirent de lire les indications de l'aiguille du compte-tours.
Le parcours de Bram à Toulouse, qui aurait dû être de trente minutes, n'en dura pas moins de cinquante et quand je sentis enfin les roues toucher le sol, je soupirai; j'avais pris des risques insoupçonnables au départ.
A l'examen de la machine, on devait constater que l'hélice métallique avait une pale déformée, tordue d'avant en arrière. Une enquête nous révéla que le pilote avait bien atterri sur le petit champ où se trouvait l'avion mais que, ayant trop de vitesse, il avait achevé sa course les roues dans le fossé et le nez, constitué par l'hélice et le radiateur, appuyé sur le talus. Pour éviter sans doute une observation, il avait fait remettre l'appareil en bonne place sur le terrain et omis de signaler l'incident...
Depuis avril, la Compagnie Générale d'Entreprises Aéronautiques, ex-Lignes Latécoère, était devenue la Compagnie Générale Aéropostale, aux destinées de laquelle présidait le groupe Bouilloux-Lafont. Ce groupe qui disposait de moyens importants, surtout en Amérique du Sud, allait permettre une extension accrue de tous les services.
Les ordres émanant de Toulouse étaient toujours signés du paraphe directorial de Didier Daurat, simplement ils portaient un nouvel en-tête, mais nous savions que l'oeuvre commune se poursuivait avec le même esprit et le même idéal.
En juillet 1927, Négrin fut désigné comme pilote d'essai des avions terrestres. Le courageux Enderlin s'occupait plus spécialement des hydravions et partageait son temps entre l'étang de Leucate, près de Perpignan et l'étang de Berre, près de Marseille.
A Toulouse, je m'efforçais de coordonner les résultats de ces essais divers portant sur la vitesse, le poids, l'altitude et déterminant telle ou telle modification pour tirer le maximum d'appareils disposant seulement de moteurs peu puissants. Partant de ces données, l'ingénieur en chef Moine s'ingéniait à améliorer les performances des voilures des différents prototypes.
En Amérique du Sud, la prospection d'un réseau entièrement à faire se poursuivait; il y avait là-bas un obstacle difficile à vaincre: la Cordillère des Andes. Quelle machine allait être capable d'assurer un survol régulier de ces hauts sommets?
Nous essayâmes tour à tour des ailes plates, demi-épaisses, plus porteuses, pouvant monter plus haut mais beaucoup moins rapides, nous essayâmes aussi des volets spéciaux, système Handley-Page.
L'exiguïté du terrain de Montaudran nous obligea à effectuer la plupart de ces essais au nouveau terrain officiel de Francazal, d'où de multiples déplacements. Ne pouvant bien sûr me partager, on détacha de la ligne, pour me seconder, le pilote Vareille.
Nous tentâmes de trouver une amélioration dans l'adjonction effectuée en Angleterre de volets d'intrados sur une aile de LAT. XXV. Toutes les manoeuvres possibles, tant en altitude qu'au ras du sol furent parallèlement exécutées par moi avec un LAT. XXV de série et par Négrin avec un avion à ailes à fentes. La réussite de l'ingénieur Moine était évidente.
Dans tous les domaines nous cherchions à améliorer. Ainsi sur les LAT. XV bi-moteurs au potentiel de charge plus élevé que celui des autres appareils, des postes radio lourds et encombrants furent montés; ils donnèrent lieu à de nombreux vols, presque tous décevants. Ces échecs n'empêchèrent cependant pas les ingénieurs Talbot et Véret de persévérer avec confiance.
En septembre 1926, je volai sur le dernier sorti des usines, le LAT. XXVI et constatai que l'enthousiasme de Négrin et d'Enderlin était parfaitement justifié. Le gros avantage de cette machine rustique et de construction facile était que les moyens réduits dont disposaient les escales auxquelles elle était destinée sur le parcours Casa-Dakar pouvaient aisément venir à bout de toutes les réparations.
Son moteur Renault de 450 CV, mis au point sur les LAT. XXV, lui assurait une sécurité infiniment plus grande et une capacité de poids transporté plus en rapport avec les exigences sans cesse amplifiées des lignes. Essais officiels et ces appareils commencèrent à sortir en série pour l'Afrique ou le tronçon Amérique du Sud, que les Vachet, Hamm et Laffais défrichaient.
Infatigable, s'occupant du plus petit détail, Didier Daurat était partout à la fois. Rien ne lui échappait, à ce point que lorsqu'il nous appelait nous nous demandions pour quel motif, car il s'étonnait si, comme lui, nous n'étions pas au courant de tout.
Sa prédisposition innée pour l'organisation comme pour la perception immédiate du côté faible de toute nature humaine lui donnait une vision claire des événements. En toutes circonstances, il savait prendre des décisions précises dont la raison sur l'instant nous échappait parfois mais que l'avenir révélait sages.
D'un mot, d'une phrase, il remettait un vantard à sa place ou redonnait confiance et enthousiasme à celui qu'une difficulté venait de décourager. Souvent m'incombait le soin de faire exécuter ses ordres et sans doute aurais-je trouvé ce rôle ingrat si je n'avais éprouvé pour Daurat une confiance totale qui jamais ne faiblit.
La ligne l'exigeait-elle, il prononçait une mutation mais à bon escient toujours. Je me souviens de ce très bon ouvrier contraint de partir, sous la menace d'un renvoi, pour Comodore-Rivadavia, en Terre de feu, alors qu'il n'avait jamais quitté Toulouse. Il obéit mais la rage au coeur et les larmes aux yeux. Des années plus tard je le revis, étant moi-même en Argentine, il n'était jamais encore retourné en congé au pays, car il craignait d'être remplacé durant son absence prolongée et de ne pouvoir retrouver son poste!
Sans Daurat, j'en suis convaincu, il y aurait moins de sujets de légende et ceux qui lui ont adressé des reproches feraient peut-être bien de s'examiner en toute conscience, ils reconnaîtraient, je crois, leur erreur.
Non seulement nous l'acceptions mais nous étions pris par cette discipline et Saint-Exupéry, lui aussi, commençait à la subir. Lors de son premier retour de courrier seul vers Toulouse, bien que pris par la brume et la nuit à hauteur de Castelnaudary, il persévéra et ne se posa qu'à l'extrême limite des possibilités. J'allai le chercher avec Touyaret, le chauffeur de la vieille torpédo Peugeot.
Des heures durant dans le brouillard épais nous cherchâmes notre chemin; enfin, les habitants du village le plus proche nous indiquèrent la route à suivre pour atteindre l'avion. Saint-Exupéry nous attendait, engoncé dans sa combinaison de fourrure, assis sous une aile dans l'herbe mouillée.
- Monsieur, me dit-il, l'avion est intact. Je m'excuse de n'avoir pas réussi mon courrier jusqu'au bout; j'ai fait de mon mieux...
Ce le' août 1927, Alexandre Bury revenait de Barcelone avec un LAT. XVII à moteur Jupiter. Le temps était beau et Bury voulut en profiter pour suivre à l'estime et à vue la route directe de Barcelone à Toulouse.
Au-dessus de l'Espagne et sur les Pyrénées tout alla bien mais au-delà des montagnes une couche uniforme de stratus recouvrait la plaine.
D'après sa vitesse, Bury estima que les derniers contreforts des Pyrénées devaient être passés et il amorça alors sa descente entre les couches en voie de désagrégation, mais soudain le choc se produisit...
J'eus la triste mission d'aller enquêter et de rendre les honneurs non seulement à Bury mais aussi à deux agents de la compagnie et à un passager qui avaient pris place dans la carlingue.
Quelle malchance! Le sommet embouti était le dernier avant la vaste plaine s'étendant à perte de vue!
Jeune ingénieur sortant de Polytechnique, Pranville allait nous apporter avec des idées neuves et beaucoup d'intelligence, comme un sang nouveau pour une collaboration active. Avec lui et aussi avec Elysée Négrin, je participai, le 1°' octobre 1927, à un voyage aller et retour à Perpignan sur LAT. XXVI 450 CV Renault. Pranville, en attendant son départ pour l'Amérique du Sud où il devait assurer le commandement du réseau, se familiarisait avec les méthodes et les moyens employés à Toulouse.
Ce premier courrier sur LAT. XXVI se déroula correctement. La machine répondait à ce qu'on attendait d'elle et laissait espérer des possibilités intéressantes; les charges emportées, la vitesse enregistrée permettaient des espoirs encore timides. Nous étions certes peu habitués à des moteurs pouvant tourner cent heures consécutives mais il ne s'agissait pas d'établir des records ou des performances, la ligne exigeait un travail quotidien, régulier, répété. C'était donc sur la ligne qu'un essai devait être tenté.
Jusqu'alors le vol de nuit était l'exception, mais l'utilisation d'un matériel plus sûr devait permettre d'allonger considérablement les étapes.
Les difficultés ne nous échappaient pas. Le vol de jour s'effectuait à vue, aucun instrument de bord ne permettant de s'affranchir des repères du sol. Une montre et un altimètre suspendus au cou du pilote, ceci afin d'atténuer les vibrations, étaient jusqu'alors les seuls instruments de navigation. Pour la stabilité latérale ou horizontale, le sens de vol du pilote y pourvoyait au juger et longitudinalement le compte-tours tenait lieu, de façon anticipée, de variomètre. La position de l'aiguille tournant dans le sens de celle d'une montre, était au régime de croisière à peu près horizontale; lorsque l'avion piquait, le nombre des tours augmentait et l'aiguille se dirigeait donc vers le bas. Au contraire, en montée la vitesse du moteur diminuait et l'aiguille reculait allant vers le haut. C'était là, bien sûr, une interprétation très rudimentaire, mais ces quelques indications. judicieusement utilisées permettaient de suivre à peu près la trajectoire prévue. Estime, rase-mottes sous les nuages, sous la brume pour ne pas perdre le sol de vue, connaissance des obstacles jalonnant la route à suivre, chance aussi, il faut bien le reconnaître, tout cela suppléait en bien des cas...
Donc les nouveaux LAT. XXV ou LAT. RAVI avec leurs moteurs puissants de 450 CV plus résistants et plus sûrs allaient permettre le vol de nuit. Pour y accoutumer les pilotes, nous entreprîmes, à Montaudran, des entraînements le soir venu.
Le terrain fut équipé de deux projecteurs espacés d'une trentaine de mètres et balisant le début de la bande réservée à l'atterrissage; un troisième au sommet du triangle en matérialisait l'extrémité.
Cette préparation à une technique nouvelle fit régner une activité continuelle, engendra une émulation enthousiaste, mais bien des espoirs furent déçus. S'il fallait quelques exécutants vedettes, il fallait surtout des continuateurs acharnés à la besogne, attachés même aux tâches secondaires.
Et l'hiver revint ramenant le mauvais temps sur les côtes espagnoles et dans la vallée toulousaine...
Pour raisons personnelles, après plusieurs mois passés comme chef d'aéroplace à Cap Juby, Pierre Jaladieu avait demandé à revenir à Toulouse.
Ce 27 janvier 1928, il assurait le courrier entre Toulouse et Alicante et se débattait depuis près de deux heures au sein de remous violents au-dessus des contreforts de la sierra Nevada.
Lorsque, entre deux secousses, un calme relatif s'établissait parfois, Jaladieu redoutait le prochain choc de cette force invisible pour laquelle l'avion léger n'était qu'un jouet. Une force irrésistible, imprévisible et redoutable!
Comme dans la tempête le bateau reçoit l'assaut des vagues, l'avion recevait celui des bourrasques déchaînées avec cette différence aggravante que les remous aériens invisibles permettent à l'imagination toutes sortes d'exagérations.
Survolé à 2 800 mètres ce panorama de lumière était d'une limpidité trompeuse. En prévision des changements de vent, des courants ascendants violents qui toujours se manifestent au-dessus des sierras aboutissant au golfe d'Alméria, Jaladieu prit de la hauteur, suffisamment crut-il pour échapper à la sarabande.
Cramponné de la main gauche aux croisillons qui haubanaient le fuselage et maintenant d'un doigt la manette des gaz qu'il fallait modifier selon l'accélération prise par la machine, Jaladieu était sans inquiétude. Calmement, il maintenait de la main droite le manche à balai que les inclinaisons brutales avaient tendance à affoler. Il avait resserré d'un cran sa cein ture de fixation au siège pour avoir plus de liberté de mouvement.
Souvent dans ces tempêtes de vent, dans ces colonnes d'air chaud, nous nous faisions petits dans la carlingue ouverte, cherchant l'abri du pare-brise, recroquevillés et cramponnés, prévoyant la secousse suivante plus violente encore et espérant en même temps qu'elle ne se produirait pas, car cela arrivait aussi que le calme succéda soudainement à la limite de la zone perturbée. Parfois aussi des croisillons d'ailes cassaient à l'attache au filetage sous l'effort de la déformation des plans. Et il fallait avant tout faire confiance à la machine...
Ce jour-là Pierre Jaladieu devait penser ainsi lorsqu'au centre d'un trou d'air plus profond que les précédents il sentit sa machine brutalement arrachée sous lui. Le corps inerte du pilote dépassa la force de traction transmise à la ceinture et celle-ci cassa...
Il fut projeté dans le vide et j'imagine ce que durent être les longues secondes de sa chute, de cette agonie lucide et désespérée!
Quant au passager je préfère le supposer accroupi dans le fond de l'étroite carlingue, cramponné aux croisillons latéraux, effrayé par cette danse infernale, faisant confiance au pilote et n'ayant pas réalisé lorsque l'impact se produisit
Le LAT. XXVI s'avérait être une excellente machine, résistante, facile à piloter. Il était doté d'un train d'atterrissage particulièrement souple et robuste grâce à des amortisseurs spéciaux mis au point par les ingénieurs Courquin et Larcher, du bureau d'études.
Didier Daurat avait obtenu de M. Latécoère de faire effectuer une démonstration spectaculaire des possibilités de la machine. Prudent et avisé il pesa chaque suggestion et ne se décida qu'après avoir mis toutes les chances de son côté. Un premier essai devait avoir lieu entre Toulouse et Dakar et en cas de réussite être poussé plus loin peut-être, toutefois la traversée de l'Atlantique Sud ne fut pas ouvertement envisagée.
Négrin parce qu'il avait effectué une grande partie des essais et Mermoz parce qu'il aurait à l'utiliser en Amérique du Sud, furent désignés pour piloter le LAT. XXVI. Quant à moi, je dus me rendre dans les différentes escales afin d'organiser le contrôle au sol, l'avion n'ayant pas encore de radio de bord, et faire transmettre à Toulouse toutes les informations sur le raid au fur et à mesure du parcours.
Le départ fut décidé pour le 10 octobre; dans la nuit du 11, l'appareil survola l'aérodrome de Casablanca où je me trouvais.
Le ronflement régulier du moteur emplit le beau ciel calme et étoilé. Ce bruit résonna dans nos coeurs comme une mélodie encore inconnue, comme l'espoir longtemps attendu d'une grande réussite française, une réussite de la Ligne!
Nous ne pensâmes pas à nous coucher, nous attendîmes que les escales suivantes : Agadir, Cap Juby, Villa Cisnéros, Port Etienne nous aient signalé le passage de nos camarades. Vingt-trois heures vingt après son départ de Toulouse, l'appareil atterrit à Saint-Louis du Sénégal et ce fut aussitôt une explosion de joie, qu'hélas! un incident malheureux atténua bientôt.
Le réservoir supplémentaire disposé à l'arrière étant complètement vide, l'appareil se trouva, à l'atterrissage, trop centré vers l'avant. En fin de roulement il se mit sur le nez et seule l'hélice fut endommagée mais avant qu'on puisse en faire venir une autre de France, Costes et Le Brix réussissaient leur vol sans escale annoncé depuis de longs mois. Après avoir sur Bréguet uni Paris à Saint-Louis du Sénégal, ils allaient traverser l'Atlantique.
Ayant deux heures d'avance, Négrin et Mermoz, dont le voyage était ignoré de tous, furent fêtés à leur arrivée à Saint-Louis par les personnalités venues attendre Costes et Le Brix. Ils furent parmi les premiers à serrer la main de leurs concurrents et à leur présenter leurs voeux pour le survol de l'Atlantique.
Le 20 octobre, après démontage de l'hélice et sur l'ordre de Daurat, l'avion prit le chemin du retour. A Casablanca, je me joignis à son équipage et en neuf heures vingt nous atteignîmes Toulouse, ce qui constituait le record sur ce parcours.
Sur hydravion LAT. XV, Enderlin avait réussi. la traversée commerciale de la Méditerranée et il poursuivait inlassablement les essais des hydravions construits par les usines Latécoère, appareils destinés soit aux survols de la Méditerranée, soit à celui plus ambitieux de l'Atlantique Sud.
Ce fossé entre les deux continents représentait l'obstacle encore insurmontable, à la jonction aérienne des deux tronçons de la ligne. Alors que le premier : Toulouse-Dakar était en plein fonctionnement, le second s'esquissait peu à peu. Pranville le défrichait, ayant avec lui des pilotes entraînés tels Deley, Bédrignan, Thomas, Pivot, Rozès, des anciens de la ligne déjà.
Certes, les hommes étaient capables d'unir Dakar à Natal mais jusqu'alors nous ne disposions d'aucun appareil capable de franchir cette étape de 3200 kilomètres.
Le commandant Hurel et le lieutenant de vaisseau Paris procédaient à la mise au point en vol d'un Cams 58 grand raid pouvant relier Saint-Louis du Sénégal à Porto Praïa et faire gagner plusieurs heures sur les avisos destinés à ce service. Cet hydravion paraissant au point et donnant de grandes espérances, il devint nécessaire de prévoir, aux îles du Cap-Vert, une base d'amerrissage susceptible d'assurer ravitaillement et entretien. Au dernier moment je fus chargé de mener à bien les démarches amorcées par l'ingénieur Danglejean.
Mes papiers n'étant pas prêts à temps, je ne pus m'embarquer à Cherbourg sur l'aviso Péronne, ex-chasseur de sous-marins et récemment transformé en navire marchand. Ce fut donc à bord d'un convoyage que je rejoignis à Casablanca le pilote Simon et l'as mécanicien Picard, désignés pour m'accompagner.
Instructions et pouvoirs officiels me chargeaient de découvrir une hydrobase, d'en négocier l'occupation et l'achat, d'y prévoir la construction d'un hangar et de baraques, de procéder enfin au stockage du matériel nécessaire à la bonne marche de la future escale transatlantique.
Le recul du temps, une plus grande expérience des tractations politiques et commerciales me laissent étonné des responsabilités énormes confiées alors à nos jeunes enthousiasmes.
Je ne doutais pas de la réussite et je faisais confiance à l'intelligence, au courage et aux facultés d'adaptation de mes deux camarades. Chose curieuse, assez inattendue même, notre plus grande appréhension nous venait de l'inconnu que représentait ce bateau que nous allions prendre à Casablanca.
En cinq heures vingt-cinq, un vol d'une seule traite nous porta d'Alicante à Casa, ceci à bord d'un LAT. n° 603 en fin d'essais et en convoyage.
Notre navire devait arriver le lendemain, c'est-à-dire le vendredi 16 décembre. De bonne heure nous fûmes sur la jetée pour l'apercevoir; il fit une entrée majestueuse dans le port. Le Péronne venait vers nous, élancé, mince, haut sur l'eau, très allégé depuis qu'il avait été désarmé et sa ligne de flottaison nous indiquait qu'il ne portait aucune charge. Elle devait s'abaisser un peu une fois fait le plein de mazout mais, quand même, la moindre houle allait suffire à faire rouler le navire d'un bord sur l'autre.
Le commandant Ramade nous fit les honneurs de ce bord qui allait être notre refuge durant deux mois et le lendemain nous quittâmes, pour le Sud, le grand port marocain.
Après quatre jours de mer, nous atteignîmes le port charbonnier de Sao Vicente du Cap-Vert, quatre jours durant lesquels roulis et tangage ne nous laissèrent aucun répit, infligeant à nos organismes une épreuve ô combien douloureuse!... Pourtant il faisait beau, les alizés nous poussaient et plus nous approchions de notre but plus la chaleur augmentait.
A la fin du troisième jour des poissons volants s'abattirent sur la partie la plus basse du pont. Nous les retrouvâmes dans nos assiettes encastrées dans les tables à roulis et nous fîmes honneur à leur chair succulente, car nous avions enfin pris le rythme du Péronne.
Vertes, chaotiques, plates ou montagneuses, les îles de l'archipel du Cap-Vert! A l'abri des unes, dans le vent déchaîné qui s'engouffrait entre les autres, nous arrivâmes en rade de Porto Praïa, capitale de l'île Santiago, avec le pied marin et l'accoutumance de vieux loups de mer.
Le gouverneur de l'archipel avait commandé pendant la guerre 1914-1918 un régiment portugais sur le front de Champagne, cela permit d'évoquer des souvenirs communs et rendit le premier contact plus facile. Tout de suite, je fus convaincu de l'amabilité des autorités portugaises et de leur désir de nous aider au maximum. En fait j'obtins en quelques ,jours, dès que mon choix fut fait, une baie à douze kilomètres de Praïa, la seule suffisamment abritée et pas trop éloignée des moyens rudimentaires du petit port.
Notre arrivée ne passa pas inaperçue. Déjà le port était encombré de matériaux destinés à notre base et déchargés par le vapeur reliant deux fois par mois Lisbonne aux îles et au Congo.
Restait à faire transporter ces poutrelles, ces tubes, ces planches, ces bidons de peinture et un tas d'autres choses. Comment? Par barcasses, car il n'existait pas de route en direction de nos installations côtières.
Nous fîmes à pied les premières reconnaissances. Trois à quatre heures de marche entre les collines volcaniques et des ravins au fond desquels il fallait descendre pour les franchir. En cours de route, je pensais à l'équipage resté à bord inactif, à l'aide qu'il pourrait nous apporter.
Lorsque je fis part de ces réflexions au commandant Ramade, il m'objecta que les règlements et les servitudes maritimes avaient des exigences ne cadrant guère avec les nécessités du moment. J'obtins cependant du commandant Ramade la mise à notre disposition d'une baleinière pour accéder à "La Calhette" ; c'était le nom de la baie où nous devions nous installer. Gréée d'une voile, elle pouvait nous éviter cette marche de quatre heures mais encore fallait-il des marins pour la faire naviguer... et des marins volontaires!
Heureusement quelques bonnes volontés se révélèrent et parmi celles-ci Jean Macaigne, officier radio du bord dont je fis plus ample connaissance, en ignorant bien entendu qu'au long de nombreuses années un même idéal allait nous rapprocher.
Par mer, Macaigne assurant les manoeuvres il fallait une heure pour atteindre " La Calhette > mais le retour en demandait deux à deux et demie à cause des vents contraires.
Pour agencer notre baie en hydrobase, il s'agissait d'édifier un hangar métallique avec esplanade et plan incliné cimentés, d'installer une grue de vingt tonnes et un hangar magasin, de construire à flanc de colline une maison d'habitation pour le chef de base, deux autres pour le personnel, une quatrième pour les équipages de passage, de prévoir sur le haut de la colline un poste émetteur et récepteur radio à grande puissance, flanqué d'une habitation pour les opérateurs. En un mot, c'était presque une petite cité que nous devions faire naître.
Le transport du matériel arrivé de France se fit par mer dès le début de 1928, par une mer souvent houleuse car le vent soufflait régulièrement à 40 ou 50 kilomètres-heure. Nous ne manquions jamais d'escorte, à chaque voyage des bandes de requins nous suivaient avec l'espoir qu'un jour quelqu'un ou quelque chose tomberait des embarcations. Les balles de revolver que nous leur tirions semblaient glisser sans nul effet sur leur peau noirâtre; simplement ils se retournaient sur le dos, laissant voir hors de l'eau leur gueule triangulaire à double rangée de dents luisantes et acérées.
Au cours de ces transports quotidiens, des barques chavirèrent avec leur chargement mal équilibré. Par chance, tous les indigènes purent être repêchés avant l'attaque des requins rôdant tout proche et dont les ombres noires frôlaient parfois les naufragés.
Picard avait pris pension chez l'électricien Gervais déjà installé sur place à La Calhette; Simon et moi rejoignions chaque soir le Péronne. La houle atlantique faisait sans arrêt rouler le bateau et, après ces journées longues et fatigantes, nous ne trouvions pas toujours le repos désiré.
A bord, nous connûmes un réveillon de jour de l'an quelque peu nostalgique malgré les poissons et les poulets achetés au marché.
La population de la petite ville de Porto Praïa nous regardait, suivait nos allées et venues avec curiosité et sympathie; les étrangers étaient rares, cette île n'étant ni un lieu de tourisme ni même un lieu de passage.
Un sol volcanique, seules des sources dans les vallées créent quelques rares oasis de verdure où tout pousse abondamment. A la saison sèche, c'est-à-dire huit mois de l'année, les animaux trouvent peu de chose à manger sur ce sol ras et pelé. Les chèvres grimpent aux caroubiers presque sans feuilles, elles broutent l'écorce et les dernières pousses qui n'ont guère eu le temps de croître. Le ciel est constamment bleu et les nuits sont si lumineuses qu'il est facile de reconnaître les différentes constellations. Un soleil ardent darde ses rayons directs et brûle les journées; le soir, les alizés rafraîchissent un peu l'atmosphère.
Un après-midi, la gorge sèche, Picard s'arrêta au "bazar", boutique indescriptible dans laquelle on trouvait de tout : savon, légumes, poissons, peinture, porto d'origine...
- Mais oui, nous avons de la bière, lui dit-on.
De la bière! Picard eut aussitôt la vision d'un demi frais, mousseux, givré; l'eau lui vint à la bouche!
Il déchanta en voyant l'employé attentionné grimper à l'échelle et prendre sur le rayon le plus élevé, frappé en plein par le soleil, une bouteille de " stout " poussiéreuse. Elle devait être là depuis des mois, peut-être même des années!...
Mi-février 1928 tout était réglé. La base se construisait, les accords définitifs avec le gouvernement portugais étaient signés; Simon et Picard allaient achever l'oeuvre commencée. Je pouvais profiter du retour vers Sao Vicente d'un remorqueur portugais pour essayer de rejoindre la France.
Quarante-huit heures d'attente à cette première étape, et un cargo de passage me conduisit en quatre jours à Las Palmas. Un voyage interminable! Par mer très grosse, la moyenne de vitesse calculée durant certaines nuits fut de un mille à l'heure. Tous Anglais, les officiers ne se parlaient pas entre eux et moi je ne parlais pas un mot d'anglais! Sans arrêt, j'arpentais le pont entouré de nuées de charançons qui s'échappaient par les manches à air du chargement de grain embarqué en Argentine.
Une nuit, j'eus un cauchemar affreux : j'assistais à la mort de mon père qui me réclamait en me faisant ses adieux.
A Toulouse, où je débarquai huit jours plus tard, mon ami Albert Tête, alors directeur administratif, m'accueillit, l'air affligé, il trouvait mal ses mots. Je compris avant même de l'avoir entendu... J'avais eu plus qu'un cauchemar!...
Mi-février, Daurat m'envoya à Sartrouville où le pilote réceptionnaire Prévost procédait aux essais du Cams 51 grand raid, destiné à effectuer des liaisons d'essai Saint-Louis-Praïa. En compagnie de ce grand pilote, je fis quelques vols puis rentrai à Toulouse où le grand événement se préparait.
2 mars 1928. A cette date devait avoir lieu le premier courrier France-Amérique du Sud et, pour ma part, je fus choisi pour assurer de nuit le parcours Marseille-Perpignan en liaison avec l'avion partant de Toulouse un peu plus tard et piloté par Négrin jusqu'au Maroc.
La série des essais et des vols journaliers se poursuivait. Les pilotes ne prenaient pas au sérieux les travaux des Talbot, Veret, Lebras, Floret. Sceptiques, ils emmenaient à bord des LAT. XXVI, au-dessus du Rio de Oro, les opérateurs radio dont les efforts pour améliorer les liaisons restaient décevants. Les bonnes excuses ne manquaient pas : le temps, les transmissions d'ondes, l'éloignement ou les parasites. Pourtant le Patron continuait à croire en cette technique encore balbutiante.
Le premier courrier France-Amérique arriva à Casablanca le même soir vers 19 heures, où il fut aussitôt repris par Beauregard. Ce pilote avait tout pour réussir : adresse, science et volonté inflexible, mais sa machine lui fit défaut.
A hauteur du cap Leven, entre Juby et Cisnéros, le moteur, qui depuis un temps donnait des signes de défaillance, faiblit de plus en plus. En cette fin de nuit, Beauregard réussit un atterrissage impeccable entre les dunes dont les premières lueurs encore indécises esquissaient à peine le contours. Il ne pouvait rien d'autre qu'attendre des secours près de sa machine intacte mais sans vie.
Pour gagner du temps, Beauregard n'avait pas suivi intégralement la côte et parce qu'il se trouvait à quelques kilomètres à l'intérieur, les appareils envoyés vers lui passèrent sans le voir. Il fallut trois jours de recherches; finalement Maurice Dumesnil se posa près de lui, le récupérant ainsi que son précieux chargement.
Afin d'assurer le dépannage et le retour du courrier Amérique-France, je descendis vers Dakar un autre LAT. XXVI. Je devais, au cours de ce voyage, faire l'essai d'un poste radio émetteur automatique dont le montage venait d'être achevé. Du poste de pilotage, une manette pouvait déclencher quatre circuits : T.V.B. (tout va bien) en position I, panne en position II, survol point I en position III, et survol point II en position IV.
Puisqu'il pouvait tout à la fois permettre l'économie d'un avion d'accompagnement et assurer plus de sécurité par un contact périodique avec le sol, cet appareil suscitait bien sûr de grands espoirs. Aux dires des techniciens, au départ tout fonctionna parfaitement mais en cours de route, malgré mes soins méticuleux à effectuer avec le maximum d'attention et de précision les manoeuvres prévues, aucune onde ne fut émise; les postes au sol veillèrent pour rien!
A peu près dans le même temps, on pensa à utiliser un poste assez léger servi par un opérateur radio, puisque à bord du LAT XXVI un second membre d'équipage pouvait prendre place, ce que les Bréguet ne permettaient pas jusqu'alors. Objet de tous nos soins et de tous nos efforts, ce nouveau service vers l'Amérique du Sud correspondait à une évolution constante du matériel et du personnel; il ne pouvait évidemment s'établir sans heurts. Pannes et retards exigeaient des décisions immédiates et vingtquatre heures sur vingt-quatre le patron suivait la marche des courriers. Vingt-quatre heures sur vingtquatre tous ses collaborateurs (levaient être prêts à le seconder; mes fonctions multiples me mettaient au premier rang sur la brèche.
Début avril, j'assistai à l'arrivée de Guillaumet à Saint-Louis et à l'embarquement du courrier à bord de l'hydravion Cams du lieutenant de vaisseau Paris; cette tentative devait restreindre la durée de la traversée par mer. Jusqu'alors, l'aviso reprenait les sacs amenés par l'avion qui n'atterrissait que de jour, mais désormais l'hydro relierait Dakar à Porto Praïa où stationnerait le bâtiment et ce fut ainsi que le premier voyage s'effectua normalement, le Lunéville fonçant à toute vapeur de Praïa vers Natal.

Pannes, erreurs et circonstances défavorables firent que ce courrier mit en fin de compte autant de temps que le train et le bateau pour relier Toulouse à l'Argentine. Dans son ouvrage: La Ligne, Jean Gérard Fleury a rapporté en détail cette expérience malheureuse.
C'est alors que, d'accord avec Pranville, Mermoz inaugura le vol de nuit sur le parcours Amérique du Sud, renouvelant ce qui se pratiquait depuis deux ans déjà le long de la côte africaine.
Vingt et une heures trente de vol, neuf escales de quinze à trente minutes et à 18 h 40 nous arrivions à Toulouse fatigués niais heureux; nous avions réussi!
Avec Guillaumet j'avais pris à Port-Etienne le courrier d'Amérique et tenté ce coup d'aile.
Cet horaire possible et maintenu permit au courrier pour Paris d'être acheminé par les express du soir et d'être distribué dans la matinée du lendemain.
Parfois, l'avion n'atteignait Toulouse que tard dans la nuit, alors la région parisienne connaissait un retard de vingt-quatre heures. Pour l'éviter, nous envisageâmes d'unir par air Toulouse à Paris, ceci lorsque le trajet semblerait possible en majeure partie à vue; nous n'avions toujours pas de radio pour contrôler notre navigation.
Le samedi 14 avril, à 4 h 50 du matin, j'effectuai le premier voyage Toulouse-Paris via Bordeaux.
Si la malchance avait marqué l'acheminement du premier courrier vers l'Amérique, depuis, les horaires ne cessaient de s'améliorer.
Sans cesse l'étude des prototypes se poursuivait et les LAT. XXV ou XXVI remplaçaient peu à peu les Bréguet et les LAT. XVII en service. Deux des nouveaux appareils avaient été expédiés à Buenos-Aires, mais entre la fin des essais à Toulouse et l'utilisation en Amérique il y avait un décalage assez long et inévitable contre lequel nous ne pouvions rien. En effet, démontage, emballage, expédition, transport par ruer, attente en douane, remontage et essais prenaient beaucoup de temps.
Le 20 novembre 1928, 'Mermoz franchit pour la première fois la Cordillère des Andes avec un LAT. XXV et unit Buenos Aires à Santiago du Chili; le géant était vaincu! En souvenir sans doute des multiples essais dont il avait eu connaissance et sachant l'intérêt que je portais à la philatélie, Mermoz eut la pensée de m'adresser une lettre avec ces mots : " 20 novembre. De Santiago du Chili vous adresse cette carte en souvenir du " premier courrier aérien Chili-France; j'ai passé la " Cordillère non sans difficulté avec le 6031. Je repars " demain, très respectueusement à vous - Mermoz. "
J'ai toujours, bien sûr, cette lettre timbrée du 21 novembre 1928 au départ de Santiago du Chili, du 22 au départ de Buenos-Aires et du le` décembre, date d'arrivée à Toulouse.
Vu leur importance, les courriers F.R.A.M. (France-Amérique du Sud) et A.M.F.R.A. (Amérique du Sud-France) bénéficiaient de toutes les améliorations de matériel. De Toulouse à Santiago une émulation nouvelle dépassait, semblait-il, tout ce que nous avions connu et l'esprit de la ligne vivait ses plus belles heures.
Partout le progrès s'affirmait, partout la réussite s'imposait. Les appareils à cabine LAT. XXV, d'où les passagers ne risquaient plus d'être éjectés, sillonnaient la côte d'Espagne en un pont aérien journalier. Le temps des étapes difficiles et dangereuses était révolu, longtemps à l'avance on s'arrachait le privilège de prendre place dans les appareils de la ligne.
Les trains d'atterrissage étaient améliorés, les antiques sandows avaient fait place à des amortisseurs à boudins d'acier, eux-mêmes remplacés bientôt par des amortisseurs à huile.
Malgré une infrastructure encore embryonnaire, le vol de nuit était de règle pour tous les courriers d'Amérique; seuls les phares de rappel sur certains aérodromes et les phares côtiers jalonnaient la route.
Les incidents de moteur devenaient plus rares, les dépannages en série appartenaient au passé; la période héroïque allait prendre fin avec l'ultime voyage du dernier Bréguet!...
Le 1er janvier 1929, Paul Vachet inaugura la liaison bihebdomadaire Buenos Aires-Asuncion de l'Aéroposta-Argentine, filiale de l'Aéropostale. De part et d'autre de l'Atlantique, on progressait, mais à quel prix ce résultat!
Beaucoup de camarades succombèrent pour mener à bien cette tâche immense; les seules années 1928 et 1929 créèrent bien des vides...
Enderlin, pilote; Mercier, pilote et Mattei, mécanicien, tué à Marignane en essayant un hydro...
Santelli, pilote et Frances, mécanicien, tués à Minas en Uruguay...
Jaladieu, pilote, tué près de Roquetas en Espagne...
Gérard, radio, tué près (le Palma...
Lécrivain, pilote; Ducaud, radio, tués à Sidi Moussa le long de la côte marocaine...
Marsac, pilote, tué en Espagne dans les Pyrénées...
Canal, radio et Dupont, mécanicien, tués à Alger...
Carabos, pilote, tué à Barcelone...
Murier, pilote, tué à Montaudran...
Ficarelli, pilote, tué au Paraguay...
Schenck, pilote et Lebouteiller, radio, tués à Churriana en Espagne...
De Gennes, pilote, tué près de Larache au Maroc espagnol...
Et cette liste devait encore s'allonger, car toutes les difficultés n'étaient point vaincues mais, cependant, notre foi dans la réussite était plus grande que jamais!...
Nos efforts devaient recevoir une sorte de consécration lors du meeting aérien de Vincennes, le dimanche 19 mai 1929. Il avait été convenu avec les organisateurs que le LAT. XXVI amenant le courrier d'Amérique depuis Toulouse atterrirait sur l'aérodrome au cours de cette fête, de cette façon un hommage serait rendu aux artisans d'une réussite qui s'affirmait. Je pilotai cet avion et j'arrivai avec dix minutes d'avance sur l'horaire prévu, cela me valut de tourner en rond à proximité de Vincennes afin de m'inclure exactement dans le programme.
A cette époque, Julien Pranville rentra d'Amérique du Sud pour, d'une part, reprendre contact avec les services de France et également remplacer Didier Daurat qui allait effectuer une inspection de quelques mois de l'autre côté de l'Atlantique. Sur place, il voulait étudier la prolongation régulière de la ligne vers Santiago et reconnaître pour cela les passages de la Cordillère.
Malgré des conceptions différentes, chez lui plus idéalistes ou théoriques, Pranville et moi nous entendions bien. Parfois on le critiquait, on le jugeait distant ou dur et pourtant sa bonté était très grande, si grande même qu'il lui arrivait d'accepter trop facilement des explications douteuses, de se laisser abuser.
A plusieurs reprises, j'intervins pour lui ouvrir les yeux et une estime réciproque se changea bientôt en une réelle amitié.

La persévérance de Talbot et de ses compagnons, puis celle de Serre, eurent raison des complexités radio.
Le jour arriva où les LAT. XXVI furent tous munis d'un poste émetteur et récepteur de radiotélégraphie utilisé par un radio navigant. Alors l'équipage put recevoir des différentes escales les indications de temps ou autres, il put également renseigner le sol sur sa position, sur les conditions atmosphériques rencontrées au-dessus des régions survolées.
Une autre difficulté! Entre Agadir et Saint-Louis les cartes existantes ne portaient pas ou peu de noms et le tracé qu'elles donnaient de la côte était souvent erroné.
- Il suffit de redessiner la côte, proposa Pranville, et pour cela de se servir des observations accumulées par les uns et les autres. Ce travail fait, nous pourrons plus vite situer une position exacte.
Aux nombreux accidents naturels qui étaient des repères ou qui nous rappelaient des heures marquantes, Pranville donna des noms de pilotes. Avec les cartes ainsi établies, il devint possible de repérer les appareils en des lieux précis.
Cette géographie nouvelle écrite à force d'efforts et de ténacité était évocatrice, ô combien! On lisait le long de cette côte du Rio de Oro : plage Ville et Rozés, Cap Juby, Baie Saint-Exupéry, Fort Daurat, Cap Mermoz, Sebkra Gourp et Erabe, Cap Lécrivain, Cap Cardeiro, Cap Vanier, Cap Leven, Villa Cisnéros, Pointe Moreau, Pointe Galhe, Epave Lasalle, Cap Corveiro, PortEtienne, Pointe Campardon, Cap Lefrech, Archipel de l'Aéropostale, Cap Deley, Nouakhott, Epave du Goliath Bossoutrot, Sebkra des cinq Bréguet, Sebkra Guillaumet, Saint-Louis du Sénégal.
Chacun de nous fut muni de ce tracé évocateur tiré en ozalide.
A l'expérience, le Cams ne se révéla pas très favorable, l'exploitation présentait des difficultés et lorsqu'un accident le détruisit, on abandonna.
Par contre, les progrès réalisés dans le vol de nuit permettaient aux courriers d'atteindre Saint-Louis du Sénégal entre minuit et deux heures du matin. Aux escales, le temps indispensable à l'échange d'appareil n'excédait pas dix minutes.
Nous grignotions ainsi le cadran, nous renouvelions à chaque vol de véritables performances et tout ce gain nous le perdions à Dakar; le terrain d'Ouakam trop exigu et non balisé de nuit ne permettait pas l'atterrissage du LAT. XXVI. Il nous fallait attendre le lever du jour pour nous y poser et délivrer à l'aviso le courrier destiné à l'Amérique.
Après tant d'efforts, après 12 600 kilomètres de parcours durant lesquels nous avions fait le maximum, une perte de temps de deux à trois heures nous semblait inadmissible.
On chercha un remède. Les sacs furent lancés pardessus bord au-dessus de Ouakam, l'avion revenant ensuite se poser à Saint-Louis. Dans la nuit, l'un de ces sacs demeura introuvable, il fallut plusieurs heures de recherches.
Une autre fois, Gambade dut faire plusieurs passages avant de pouvoir larguer tout son chargement. En se dirigeant ensuite vers Saint-Louis il rencontra un fort vent debout et dut atterrir à quarante kilomètres au sud de son but, à cours d'essence, sur une plage devinée plutôt que vue. Des brisants la limitaient mais ce fut un obstacle bien plus inattendu que ce LAT. XXVI heurta.
Un choc violent disloqua l'appareil, projetant l'équipage sur le sol humide. Gambade et son radio se retrouvèrent au milieu de trois chameaux dont deux endormis debout furent tués net par le train d'atterissage; quant au dernier qui était baraqué, il se releva fortement contusionné.
Cette nuit-là, au poste radio de Saint-Louis du Sénégal, j'attendais le retour de Gambade. L'arrêt brusque de l'émission alors que, un instant plus tôt, le radio avait annoncé qu'ils s'apprêtaient à se poser me fit craindre un accident grave et je n'avais aucun moyen de situer l'appareil.
Enfin, après de longues heures d'attente, un message fut capté. Grâce à un travail obstiné, à une habileté professionnelle remarquable, le radio était parvenu à réparer son poste. Très bref, le message me rassura sur le sort de l'équipage et m'indiqua approximativement sa position.
L'un des derniers Bréguet en état de vol, garé dans le fond du hangar, fut aussitôt sorti et contrôlé. Je découvris bientôt mes camarades, laissai sur place un mécanicien pour récupérer les restes et ramenai à SaintLouis les deux rescapés.
De retour à Toulouse, j'insistai auprès du bureau d'études pour que fût recherché un moyen de remédier à cette perte de temps et au ramassage trop long des sacs jetés d'avion. On essaya d'enduire de peinture phosphorescente des bandes de toiles attachées aux sacs postaux mais, dans la nuit, cette brillance se révéla insuffisante. Un mécano astucieux mit au point un autre procédé. Il s'agissait d'attacher au col de chaque sac une demi-chambre à air fermée à l'une des extrémités par un sifflet analogue à celui des ballonnets d'enfants. Ce dispositif gonflé au moyen d'une pompe à bicyclette au moment du lancer devait émettre durant la chute un indicatif continu capable de guider les recherches; une sorte de " bip bip " avant la lettre! Plusieurs autres tentatives encore avortèrent mais enfin le terrain de Thiès put être utilisé par nos avions. Une draisine le reliait à Dakar et portait le chargement jusqu'au port même.
Je revenais d'un de ces essais quand, à Agadir, je pris place à bord du courrier remontant sur Casablanca et piloté par Marcel Reine.
La nuit était noire, étoilée et fraîche. Jusqu'à hauteur de Safi tout alla bien. Vers une heure du matin le contact radio fut établi avec Casa.
" Le brouillard se forme, la visibilité est déjà très diminuée. Il est prévu une aggravation allant jusqu'à l'impossibilité d'atterrir. Retournez à Agadir. "
Obéissant à cette information pessimiste nous fîmes aussitôt demi-tour mais, d'Agadir, on nous informa bientôt que là aussi les choses se compliquaient. Le vent de terre de la journée avait fait place à la brise de mer, des paquets de stratus passaient au ras du sol et pendant des moments, plus ou moins longs, masquaient tout.
Nous continuâmes cependant, espérant que la chance nous permettrait de nous présenter entre deux paquets de brume.
Vers deux heures trente nous arrivâmes en vue de la casbah d'Agadir dont le sommet émergeait d'une couche uniforme et blanchâtre. Le terrain nous signala : " Visibilité pratiquement nulle. "
L'essence diminuait!
- Je vais vers Mogador, dit Reine.
Là, un petit terrain non balisé de nuit nous permettrait peut-être de nous poser. Et les mêmes messages continuaient à nous parvenir : Agadir bouché, Casa et Rabat dans la brume.
- Terrain dégagé, pouvez revenir.
Nouveau demi-tour vers Agadir d'où provenait ce texte hâtif qu'un autre devait contredire peu après
" Terrain à demi bouché, stratus se déplaçant, vent léger un peu plus fort."
Un regard vers le niveau d'essence. Cette fois il nous fallait continuer, courir le risque, rien d'autre n'était plus possible!
Deux grands cercles au-dessus de la région, de la ville faiblement éclairée mais aperçue entre les masses floconneuses qui, venant de la mer, se déplaçaient lentement.
Une trouée révéla les feux d'essence allumés en surplus des lampes d'entrée de piste. Marcel Reine jeta littéralement l'avion vers le sol. Le contact fut pris de façon impeccable.
Le sang-froid et la maîtrise de notre pilote nous tiraient d'un bien mauvais pas!
En décembre 1929, grâce à Négrin, le dernier né des avions Latécoère, le LAT. XXVIII était au point. Ce superbe monoplan à ailes hautes, à cabine avec moteur moderne Hispano-Suiza de 650 CV, capable de transporter dix passagers à une vitesse de près de 220 kilomètres-heure, se révélait comme l'avion commercial le mieux réussi de l'époque. Avec quelle joie je volai sur cette nouvelle machine qui représentait un progrès considérable de confort et de rendement!
En novembre, un chassé-croisé : Daurat rentrait de son voyage d'inspection en Amérique du Sud et Julien Pranville se disposait à rejoindre son commandement.
Certaines difficultés de douane pour le matériel arrivant au Brésil, l'importance grandissante des installations de Buenos-Aires, le développement des lignes vers Santiago du Chili, le Paraguay ou la Terre de Feu, justifièrent le transfert à Buenos-Aires de la direction et des ateliers.
J'étais depuis quelques jours à Marignane pour régulariser les départs journaliers de la liaison Marseille-Perpignan, bretelle de la ligne Toulouse-Casablanca, lorsque Daurat me dit
- Vanier, j'ai pensé à vous pour accompagner Pranville en Amérique du Sud. Votre lieu d'attache sera Rio-de-Janeiro.
Et mon départ fut fixé au 7 janvier!
Ainsi allait se terminer cette première période de dix années si fertiles en drames et en réussites de toutes sortes. J'ai présentes à la mémoire les odyssées dont commençait à parler le premier livre de notre camarade Saint-Exupéry, poétisant les lieux et les événements du désert de cap Juby, mais de combien de pages devrais-je disposer pour relater tout ce qu'il n'a pas dit?
Depuis le premier voyage épique de Didier Daurat et le défrichage des côtes espagnoles et marocaines, la lutte de Ville et Rozès sur la plage contre les assaillants. Les captures de pilotes en panne dans le Rio de Oro par les bandes pillardes. L'assassinat de Gourp, Erable et Pintado. La recherche et la délivrance de Larre-Borgès et de ses compagnons. La mort de Guy Despallières trompé par le mirage. La lutte dans la brume et l'anéantissement de l'équipage Lécrivain et Ducaud arrachant l'aile de leur LAT. XXVI volant plus bas que la côte entre Mogador et Safi. Les dépannages de Saint-Exupéry. Les courriers avec ou sans histoires, arrivant quand même à destination, des Guillaumet, Pivot, Mermoz, Riguelle, Simon, Collet, Beauregard, Etienne, Vidal, Lassalle, Guerrero, Jaladieu pour ne parler que des premiers qui ne sont plus!... La panne, la délivrance de Marcel Reine et d'Edouard Serre amaigris et barbus après tant de mois de privations. La captivité de tant d'autres camarades. Nos arrivées devant Dakar où parfois, à cause de la fièvre jaune en recrudescence, le cordon sanitaire attendait le courrier et nous interdisait l'entrée...
Mais tous ces périls ne faisaient qu'exalter nos volontés!...
Enthousiaste, heureux de me lancer vers des tâches nouvelles, je rentrai à Toulouse pour réunir les papiers nécessaires et terminer les travaux en cours.
Ce prochain départ m'obligeait à abandonner ma femme, à lui laisser le soin de liquider le petit appartement que depuis quelques mois seulement nous avions aménagé.
La pleine période des fêtes ne facilitait pas mes démarches mais quel obstacle aurait pu m'arrêter!...



 

L'AVENTURE AMÉRICAINE
VOYAGE CHEZ LES FORÇATS - LA TRAGÉDIE DU RIO DE LA PLATA -
LA PREMIÈRE TRAVERSÉE COMMERCIALE DE L'ATLANTIQUE SUD - A MOI DE JOUER -
DÉPANNAGE AU BRÉSIL - CROISIÈRE ITALIENNE - DIFFICULTÉS ! LA RÉVOLUTION -
LE GRAND PATRON - DE L'ÉTÉ A L'HIVER ! - MARCEL REINE ET LES VACHES - NOUVEAUX DEUILS
- LE BRÉSIL ET SES SURPRISES - MON 171° DÉPANNAGE - LE GRAFF ZEPPELIN -
LES CENDRES DE LA CORDILLÈRE - LA LIGNE GAGNANTE ET MENACÉE RETOUR EN FRANCE.


Avec Julien Pranville et le radiotélégraphiste navigant L. Gourbeyre, je partis le mardi 7 janvier 1930, à bord du LAT. XXVI F-AJKA sortant d'usine et flambant neuf. Je devais convoyer cet appareil jusqu'à Dakar, de là nous devions nous embarquer pour l'Amérique.
Nous touchâmes Casablanca le soir même après une escale à Alicante et le lendemain nous couchâmes à Agadir. Ce voyage nous permit d'inspecter les escales, de donner des explications ou des ordres et de prendre note des besoins locaux.
Cap Juby. Un temps de roulage exagéré, toute la partie sablonneuse délimitée comme terrain utilisable traversée et les roues n'avaient pas encore quitté le sol : nous étions trop chargés : deux passagers, des valises réduites mais bourrées, un interprète maure, quatre carabines, un tonnelet d'eau, des vivres... Armes et tonnelet furent débarqués et, à la tentative suivante, je parvins à décoller mais heureusement que les dunes étaient assez loin! En rejoignant la mer, je pris lentement de la hauteur.
Après des arrêts à Villa Cisnéros, Port-Etienne, Saint-Louis et Thiès, nous arrivâmes le 12 à Dakar, précédant de peu le courrier régulier. Vers une heure du matin nous embarquions sur le S/S. Revigny, l'aviso de l'Aéropostale.
Durant quatre jours nous dansâmes sur une mer calme, aux dires de l'équipage, et sincèrement nous avions hâte de retrouver les remous aériens. Enfin, le vendredi 17, à 24 heures, nous arrivions à Natal.
Un convoyage d'inspection me permit de prendre contact avec ce pays nouveau. Au hasard des escales du parcours : Récife, Maceio, Bahia, Caravellas, Victoria et finalement Rio-de-Janeiro qui allait être mon fief, je retrouvai plusieurs camarades.
- Vous vous chargerez de la surveillance des escales du Brésil, me dit Pranville. Au nord celles que nous venons de visiter et vous trouverez au sud Santos, Florianopolis, Porto Alegre et Pelotas plus quelques terrains de secours à défricher ou à entretenir.
Négrin, Thomas, Dupont, Rolland, Reine, Pivot, Ville, Depecker, Barbier, Hamm et les radios Macaigne, Floret, Fichou, Soulas, Pourchasse m'avaient devancé là-bas ainsi que les mécaniciens Lièvre et Jacquinot.
Je retrouvai également Guénard que j'avais pu apprécier en Espagne et à Toulouse. Il allait rester avec moi à Rio pendant quatre années et s'avérer, tantôt nu sol, tantôt navigant, le plus complet des chefs mécaniciens.
Sur le terrain militaire des Affonsos nous disposions d'un hangar et de deux bâtiments : atelier et magasin. Prévoyant qu'il nous faudrait un jour quitter ce terrain militaire, la société Bouilloux-Lafont  envisageait l'aménagement d'un autre terrain.
La forêt vierge toute proche, les montagnes et les constructions limitaient beaucoup les possibilités, ces impératifs avaient en quelque sorte imposé le curieux et difficile emplacement de Jacarepagua.
Situé sur une île au milieu de marécages, au sud de l'agglomération, on y accédait tout d'abord par la route normale puis par une sente sur laquelle avait été construite une voie Décauville et enfin en barque à rames ou par hydroglisseur à fond très plat assez grand pour transporter rapidement personnel et courrier.

Nous substituâmes au moteur d'origine trop faible de cet hydro un 300 CV Renault et nous eûmes alors un engin de course à utilisation onéreuse. Il ne servit guère qu'à la relève du personnel radio assurant le fonctionnement de l'important poste édifié pour les communications intercontinentales de la compagnie.
Cette base n'allait être que rarement utilisée, les serpents y étaient nombreux et les < jacarés ", crocodiles de petite taille, émergeaient de la lagune au passage de l'hydroglisseur. Seuls deux ou trois avions en difficulté se posèrent à Jacarépagua pendant la révolution de 1932.

En avril 1930 je dus me rendre dans l'île de Fernando de Noronha où nous possédions un important poste de radiotélégraphie assurant les liaisons avec Praïa au Cap-Vert ainsi qu'avec le Brésil et l'Argentine. Comme les autres, ce poste avait été conçu par E. Serre, ingénieur en chef du service radioélectrique, assisté des ingénieurs Talbot, Girar dot, Baumard et Grousset. Il avait été construit par une société sueur de l'Aéropostale et filiale du groupe Bouilloux-Lafont.
Si les chefs de ces postes et les ingénieurs étaient français, les opérateurs étaient brésiliens et la liaison constante et régulière qu'ils assuraient, de jour comme de nuit, entre Toulouse et Buenos-Aires permettait, à défaut d'autres renseignements météorologiques, de connaître l'état du ciel aux escales de destination. Elle servait également à la transmission des ordres et au contrôle de la marche des courriers.
Ce fut à bord du navire dépanneur Becfigue de la flotte de l'Aéropostale que je me rendis à Fernando de Noronha. Cette île volcanique n'avait rien d'un paradis, bien au contraire puisque quatre à cinq cents bagnards formaient l'essentiel de sa population que complétaient quelques fonctionnaires, quelques soldats, les radios de l'Aéropostale, trois opérateurs et enfin le chef de poste français et sa femme.
Une pointe rocheuse battue de trois côtés par la mer formait à l'extrémité ouest de l'île une sorte d'enclave où se trouvaient le poste radio et un bâtiment d'habitation. Un barrage de grillage et de fils barbelés avec, au centre, une petite porte fortement cadenassée fermait le quatrième côté de cette enclave.
La présence d'une femme dans ce lieu insolite ne manqua pas de me surprendre mais je sus bientôt que son courage et les précautions prises écartaient tout danger. A Fernando de Noronha le pittoresque ne manquait pas, ainsi mes hôtes me prévinrent que leur cuisinier et leur homme à tout faire étaient tous deux des forçats; l'un était un empoisonneur (le cuisinier, bien entendu), l'autre avait tué toute sa famille.

Des colombes vivaient en grand nombre sur cette île et chacun pouvait les tirer dans ses moments de loisir, d'autre part le poisson ne manquait pas et chaque mois la liaison régulière avec Natal renouvelait le ravitaillement.
Pour pêcher, les forçats disposaient de " jangadas ", radeaux formés d'arbres légers et imputressibles. Leur précarité empêchait certes toute tentative d'évasion mais, surcroît de précautions, ces embarcations primitives étaient cadenassées le soir venu.
Mon inspection me fit découvrir dans une petite vallée au centre de l'île une partie étroite mais assez longue pouvant, après travaux, être envisagée comme bande d'atterrissage.
Au retour, de passage à Bahia, je visitai avec Thomas le nouveau terrain prévu le long de la plage. Trop court et détrempé par la moindre pluie, celui d'Itapohan se révélait dangereux.
Sur les douze mille kilomètres de la Ligne, il n'était plus question depuis quelques semaines que de l'essai prochain d'une liaison directe Saint-Louis du SénégalNatal. Nous savions qu'un LAT. XXVIII muni de flotteurs était prévu pour ce coup d'aile de 3 200 kilomètres.
D'escale en escale, les derniers tuyaux couraient, plus ou moins fantaisistes, car Toulouse n'avait pas coutume d'ébruiter ses intentions. Nous avions uniquement la certitude que Didier Daurat et les ingénieurs de l'usine travaillaient beaucoup pour résoudre ce problème, que l'avion et son moteur étaient capables d'un tel exploit et enfin que Mermoz devait être l'exécutant. Malgré l'ampleur des difficultés à vaincre, tous nous attendions avec confiance et nous avions hâte de connaître le jour choisi.
Je connaissais Daurat, je devinais qu'au dernier moment seulement arriverait aux vingt-sept escales jalonnant la ligne une note explicite mais brève définissant le rôle de chacun.
Simultanément Serre lança à ses vingt-sept stations de T.S.F. les ultimes consignes de surveillance. Alors d'un bout à l'autre de ce long réseau que nous avions tracé tous les coeurs battirent au même rythme.
Depuis vingt-quatre heures déjà, Daurat, Serre et l'équipage de la grande aventure : Mermoz, Dabry et Gimié étaient arrivés à Saint-Louis où l'on procédait aux dernières vérifications. De l'autre côté de l'Atlantique, au Brésil, en Uruguay, en Argentine et au Chili chacun avait suivi avec enthousiasme la première partie du voyage : Marseille-Saint-Louis et chacun aussi se préparait à jouer son rôle.
J'allais avoir ma place dans cette aventure en assurant, depuis Natal jusqu'à Rio-de-Janeiro l'acheminement du courrier apporté par Mermoz et ses compagnons. Julien Pranville, notre directeur d'exploitation, devait quitter Buenos-Aires avec l'avion supplémentaire; il était entendu que nous nous rendrions ensemble à Natal mais, alors que son appareil avait décollé à 0 h 30, la nuit s'acheva sans nouvelles précises sur sa marche.
Vers 8 heures un court message nous apprit qu'une catastrophe avait dû se produire. Un peu plus tard cette nouvelle se confirma et l'ampleur du désastre nous fut révélée. Le LAT. XXVIII, terrestre, monomoteur piloté par Négrin, ayant pour passagers Pranville à la place du second pilote, le radiotélégraphiste Prunetta et deux Brésiliens, était tombé dans le Rio de la Plata.
Pressé de franchir le Rio et la côte de l'Uruguay avant la formation des brumes matinales fréquentes à cette période de l'année et susceptibles de le retarder de plusieurs heures, Négrin s'était lancé pensant que, comme les autres fois, la réussite récompenserait son effort.
Le voyage paraissait devoir s'accomplir normalement, l'avion pouvait voler entre ciel et eau vers six à huit cents mètres, dans le froid et l'atmosphère brumeuse, mais cette nuit-là justement la brume était plus traîtresse que de coutume.
Pour ne pas perdre de vue les lueurs vacillantes entr'aperçues sur la rive uruguayenne du Rio de la Plata, Négrin et Pranville scrutaient devant eux l'horizon.
Décevant leur attente, la côte tardait à paraître. Prunetta, le radio apprit du poste de Montevideo que la brume recouvrait déjà une partie du terrain et qu'elle paraissait plus dense en direction du fleuve.
La nécessité de descendre pour éviter de gros nuages entre lesquels il fallait se faufiler confirma vite cette nouvelle. Négrin poursuivit sa route dans des couches tantôt plus légères et tantôt s'épaississant, s'alourdissant et masquant l'horizon. Pour ne pas perdre l'éclat intermittent d'un phare, il fut contraint de descendre encore; cette lueur passagère était-ce Montevideo?
L'altimètre marqua cent mètres, puis cinquante, puis moins. Je les devine n'ayant plus le temps de contrôler cette petite aiguille dont le minime déplacement leur laissait ou leur retirait la possibilité d'arriver au but.
Avant de l'avoir vue, ils pénétrèrent dans une masse de brume plus dense et, probablement parce qu'ils avaient perdu les quelques mètres de hauteur qui les séparaient de l'eau noire, tout à coup un grand craquement, un choc brutal!
Un calme soudain à peine troublé par l'eau s'engouffrant dans le fuselage. Tout de suite l'aile droite fut à demi submergée; le moteur noyé s'était tu.
Sans négliger de prendre les coussins pneumatiques qui d'ordinaire servaient à les préserver
de l'incommodité du parachute-siège, Négrin et Pranville sortirent par les portes latérales de la carlingue et se hissèrent sur le plan, aidant les deux passagers.
Qui étaient ces deux passagers? nous ne devions l'apprendre que beaucoup plus tard, car, pour ce voyage, ils portaient des noms d'emprunt. Il s'agissait en fait de deux officiers brésiliens héros des luttes politiques qui allaient dégénérer en révolution. Souvent, pour leur idéal et le bien de leur pays, ces hommes avaient joué leur vie, ils s'appelaient Siquiéra Campos et Joâo Alberto de Barros, celui-là même qui devait devenir l'un des chefs glorieux de la révolution et occuper, après la victoire, l'un des postes les plus en vue de son pays.
Sous ces cinq hommes l'épave flottante s'enfonçait progressivement et menaçait à tout instant de disparaître. Il fallait nager pour gagner le rivage; seuls Pranville et Négrin en étaient capables.
- Ne vous inquiétez pas de moi, je n'ai plus de famille. Aujourd'hui ou demain c'est la même chose... Au revoir, bonne chance à vous, s'écria Prunetta.
Lançant leurs coussins pneumatiques aux passagers, Pranville et Négrin leur ordonnèrent de se mettre à l'eau. Déjà l'équilibre était rompu, déjà de tout son poids le moteur entraînait l'épave et le gouffre s'ouvrait sous eux... Individuellement, ils luttèrent pour leur vie.
Seul survivant, Joào Alberto de Barros s'exprima ainsi dans le récit qu'il fit de la mort de ses campagnons:
" Je dormais quand, subitement, je fus réveillé par un choc violent et en même temps projeté en avant, ma tête allait buter contre une paroi de la cabine. Dans l'obscurité et sentant l'eau me monter aux jambes, je me débattis avec mes deux compagnons, cherchant une issue, alors que MM. Négrin et Pranville qui se trouvaient devant nous, nous pressaient de sortir et nous jetaient leurs coussins pneumatiques en nous disant de les utiliser et de sortir par la partie supérieure de l'avion, car l'appareil s'enfonçait rapidement. Nous fîmes le plus vite possible et, pendant que nous jetions manteaux et chaussures, M. Pranville agitait sa lampe électrique de poche comme s'il demandait un secours impossible en direction de la terre devinée à quelques lueurs clignotantes et très éloignées. " La tragédie dura peu de minutes. Déjà le fuselage était aux trois quarts submergé, c'est alors que le pilote Négrin nous intima l'ordre de nous jeter à la mer, lui-même, donnant l'exemple, sautait en même temps que M. Pranville; mon infortuné compagnon Siquiéra Campos et moi les suivirent. Le radiotélégraphiste prononça quelques paroles dont j'entendis à peu près ceci
"Seul... pas de famille, tout est fini, adieu pour toujours... bonne chance..." Un grand cri et l'avion sombra.
"Nous avons alors nagé en direction supposée de la rive, Négrin, Pranville, mon compagnon et moi. De longues minutes venaient de s'écouler quand j'entendis des cris à mon côté droit et je puis affirmer avoir reconnu la voix du brave pilote qui m'avait donné son coussin. Je me souviendrai toujours de ces cris de souffrance, d'horreur entendus dans la nuit, de ces cris vite étouffés par les flots et l'immersion rapide du pauvre pilote. Un peu en arrière nageait mon compagnon qui me demanda de l'attendre, car il trouvait préférable de nager l'un près de l'autre, puis de suite il commença à se plaindre et à crier désespérément. Il disparut avant que j'aie pu m'approcher de lui".
"Après de longues minutes, me sentant très fatigué et ne pouvant plus nager régulièrement, je m'appuyais de plus en plus sur mon coussin-bouée et c'est alors que je m'aperçus avec angoisse qu'il se dégonflait. Nerveusement j'essayais de découvrir l'endroit d'où fuyait l'air, l'ayant trouvé, ma main crispée réussit à empêcher l'évasion des bulles, bulles de vie, et c'est ainsi qu'avec le précieux objet cédé si généreusement par les braves pilotes au péril de leur vie, je réussis, deux heures et demie après, à atteindre la plage".
"Je veux avant de terminer cette triste narration, je veux et je dois faire connaître le noble geste du pilote Négrin et du directeur Pranville en nous donnant leur coussin, leur unique bouée de sauvetage, se confiant au destin qui leur a été si cruel. Jamais je n'oublierai ce grand geste d'abnégation".
D'autres déjà ont rapporté la fin de ce désastre. Julien Pranville dut nager jusqu'à l'épuisement total puis, ses forces le trahirent et il coula à quelques centaines de mètres du rivage.
Son corps fut le premier retrouvé, trois ou quatre heures à peine après la catastrophe. Ceux de Négrin, de Prunetta et de Siquiéra Campos furent rejetés à la côte les jours qui suivirent.
Partout tout au long de la ligne, cette journée tragique du samedi s'écoula, ainsi que la nuit suivante, en conjectures sur les causes et les conséquences de ce drame. Si cette perte atteignait toute l'aviation française, elle nous affligeait plus intensément, nous qui pleurions un chef énergique et des camarades valeureux.
Pourquoi la fatalité inexorable avait-elle cherché ses victimes parmi ceux qui semblaient le mieux aptes à se défendre!...
Malgré et même à cause de ce malheur, le présent s'imposait à nous. Nous allions répondre à ce coup du sort en prenant une éclatante revanche.
A 6 heures du matin, le dimanche 11 mai, le courrier de France avait quitté Toulouse, emporté par Dubourdieu, l'as de ce réseau. Mathématiquement, les étapes s'accomplirent en direction de Casablanca qu'il atteignit très tôt dans l'après-midi et ce fut à une vitesse de record qu'il s'achemina ensuite vers Saint-Louis du Sénégal.
Au moment de ce départ que je ne pouvais plus différer, mes pensées allaient vers Pranville, mort, au moment même où il croyait aller au-devant du succès pour lequel, comme nous tous, il avait oeuvré depuis deux années. Malgré une nuit blanche, je quittai Rio de Janeiro à bord du LAT. XXV de convoyage que je devais conduire à Natal. Toute une nuit en l'air, le temps de méditer dans ma solitude!
En arrivant à 12 h 30, heure locale, le lundi, j'appris avec plaisir et émotion que le LAT. 28 hydro, appareil terrestre sur lequel des flotteurs avaient été adaptés, avait quitté Saint-Louis du Sénégal. Son équipage : Mermoz pilote, Dabry navigateur et Gimié radio, était en route pour un raid inoubliable.
D'après les premiers renseignements radio, tout allait bien à bord. L'après-midi et la nuit s'écoulèrent interminables, entrecoupés par les transmissions de nouvelles que nous recevions tantôt bien, tantôt difficilement.
Des grains orageux retardaient la marche de l'appareil, l'obligeaient à changer de route, le secouaient, le mettaient en péril. Il n'avait qu'un moteur de la défaillance duquel pouvait dépendre le sort de l'entreprise et de tout l'équipage.
Comment saurai-je rendre cette attente, comment traduire les sentiments que nous connûmes alors- Au-dessus d'un océan sans fin, trois de nos camarades vivaient l'aboutissement de nos efforts et nous étions là impuissants, inactifs, guettant leurs messages. Nous observions le ciel sombre nous espérions le jour dont la clarté chasserait bien des dangers.
Quarante-cinq minutes de silence puis: 
"Pression d'huile oscille, craignons ennuis de ce côté. Changeons de route pour atteindre la côte plus proche au nord."
Sans un mot, nous nous regardâmes. A la joie d'une réussite qui semblait certaine se substitua soudain la crainte de voir échouer près du but une lutte qui durait depuis dix-huit heures.
D'après sa position, l'hydravion était à quelque deux cents kilomètres de la côte. Que se passerait-il s'il lui fallait brusquement amerrir en haute mer?
Rassemblés dans le poste, anxieux, penchés sur le radiotélégraphiste dont les doigts crispés trahissaient nos craintes et nos espoirs, nous attendions la suite...
" Pression d'huile très diminuée, devons avoir fuite importante, réservoir à peu près vide... moteur tient encore!"
Oui, mais tiendrait-il une heure?
" Pression d'huile inégale, aiguille manomètre oscille constamment... commençons à apercevoir la côte. "
Que ces alternatives d'espoir et (le peur furent angoissantes! Et toujours ce sentiment d'impuissance!
Un silence! Signifiait-il la panne brusque du moteur grippé par manque d'huile? Non, car Gimié signala
"Longeons la côte" et Mermoz, toujours calme dans le danger, fit annoncer comme pour nous tranquilliser et forcer le destin : "Arriverons dans vingt minutes."
Enfin la fine silhouette de l'hydravion se dessina à l'horizon. Bientôt sur l'eau calme du Rio Potengi, près du grand hangar dont il allait être le premier occupant, l'appareil se posa silencieusement.
Il était 7 h 30 et à cette heure matinale nous fûmes peu nombreux pour accueillir nos camarades.
Sans bruit, sans réclame inutile, modestement comme les artisans effectuant de leur mieux le travail demandé, cet équipage venait de battre le record de distance en ligne droite pour hydravion et de transporter au-dessus de 3 200 kilomètres d'eau le premier courrier aérien officiel. Trois grands sacs, plus de vingt mille lettres provenant de l'Europe entière et destinées au Brésil, à l'Uruguay, à l'Argentine, au Paraguay, au Chili et à la Bolivie!
Avec quelle émotion j'étreignis ces hommes qui venaient d'inscrire au palmarès de l'aviation commerciale l'une de ses plus belles pages de gloire. Avec quelle émotion aussi j'évoquai, pour Mermoz, en quelques phrases l'accident de Montevideo...

Les sacs sortis de l'hydravion furent chargés dans la camionnette qui démarra aussitôt et arriva quarante minutes plus tard au terrain.
Ce fut l'affairement et très vite l'avion libéré de ses cales commença à rouler, décolla, fonça en direction du Sud pour un nouveau voyage de 2 400 kilomètres dont le terme, après cinq étapes, était Rio-de-Janeiro.
Ai-je besoin de dire la joie de ce départ et aussi la volonté d'arriver qui m'animait. La joie mais aussi sur mes épaules le poids d'une responsabilité énorme, il me fallait achever cette oeuvre si magistralement commencée, réussir cette mission mieux que jamais. J'aurais voulu pousser le moteur pour atteindre la capitale du Brésil avant la fin de ce troisième jour mais ce moteur ne pouvait tourner plus vite qu'à l'ordinaire.
- Voilà Récife, prépare-toi, dis-je à mon mécanicien Lièvre.
Nous volions depuis une heure quarante-cinq. Je fis au-dessus du terrain un passage en rase-mottes afin de permettre à Lièvre de jeter par-dessus bord le sac de lettres. Je pouvais éviter cet atterrissage puisque, dans ce vol exceptionnel, aucun courrier n'était prévu entre les escales.
Les heures s'écoulèrent. Devant nous le soleil se rapprocha de l'horizon, de plus en plus bas, de plus en plus vite.
Ce fut Maceio, Bahia, Caravellas. Arrêt devant le hangar où tout le personnel s'affairait au déchargement de l'avion puis au transfert dans un autre appareil dont déjà le moteur tournait au ralenti. Le temps de descendre de l'un pour monter dans l'autre et, cinq minutes plus tard, nous reprenions l'air à nouveau.
Passé Caravellas, ce fut la nuit complète et un ciel entièrement couvert dans lequel la lune tardait à se lever. De gros flocons noirs, bruine ou nuages, s'interposaient souvent entre l'avion et le sol. Quelques grains, puis ce fut la pluie d'orage coupée d'éclaircies de plus en plus rares. Le temps allait en s'aggravant et rien ne permettait de supposer que plus loin les choses s'amélioreraient, car, à bord du LAT. XXV que j'utilisais jusque-là parce que plus rapide, nous n'avions pas la radio.
Quand enfin le phare de Victoria se révéla au loin dans une portion de ciel plus dégagée, nous reprîmes espoir. Mais pour déchanter presque aussitôt, car Rio signalait une pluie intermittente et de fortes tendances
orageuses. Le vent sud-sud-ouest retarderait notre marche et, comme pour confirmer ces sombres pronostics, un fort grain vint crever sur le terrain martelant de ses larges gouttes le toit de fibro-ciment de la baraque dans laquelle nous nous restaurions rapidement avant de poursuivre.
A cette escale, il y avait comme avion de réserve un LAT. XXVl; par sécurité je décidai de le prendre et de remplacer le mécanicien par un radio. Le chef de poste brésilien Chagas, à qui je demandai de bien vouloir m'accompagner, n'avait jusqu'alors fait que survoler le terrain au cours d'essais par beau temps. Mais nous étions tous tellement pris par cette ambiance de record que, sans hésiter, il accepta; ce soir-là Chagas se sentait tous les courages.
Nous décollâmes à 19 h 30. Les nuages, si bas qu'ils semblaient traîner au sol, nous gênaient et souvent nous cachaient la côte. Des couches superposées voilaient la lune qui, bien que présente, ne parvenait pas à percer l'opacité de cette nuit. Pour ne point perdre de vue le dessin du rivage et pour éviter les collines qui le jalonnaient, il nous fallait jouer à cache-cache avec les nuages. Ainsi nous parvînmes sans trop de difficultés au cap San Thomè.
Le vent très violent nous secouait et retardait notre marche. Au cap Frio nous devions changer de direction et prendre à droite de 90°. La côte nous fuyait, cette côte bordée de marécages que les hautes marées recouvraient parfois et, quand nous avions contourné des collines de deux à quatre cents mètres, ce que nous croyions être la plage n'était le plus souvent qu'une bande de sable entre deux lagunes.
Nous mîmes deux heures pour franchir deux cents kilomètres; dans le noir devant nous le cap Frio devait être proche. Noyées dans la vapeur d'eau, la brume et les stratus au ras du sol, les lumières de la petite ville de Macahé se dessinèrent. Au même moment nous entrâmes dans un véritable déluge! Pareille à un rideau, la pluie tropicale nous inonda, dissimulant les repères que mes yeux avides cherchaient. Même par beau temps les phares côtiers obturés du côté terre ne peignaient qu'un faisceau insignifiant, alors dans cette bourrasque!...
Malgré le moteur et la carlingue inondés, la machine se comportait bien mais c'était là mon moindre souci, car j'avais dû descendre sous les cumulus pour éviter de perdre le contact avec la côte. .le connaissais bien cette région du cap Frio la plus difficile de tout ce parcours tourmenté, ses surfaces inondées étaient propices à une erreur de position dont le résultat pouvait être de nous mettre brusquement nez à nez avec l'une de ces collines érigées à l'extrémité du cap. L'intérieur n'était d'ailleurs pas plus rassurant : la forêt vierge, son vert sombre intense se confondant avec la nuit, ses arbres démesurés recouvrant aussi bien la plaine que les hauteurs.
Chagas me passa un message reçu de Rio. Il émanait de Reine qui du poste radio suivait notre marche lente; c'était lui qui devait prendre le courrier et continuer vers Buenos-Aires.
"Violent orage sur le terrain, visibilité nulle. Je crois que vous n'arriverez pas jusqu'ici..."
Que faire? Nous étions à trois heures trente de Victoria et à cent kilomètres de Rio sans suffisamment d'essence pour faire demi-tour, sans même y songer il faut bien le dire. Le courrier ne devait pas à cause de nous perdre le temps précieux que l'exploit de Mermoz lui avait fait gagner!



Hélas! notre volonté risquait de ne pas suffire contre ce temps de plus en plus mauvais, contre cette obscurité si dense qu'il fallait passer la tête hors de la carlingue pour distinguer, grâce aux stries fulgurantes qui pourfendaient le ciel, le contour imprécis d'une côte balayée par les torrents.
" J'en ai trop vu, trop enduré pour abandonner maintenant, pensai-je, je réussirai, je veux réussir et, quel que soit devant moi le risque, je vais à sa rencontre. Dans une heure j'en aurai terminé ou bien... "
A la verticale, je suivis la côte et quand à la plage succédait la montagne ou quelque rocher abrupt je m'écartais en mer si la pluie moins dense me permettait de ne point perdre l'obstacle de vue, sinon je virais sur place pour ne point courir le risque d'être déporté. Combien de fois dus-je répéter ces manoeuvres avant d'arriver à la dernière falaise, celle qui, à cinq kilomètres de la baie de Rio, barre la route et nous faisait craindre l'échec si près du but!
L'antenne emportée, l'opérateur inondé et obligé de se cramponner pour ne pas être éjecté de son siège, assaillis de toutes parts par la bourrasque, nous dûmes pendant plus de cinq minutes au centre d'un orage d'une extrême violence, virer en spirales, l'aile à quelques mètres seulement du sable de la plage pour ne pas perdre de vue la frange d'écume, ce repère qui nous évitait de percuter la mer ou l'obstacle proche.
Enfin les éléments parurent s'assouvir, être vaincus, un calme relatif et momentané, nous permit de passer les dernières collines et d'entrer dans la baie de Rio entre les forts, par le chemin que suivent les navires.
Dix minutes plus tard, dans la boue et la pluie, nous roulions jusqu'au hangar de l'Aéropostale. Là, quelques dizaines d'aficionados, les représentants de l'aviation brésilienne et le directeur des postes nous attendaient.
Minuit était depuis longtemps passé. Les félicitations de nos amis ne m'atteignaient pas, car ce retard provoqué par le mauvais temps me préoccupait trop.
Le directeur des postes brésiliennes était un homme charmant, il comprit mon souci et à peine lui avais-je parlé que, sans la moindre hésitation, il me rassurait.
- Nous admirons tous vos efforts et ceux de vos camarades pour réduire au minimum la durée de ce voyage. Le timbre à date n'est pas encore modifié, il ne le sera pas, les plis porteront le cachet du 13 mai ainsi, monsieur Vanier, vous serez en quelque sorte arrivé avant minuit...
Le mauvais temps persistait; il ne fallait pas songer affronter en pleine nuit l'étape Rio-Santos. Au petit jour, Reine décolla pour Buenos-Aires, qu'il atteignit le soir du 14 mai. Quant à Guillaumet il franchit la Cordillère des Andes et toucha Santiago le jeudi 15, à 13 h 30.
Le premier courrier cent pour cent aérien France Amérique du Sud avait mis quatre jours et demi pour aller des bords de la Seine au Pacifique. La France avait gagné!
Il ne me restait plus qu'à récupérer car, sur une absence de soixante-douze heures, j'avais volé trentesept heures vingt.
Toute la satisfaction de Didier Daurat se devinait dans le télégramme aux termes affectueux que je reçus bientôt. A bord d'un aviso notre directeur avait suivi tout le vol.
Déjà j'étais prêt à repartir!
Pendant que les mécaniciens s'affairaient à la révision du LAT. XXVIII en vue de son retour éventuel à la prochaine lune, Mermoz, Dabry et Gimié, après quelques jours de repos passés à Natal, rejoignaient Rio par petites étapes à bord d'un appareil mis à leur disposition.
Le 21 mai, Mermoz arriva à Buenos-Aires, où il resta une semaine. Quel accueil enthousiaste! Les Argentins fêtaient nos hommes comme des héros nationaux et lorsque dans un endroit public on les reconnaissait, l'assistance les acclamait et entonnait la Marseillaise.
La veille de son départ Mermoz avait confirmé le voyage de retour pour le 8 juin. Le 9 juillet seulement il put quitter le plan d'eau de Bomfin après cinquantetrois tentatives, toutes plus épiques les unes que les autres.
Quelques heures plus tard le LAT. XXVIII était contraint de se poser auprès du dépanneur Phocée. Il coula en plein océan mais l'équipage et le courrier avaient pu être sauvés.
Ce demi-échec n'entacha en rien notre prestige et l'héroïque aventure de Guillaumet dans la cordillère des Andes ne fit encore que grandir le renom de nos ailes. Toutes les républiques américaines signèrent des contrats avec notre pays, nous obtînmes même le monopole d'escale aux Açores sur la route de l'Atlantique Nord.

Au début de l'après-midi du 22 novembre 1930 nous attendions anxieusement des nouvelles de l'appareil piloté par Barbier; nous savions qu'il avait quitté Florianapolis pour Santos et Rio mais depuis plus rien! Au lever du jour, je décidai de partir à la recherche du 10e A.M.F.R.A., c'est-à-dire du courrier Amérique-France, la brume et le mauvais temps me faisant craindre le pire. Je décollai donc, emmenant le mécanicien Jacquinot et le monteur Barreros.
A plusieurs reprises, entre Rio et Santos, la côte s'incurve très fortement. Tout au long émergent de multiples îlots parfois assez grands ou parfois simples pitons rocheux surmontés de quelques cocotiers; autant d'obstacles dangereux pour l'avion qui, à basse altitude se trouvait soudain nez à nez avec ces proéminences masquées par la pluie.
Je perdis beaucoup de temps et ne trouvai rien. Au-delà de Santos je poursuivis mes recherches au long de plages assez larges et bordant la forêt vierge.
Ce fut après deux heures trente de vol que j'aperçus enfin le LAT. XXVI bien posé sur une bande de sable battue par la marée haute et de justesse, je me posai sur le haut de plage le long des grands arbres. Impatients, pilote et radio nous attendaient; depuis vingt-quatre heures pas un être humain ne les avait approchés.
- Le moteur avait absorbé trop d'eau, m'expliqua Barbier, et des baisses de régime m'ont obligé à atterrir droit devant moi, dans de bonnes conditions heureusement.
- Vous n'avez pas essayé d'appeler Santos? dis-je au radio.
- Je n'ai pas eu le temps de rentrer l'antenne, elle a été arrachée en approchant du sol. Ensuite j'ai mis la batterie à plat sans pouvoir établir aucune liaison.
Ils avaient attendu sous les ailes un secours long à venir et la nuit leur avait paru interminable. D'autant plus interminable que des bruits bizarres, inquiétants peuplaient la forêt toute proche.
Nous organisâmes le dépannage; la première chose à faire était d'assurer l'acheminement du courrier. Je décidai de laisser les mécaniciens sur place avec les vivres des deux avions et d'emmener avec moi l'équipage très fatigué et les sacs postaux.
- Je reviendrai ce soir ou demain matin avec un autre pilote, dis-je.
Ma suggestion laissa les mécaniciens silencieux, réticents. L'un d'eux ne cessait de fixer l'orée de la forêt, il nous montra des branches qui se mouvaient, s'abaissaient ou se relevaient malgré l'absence totale de vent.
- On nous surveille, fit-il.
Nous ne pouvions les abandonner, les laisser à la merci de quelque danger inconnu. Afin de savoir ce que cachait le rideau de feuillage, nous nous armâmes des outils les plus lourds et de quelques branches solides puis, tels des Sioux sur le sentier de la guerre, nous nous rapprochâmes petit à petit de l'endroit redouté.
Et tout cela pour découvrir un être bien inoffensif! Un mètre de haut, une petite face presque humaine, un poil long et gris brun. C'était un " paresseux " édenté qui, avec des gestes lents, s'élevait d'une branche à l'autre sans se soucier aucunement de notre présence; il suffisait d'éviter ses ongles longs et crochus.
Plus loin, dans les arbres, nous en aperçûmes d'autres qui se mouvaient aussi ridiculement, handicapés par leur lenteur.
Rassurés, nous décollâmes bientôt et le plus rapidement possible je revins chercher l'appareil dont le carburateur était alors asséché.

Le 22 janvier 1931 nous étions au coeur de l'été brésilien. A cette époque, le ciel d'un bleu très doux reste pur la plus grande partie de la journée et il semble que cette quiétude va se prolonger mais, régulièrement, lorsque arrive cinq heures de l'après-midi des nuages venus de nulle part surgissent brusquement, obscurcissent le soleil qui cependant les transperce encore. Les rayons lumineux virent au violet, à l'orange, au rouge et le ventre de l'orage est d'encre alors que le bleu azuré domine encore à l'horizon. Puis cet orage éclate, violent, torrentiel, local aussi.
Tous les pilotes redoutaient des régions comme la pointe du cap San Thomé à quelque cent cinquante kilomètres au nord de Rio; immanquablement lorsqu'ils arrivaient à la nuit tombée en ces lieux, l'orage leur barrait la route. Pour cette raison, près de la petite cité de Campos, nous avions aménagé un terrain de secours gardé par un indigène dont la tâche consistait à s'assurer qu'aucun obstacle, bestiaux ou termitière, ne risquait de compromettre l'atterrissage des appareils en difficulté.
A Rio, depuis deux jours, le ciel était d'une limpidité extraordinaire, la mer apaisée à l'extérieur de la baie était plate comme un miroir et la visibilité était telle qu'on pouvait distinguer le relief de toutes les îles couvertes de végétation sombre.
Sur le pourtour de la baie de Botafogo, au pied du Pain de Sucre, une foule joyeuse parée de couleurs claires s'était rassemblée pour attendre l'arrivée annoncée depuis quelques jours de la croisière du maréchal Italo Balbo. En effet, le raid des hydravions italiens Savoïa devait s'achever au centre même de Rio.
Cette escadre composée de quatorze appareils avait quitté Orbetello le 17 décembre 1930; onze de ces hydravions devaient arriver au but et être par la suite achetés par l'aviation navale brésilienne.
Il s'agissait d'une démonstration magistrale, oeuvre surtout de l'esprit de discipline des équipages et qui, après le raid de Mermoz, représentait une réalisation technique de premier ordre, propre à enthousiasmer la foule.
Un décor somptueux, une féerie de couleurs, une température idéale. A l'heure H, tous les regards se portèrent vers l'entrée de la baie, entre les collines qui la jalonnent au sud et le Pain de Sucre au nord, à l'extrémité de ce goulet de quelques centaines de mètres qui la sépare de la haute mer.
Dans l'horizon ensoleillé deux torpilleurs pavoisés de la marine italienne se présentèrent pour franchir la passe, bientôt suivis de six autres. Puis les onze hydravions trouèrent le ciel, survolant à cinquante mètres les huit bateaux de guerre qui déchaînèrent leurs salves claquantes en réponse au feu plus lent des forts côtiers.
Dans la lumière, le gris-bleu des torpilleurs, le revêtement brillant des appareils, la fumée cotonneuse et le bruit assourdissant des canonnades soulevèrent les exclamations, les vivats, les applaudissements de la foule.
A cinquante mètres d'altitude, les hydros firent le tour complet de la baie afin de laisser aux torpilleurs le temps d'évoluer de 90° et de stopper à huit de front à cinquante mètres des promenades du centre de la ville.
Alors, en formation impeccable, les onze hydravions prirent contact avec l'eau, glissèrent dans un sillage d'écume vers les onze bouées d'amarrage placées en ligne au centre de la baie de Botafogo.
Des vedettes rapides accostèrent chaque appareil pour embarquer l'équipage et venir les déposer devant la grande tribune. Bientôt, dans les rayons du soleil déclinant, étincelèrent les uniformes blancs à galons d'or.
Succès technique indéniable, immense succès de prestige; le maréchal Italo Balbo et ses hommes avaient bien gagné d'être à l'honneur!
Le 31 mars 1931 fut pour nous tous une journée de consternation et plus encore une journée d'incompréhension. Moins de neuf mois après la sensationnelle prouesse de Mermoz, la Compagnie Générale Aéropostale était déclarée en liquidation judiciaire.
D'un bout à l'autre de la ligne courut cette nouvelle stupéfiante et nous ne voulions croire encore qu'à une rumeur sans fondement.
A Rio, il me fallait répondre aux questions insidieuses ou réellement compatissantes de personnalités brésiliennes qu'inquiétaient leur position trop franche prise vis-à-vis de nous.
Équipages, personnel au sol, bureaux ou ateliers ne pouvaient comprendre que les politiciens de leur pays puissent ainsi saborder une ouvre sans même la connaître. Nos nombreux amis Brésiliens, Argentins, Uruguayens ou Chiliens étaient eux aussi consternés.
Comme toutes les affaires du groupe Bouilloux-Lafont, la banque franco-brésilienne "Crédit Foncier du Brésil" fut déclarée en liquidation. Son directeur, une importante personnalité carioca, était mon voisin, l'immeuble de la banque touchant celui de notre agence. Je le rencontrais souvent, il me dit alors: 
- La banque ne peut plus traiter aucune affaire, cependant je laisse les guichets ouverts pour pouvoir rembourser sans délai tout client qui se présentera; nous pouvons faire face à nos engagements.
Il n'en allait pas de même à l'Aéropostale. Avant de disposer des fonds nécessaires au fonctionnement de l'entreprise, le comité enquêtes.
A la fin du mois, comme d'ailleurs du second, personne ne fut payé, pourtant le travail fut effectué et les courriers partirent à l'heure. La foi, la confiance en l'oeuvre commune étaient intactes et peut-être attendions-nous un miracle. Pour le troisième mois, l'ambassade de France disposa de fonds à notre intention.
Nos difficultés coïncidèrent avec l'arrivée dans la haie de Rio de l'hydravion géant allemand D.O.X. Il y séjourna du 21 au 21 juin, au terme d'un voyage transatlantique riche en péripéties.
De leur côté, les Américains amélioraient leur service côtier New York-Buenos Aires. Ils utilisaient les hydravions Comodores et leurs deux filiales : la Nyrba puis la Panair du Brésil recrutaient de nombreux passagers. Leurs intentions de défendre âprement leurs intérêts dans ce secteur étaient claires et comment n'essayeraient-ils pas de profiter de nos difficultés!
Un samedi, jour de passage du courrier, je reçus au terrain des Atfonsos la visite de dirigeants de la Panair. Je les accueillis peu avant l'arrivée de l'avion de Santos, au moment où l'orage presque quotidien éclatait et où le personnel procédait comme à l'ordinaire, au trans bordement des sacs dans l'appareil prêt à partir pour affronter la nuit avant la première escale de Victoria.
Douze minutes après l'arrivée de l'avion venu de Buenos Aires, Sautereau, un as de l'aviation parisienne que la grande aventure avait tenté, décolla avec le radio Fichou
Alors je me dirigeai vers le poste de radio pour contrôler sa marche. Le directeur de la Panair qui m'avait suivi, me dit
- Jusqu'ici je me refusais à croire que vous puissiez aller plus vite que nous alors que vos appareils sont plus lents de près de cinquante kilomètres-heure. Maintenant j'ai compris; nous ne pouvons pas vous concurrencer.
Dans leur somptueuse limousine, mes visiteurs quittèrent le terrain tandis que sous la pluie battante, évitant les flaques de boue, je rejoignais la baraque radio où s'enregistraient les T.V.B. de l'avion qui allait vaincre et l'orage et la nuit.
Dans le même temps, l'hydravion américain arrivé du sud à peu près à la même heure, bien arrimé dans le port, attendait le jour pour reprendre sa route et sans pouvoir, bien entendu, rattraper le temps perdu...
J'habitais à Copacabana, la célèbre banlieue à la plage immense et superbe. La proximité rafraîchissante de la mer était reposante après mes dures journées de travail dans les bureaux surchauffés de l'avénida Rio Branco.
Ce matin-là, comme d'habitude, la 10 CV Renault de service longeait la belle avenue qui borde la mer. A l'entrée du tunnel reliant Copacabana à Botafogo le chauffeur fut arrêté par des militaires, fusil sous le bras. Contrôle des papiers, discussion et finalement arguant de ma nationalité et de fines occupations aéronautiques, l'officier nous laissa passer.
Sans son éclairage habituel le tunnel était un long boyau sombre où nous risquions d'écraser les fantassins allongés à même le sol.
A la sortie, les palabres recommencèrent sous la menace des mitrailleuses en batterie mais nous savions à présent ce que signifiait ce déploiement de force : la révolution venait d'éclater, le palais du président était cerné. Le soir même, le chef du gouvernement allait d'ailleurs démissionner et partir pour le Portugal.
De nos bureaux de l'exploitation, au troisième étage, nous pûmes voir s'élever une haute colonne de fumée. Installé dans l'unique gratte-ciel de la ville, le siège du journal A None brûlait. Les manifestants avaient envahi les bureaux, jeté les meubles et les papiers par les fenêtres et mis le feu.
Des camions découverts circulaient chargés de soldats; la cavalerie, jugulaire au menton, ce qui lui donnait un air farouche, avançait par pelotons de vingt à trente hommes.
Brusquement des coups de feu partirent des fenêtres d'un journal installé dans l'avenue à quelques dizaines de mètres de nous. Ce fut le signal d'une débandade totale, les cavaliers s'éloignèrent au galop, les fantassins descendirent en se bousculant des camions qui disparurent dans les petites rues perpendiculaires.
Poussé par ses camarades, un vaillant guerrier manqua sa descente et tomba la tête la première; il se réfugia dans la boutique de notre agence.
La fusillade prit l'avenue en enfilade et, de notre troisième étage, nous surplombions les tireurs à plat ventre réfugiés derrière les lampadaires. Puis tout rentra dans le calme, l'avenue reprit sa vie et des soldats entourèrent notre voiture restée devant l'immeuble.
Je me précipitai, fis descendre le conducteur improvisé qui n'arrivait pas à démarrer. Non sans peine je parvins à faire comprendre à ces révolutionnaires excités que je préférais moi-même conduire la voiture. Sur la banquette arrière, le front ensanglanté, le " héros " qui tantôt avait manqué le marchepied du camion gisait entouré par ses camarades. Surchargé jusqu'à en avoir les ressorts à plat, je partis en direction de l'hôpital militaire.
Les portes cadenassées nous furent ouvertes, un contingent en armes rendit les honneurs à notre blessé et je fus félicité pour l'aide apportée à la révolution. Mais je ne demandais qu'une chose : récupérer ma voiture et m'esquiver rapidement.
L'après-midi s'acheva dans l'euphorie générale et dans les rues grouillantes tous les promeneurs arboraient un oeillet rouge, symbole de la Révolution pacifique triomphante.
Dans l'incertitude du lendemain, le travail se poursuivait. Qu'allait devenir cette oeuvre qui avait demandé tant d'efforts et de sacrifices, nous nous le demandions tous.
Je m'aperçois que je n'ai pas encore évoqué le Président Marcel Bouilloux-Lafont; il est juste de le faire, car cet homme, pris par de multiples et importantes affaires: la construction des principaux ports maritimes du Brésil, des banques, des édifications mobilières, des postes de radio, que sais-je encore, croyait autant que nous à la ligne. Il avait la réputation, justifiée d'ailleurs, d'avoir bon coeur et de s'intéresser au bien-être de son personnel.
Un jour, il me demanda d'aller spécialement à Victoria pour y prendre deux ou trois personnages importants avec lesquels il désirait avoir une entrevue. Dans la journée, avec un LAT. XXV, j'effectuai ce voyage de 450 kilomètres au nord de Rio. Une assistance nombreuse avait accompagné au départ mes passagers, il s'agissait du gouverneur de l'Etat de Victoria et de deux de ses collaborateurs.
Deux ou trois jours plus tard, je demandai au Président si je devais envisager un voyage de retour.
- Non, me dit-il, c'est inutile. Ils ne peuvent ou ne veulent payer certains arrérages; ils repartiront comme ils pourront.
Par bateau ou par chemin de fer il fallait deux jours au moins pour retourner à Victoria!...
Une autre fois, Reine, qui assurait d'ordinaire le parcours Buenos-Aires-Rio, se trouvait dans mon bureau quand le Président entra. Serrements de mains, informations sur les voyages et M. Bouilloux-Lafont dit en souriant
- Au fond, votre travail n'est pas tellement difficile, il fait toujours beau temps dans ce pays.
- Bien sûr, explosa Reine, avec votre chance habituelle, chaque fois que vous avez fait le parcours le ciel était dégagé, mais ceux qui font la ligne toute l'année en voient de cruelles. Le regard moqueur, il ajouta : Peut-être bien que vous vous arrangez pour faire coïncider vos voyages maritimes avec la période difficile en l'air.
Piqué au vif et regrettant sans doute d'avoir suscité cette réplique d'un garçon aussi débonnaire et aussi calme que Marcel Reine, M. le Président répondit
- Je vais devoir, ces jours prochains, effectuer de nombreux déplacements entre Rio et Buenos Aires, aussi souvent que possible nous les ferons ensemble.
Cela nous valut de fréquentes occasions de voir le Président aux Affonsos. Et comme un fait exprès, peut-être parce que nous entrions dans la saison des pluies, les voyages auxquels il participa s'effectuèrent tous par mauvais temps. II put ainsi plus justement apprécier " ses aviateurs " comme il aimait à dire.

Malgré les soins diligents des mécaniciens et le contrôle minutieux dont nous les entourions, soudainement les moteurs donnèrent des signes de défaillance et ceci sans raison apparente. Les pilotes ne pouvaient que constater des pertes de puissance, le régime baissait puis reprenait parfois et quand il ne leur fallait pas se poser sur un terrain de secours, ils se traînaient péniblement jusqu'à l'escale.
Ainsi tombèrent en panne complète deux appareils, l'un à Campos au cap Frio, l'autre entre Santos et Rio; ils provenaient tous deux de Buenos Aires et venaient d'être remis à neuf.
En conséquence de ces accidents inexplicables, les équipages ne voulurent plus voler de nuit.
Avec mon chef mécanicien Lucien Guénard, nous passâmes des heures à faire toutes sortes de suppositions allant jusqu'aux essais en vol mais rien ne se révéla.
Un jour où il faisait au sol quelque 32°, je montai à plein régime jusqu'à trois mille mètres et mon moteur, qui faiblissait petit à petit, fut à peu près stoppé. Piquant, faisant siffler les mâts, je descendis le plus vite possible; j'atterris, l'hélice en croix.
Quelle surprise en ouvrant le capot! Un bloc de glace entourait la prise d'air du carburateur; givrage sous les tropiques par plus de 32° au sol!...
Les ateliers de Buenos Aires avaient cru bon, pour la période d'été, de supprimer le réchauffage du carburateur et si l'effet de cette modification était heureux pendant la saison sèche, en Argentine et dans le sud du Brésil, par contre elle devenait dangereuse à partir de Santos; en effet, dans cette région et au nord de Rio l'état hygrométrique de l'air est souvent de 90 à  95%
En altitude et de nuit surtout, le refroidissement intense givrait littéralement le carburateur et, l'accumulation de la glace obstruant la prise d'air, étouffait le moteur, d'où baisse de régime et perte totale de puissance.
Guénard fit donc procéder à la remise en état des réchauffages et quand j'effectuai le courrier suivant, celui du 1 î/25 octobre, tout se passa bien. A chaque escale, je donnai aux mécaniciens les consignes de modifications à effectuer sur les avions de réserve et, sans autres arrêts que les dix minutes réglementaires, je fis le voyage aller et retour à Natal dans des conditions normales.
Télégraphiquement tenue au courant, la direction de Buenos Aires s'étonna tout d'abord puis, devant l'évidence et les résultats, la confiance revint. Albert Tête, que ses qualités d'appréciation et son indépendance d'esprit, allaient bientôt porter à de plus hautes fonctions, m'adressa un message de félicitations.
Les vols de nuit reprirent sans défaillance, ces vols au cours desquels nous passions de l'été à l'hiver. A bord de nos monomoteurs, sans autres instruments de bord que le compte-tours, la montre et l'altimètre, il fallait souvent, contre les alizés, de dix-huit à vingt heures de vol consécutives pour aller de Rio de Janeiro à Natal et quatorze à seize de Natal à Rio.
" Ali! les vaches. " Combien de fois Reine, à la gouaille souriante, prononça-t-il ces mots! A propos de tout, à propos de rien, pour chasser un ennui ou approuver une bonne blague.
Cette nuit-là tout était prêt pour son départ. Dans une demi-heure le petit jour allait poindre mais, dans ce pays sans aurore ni crépuscule, il faisait noir encore au creux de cette cuvette que formait le terrain des Affonsos entouré de hautes collines. L'herbe faisait un tapis sombre se confondant avec la nuit et deux lampes rouges à l'extrémité de l'axe de départ délimitaient seules le terrain utilisable.
En avance, Reine prit place à bord avec Pourchasse le radio; on enleva les cales. Lourdement chargée, la machine utilisa à peu près toute la longueur disponible; l'avion roula puis s'éleva lentement, tournant à basse altitude autour du terrain.
Dès le contact radio établi, Pourchasse signala qu'au moment du décollage ils avaient ressenti sur la droite un choc assez violent mais l'obscurité ne leur permettait pas de juger les dégâts. Ensuite Reine se plaignit que son appareil penchait, il décida de tourner jusqu'au jour, ne voulant pas partir sans savoir.
Quand le ciel peu à peu s'éclaira nous aperçûmes la roue droite décalée en arrière et le pilote, de son côté, put voir dans quel état était son LAT. XXN71 : la jambe de force, renfermant l'amortisseur de la roue droite, articulée sur le mât oblique reliant l'aile au fuselage, était arrachée, le mât pendait cassé en deux et, ainsi, l'aile n'avait plus de haubanage.
Cela pouvait être catastrophique, soit que le plan ne supportât plus le poids de la machine soit que le tout s'écrasât à l'atterrissage sur une seule roue.
Reine s'en tira comme un grand pilote qu'il était.



Ayant épuisé l'essence de ses réservoirs, il se posa sur sa seule roue gauche et son aile droite toucha le sol si doucement qu'il en résulta un cheval de bois atténué. Ambulances et pompiers n'eurent point à intervenir.
Nous explorâmes le terrain pour rechercher l'obstacle cause de cet accident. Rien ne paraissait émerger mais finalement, à une centaine de mètres des fils barbelés limitant des champs incultes, nous découvrîmes une masse étendue. Touchée près de l'épaule, grièvement blessée par le choc, une vache gisait sur l'herbe pendant que plus loin d'autres paissaient tranquillement.
Les autorités militaires prirent des mesures contre le propriétaire de ces animaux et firent renforcer la clôture.
Et cette fois Reine put dire : "Ah! les vaches... "
Eloi Ville, le courageux coéquipier de Rozés dans le défrichement de la ligne Casablanca-Dakar, était chef d'aéroplace à Porto Alegre. Tout en assurant de temps à autre le courrier, il effectuait également des dépannages dans son secteur compris entre Pelotas et Florianopolis. Affable, il entretenait de précieuses relations avec les autorités locales du Rio Grande, relations délicates surtout au début de la révolution; de là devait partir le meneur d'hommes Getulio Vargas pour arriver à Rio-de-Janeiro comme chef du gouvernement.
A l'occasion d'un courrier vers Buenos Aires, j'eus comme passager M. et M"" Vargas et leurs deux filles; un LAT. XXVIII leur avait été réservé jusqu'à Porto Alegre. Transporter le président de la République brésilienne et sa famille était un honneur pour la ligne; notre LAT. XXVIII avait été préféré aux hydravions allemands de la Condor et aux Commodores américains des Nyrba ou Panair (lu Brésil. Un honneur non exempt de soucis, car en cette fin d'été les brumes étaient déjà fréquentes sur l'Argentine et le sud du Brésil; mais heureusement les terrains se présentèrent sous les roues aux heures prévues
Hélas! Eloi Ville était touché par un mal peu connu, il lui fallait subir une opération délicate et pour cela rentrer en France; nous ne devions plus le revoir vivant!
Venu parmi les premier pour défricher les routes aériennes brésiliennes, Victor Hamm, Alsacien, excellent pilote, le remplaça.
La nuit du 27 février allait allonger la liste noire.
Nos camarades pilotes Pierre Barbier et Victor Hamm ainsi que le radio Gourbeyre avaient pris le 109' A.M.F.R.A. au départ de Buenos Aires; après avoir atterri à Montevideo, ils se dirigeaient vers Pelotas.
Une nuit noire, une visibilité brumeuse et peu à peu, les stratus s'épaississant, ils durent se rapprocher du sol. Rares foyers lumineux, trop distants les uns des autres et pour la plupart éteints à cette heure avancée de la nuit, les repères côtiers leur étaient de peu de secours. Ils se guidaient le long des plages sur les brisants des vagues et, de temps à autre, Gourbeyre transmettait quelques renseignements captés par les postes, au hasard des transmissions. En effet, en fin de nuit, les ondes longues passaient mal et des fréquences d'ondes courtes commençaient seulement à être utilisées suivant l'heure et le lieu, différentes avec chacun. II arrivait souvent que le poste le plus proche n'entendait pas l'avion alors qu'un autre éloigné de mille ou de quinze cents kilomètres le captait parfaitement. Des relais s'établissaient entre tous les postes de l'Aéropostale afin d'aider, si possible, l'équipage en difficulté.
De Rio je suivais avec anxiété la marche au ras de l'eau de nos camarades et j e savais que, depuis une heure environ, Pelotas comme Montevideo étaient Une chance restait à l'avion, celle de se poser à Porto Alegre au point du jour dans une visibilité normale à cause du vent léger régnant dans la région.
" Nous avançons sans rien voir, le brouillard se fait de plus en plus dense... nous tournons au-dessus d'une parcelle de plage... "
Ce fut là le dernier message de Gourbeyre! Le reste de la nuit les opérateurs, le casque aux oreilles, les récepteurs poussés à fond d'intensité, restèrent à l'écoute espérant vainement arracher quelques mots au néant...
Dans la journée (les indigènes devaient trouver le long d'une plage déserte des vestiges de toile, de bois et de courrier. Nos camarades avaient touché l'eau de l'extrémité d'une aile et l'abîme liquide les avait engloutis non loin du rivage.
Profitant d'un convoyage à Natal, je m'arrêtai dans les escales afin de connaître les difficultés de nos gens et leur donner les explications qu'ils souhaitaient. C'est ainsi que je séjournai vingt-quatre heures à Bahia où mon camarade Pivot terminait l'aménagement de l'aérodrome.
Les installations récentes, poste radio et habitations du personnel en bâtiments préfabriqués, bois et fibrociment, apportaient un peu de confort dans l'isolement des terrains situés assez loin des villes et accessibles seulement par des chemins de terre détrempés par les pluies presque journalières en cette saison.
Le terrain de Bahia était une longue bande défrichée parallèlement à la mer et en quelque sorte arrachée à la forêt vierge. Quand j'y arrivai, chacun était encore sous le coup d'une vive émotion : M'°e Pivot avait découvert un serpent corail gentiment endormi dans un angle de la salle d'eau.
Malgré toutes les précautions prises ces dangereux reptiles arrivaient à s'introduire partout, ainsi à Jacarepagua on avait pu voir un matin un sucuru émerger du tube soutenant la manche à air au faîte d'un hangar. Comment avait-il pu se hisser jusque-là? Mystère!
Par contre il n'y avait pas eu de risques avec le boa long de six à sept mètres que les ouvriers du chantier de construction avait découvert un matin lové, endormi et repu au fond d'un grand trou triangulaire destiné à édifier les fondations d'un magasin. Vite, profitant du sommeil de ce monstre, on avait recouvert le trou d'un treillage métallique épais et de madriers entrecroisés. Personne, bien entendu, ne passait à proximité sans aller contempler ce curieux captif dont les mouvements faisaient s'envoler d'un arbre à l'autre des dizaines de perruches multicolores et jacassantes.
Mais je continuai mon voyage vers Caravellas, cette ville traversée par une seule grande rue coupée de signaux lumineux et où aucune voiture ne s'aventurait, cette ville écrasée par la chaleur qui assommait bêtes et gens. Là aussi le terrain était éloigné et je compris mon ami Floret venu mettre au point le poste radio lorsqu'il m'affirma n'avoir aucune tentation de s'éloigner de l'aérodrome.
Comme je comptais partir avec le courrier régulier passant dans la nuit, je décidai de rester auprès de Floret afin de suivre son travail; il faisait une chaleur lourde et humide sans le moindre souffle de vent.
Enfermé dans le poste, mon camarade faisait fonctionner ses émetteurs pour répondre aux communications reçues et, à chaque mise en route du moteur alimentant le groupe électrogène, l'air semblait devenir irrespirable. Ire grosses gouttes de sueur roulaient sur nos visages. Regardant les treillages métalliques aux mailles serrées et oxydées qui bloquaient totalement les ouvertures, je demandai à Floret
- Pourquoi n'ouvres-tu pas tout grand fenêtres et portes? cela créerait un appel d'air.
Bien sûr, il y avait les moustiques! Quelques-uns voletaient dans la pièce, insensibles aux vaporisations insecticides qui n'asphyxiaient que nous. Mieux valait, me semblait-il, quelques piqûres à cette atmosphère étouffante.
Sans un mot, Floret se dirigea vers la porte, l'ouvrit tout grande. Aussitôt un vol lourd de gros coléoptères noirs s'engouffra comme s'il avait attendu derrière le battant. Sur tout, cette véritable nuée s'abattit plutôt qu'elle ne se posa, maladroite et répugnante, hérissant mon épiderme d'Européen.
Assis à nouveau à sa table, Floret transcrivait un message télégraphique; il venait d'entrer en contact avec l'appareil que nous attendions, il n'allait plus le lâcher. Imperturbable, pris par son travail, il écartait d'un geste imperceptible les scarabées tombés sur ses mains.
Il y en avait partout et quand je me dirigeai vers la porte, mes pas, en glissant, écrasèrent dans un bruit désagréable quantité de ces envahissantes bestioles.
Dehors, les frôlements étaient plus supportables. Je guettai l'atterrissage du courrier en pensant que bientôt j'allais être délivré, mais en pensant aussi que toute la nuit mon camarade veillerait sans se plaindre, conscient de l'importance de sa tâche!
- Le boa de Bahia a disparu la nuit dernière.
Ce fut la première phrase de Rolland qui pilotait le LAT. XXVI. Le serpent captif avait réussi à soulever treillage et madrier et à rejoindre sa forêt natale...
Après quatre années de service sur les lignes d'Air Union, un autre de nos camarades, Camille Sautereau était entré à l'Aéropostale, tenté sans doute par l'aventure et par des cieux inconnus.
Son secteur fut tout d'abord Rio-Natal; de quoi oublier vite la vie et les occupations parisiennes! Un parcours de 2200 kilomètres, une côte toujours bordée par la forêt vierge, des habitants bronzés ou noirs, des rencontres surprenantes, de quoi satisfaire un esprit aventureux!
Ce jour-là Sautereau devait emmener jusqu'à Rio un passager éminent, quasi officiel, il s'agissait d'un révolutionnaire important. Dans des alternatives de ciel clair et d'orages rompant un peu la monotonie du parcours, le voyage se déroula selon le processus habituel. Souvent au cours de ces vols interminables la fatigue surpassait l'intérêt du paysage et Sautereau trouva sans doute qu'un passage dans une trombe d'eau n'était rien de plus qu'un dérivatif.
Passé Caravellas ce fut la nuit. Le pilote avait appris à la connaître, à ne plus tenir compte de ses embûches lorsque le courrier était dans la carlingue. Victoria, au sud la nuit noire; quel temps faisait-il au-delà de cet horizon d'encre? il fallait y aller voir...
Aux approches du cap San Thomé, le vent plus fort secoua l'appareil d'une aile sur l'autre. Réflexes plus nerveux. Au sein de l'orage engloutissant bientôt la machine et ses occupants, une sarabande infernale, des communications radio quasi impossibles et, brusquement, trouant la nuit, deux, trois feux, ceux du terrain de secours de Campos.
Près de la cabane de planches et de tôles rouillées, Sautereau se posa. Il attendit là l'accalmie à l'abri de l'ouragan et au centre des éclairs éclatant de part et d'autre.
Le ménage des gardiens apporta la marmite de riz blanc dans laquelle chacun plongea sa cuillère de bois; quelques bananes clôturèrent ces agapes.
Le passager eut un hamac, Sautereau et le radio Floret laissèrent le second à la femme de leur hôte; pour se détendre, ils s'allongèrent sur des couvertures posées à même le sol. Bientôt sous la lueur incertaine d'une lanterne à pétrole, la conversation faiblit mais Sautereau ne dormait pas, il bondit soudain quand un animal énorme passa à côté de lui; d'autres plus petits, glissèrent rapidement vers les lattes disjointes de la porte d'entrée.
Dans la cabane ce fut un branle-bas général, ces serpents, ce boa imposant allaient sans doute revenir!
Sautereau était effrayé mais tout autant stupéfait de voir ses hôtes rester calmes au milieu de ce vacarme. Ils expliquèrent tout naturellement à Floret seul capable de traduire leur idiome 
- C'est notre chien.
Comment savoir qu'en certains endroits isolés les indigènes ont l'habitude de capturer de gros serpents et de leur enlever leurs crochets pour les laisser par la suite engloutir tous les détritus!
La familiarité de ces monstres ne fut pas du tout du goût de nos camarades qui achevèrent leur nuit sans trouver le sommeil. Finalement ils pensèrent que la carlingue de leur avion était encore un havre plus sûr que cette cabane et quand au petit matin ils reprirent leur vol, la tempête s'était éloignée...
Il est un souvenir que j'ai omis en évoquant l'arrivée de Mermoz à Natal après sa première traversée aérienne de l'Atlantique Sud. Aucune personnalité n'était là pour l'accueillir, presque seuls l'attendaient
le chef d'escale, officier de marine chargé de la base avions et des avisos et moi-même qui devais repartir immédiatement après avoir repris le courrier.
Et pourtant, en cet instant inoubliable, un vieux phonographe égrena une Marseillaise éraillée mais quand même vibrante. A qui appartenait-il? Qui donc était l'auteur de cette manifestation de sympathie inattendue? Un ancien bagnard français vivant dans la région.
.l'en parle à présent parce que depuis ce jour ce bagnard patriote avait gagné l'amitié de mes camarades auxquels il rendait à l'occasion de menus services.
Quand j'eus besoin d'un gardien pour le terrain de secours de Marahü, entre Bahia et Caravellas, ils plaidèrent si chaleureusement sa cause que je donnai mon accord et des ordres pour qu'il embarquât un soir dans l'avion-courrier qui, exceptionnellement, ferait une brève escale à Marahü pour déposer ce passager.
Le pilote, ce jour-là, fut Camille Sautereau et si tout se passa bien, il n'en alla pas de même au voyage suivant. En effet, les choses se compliquèrent, au moment
du retour sur Rio : Sautereau vit arriver quatre femmes chargées de troncs d'arbres humides et de forme particulière. Elles voulaient prendre place dans l'avion pour rejoindre leur ami le bagnard; ces quatre femmes étaient des lavandières qui d'ordinaire lavaient le linge juchées à cheval sur de gros troncs d'arbres flottant au bord de la lagune.
Sautereau eut bien de la peine à leur faire comprendre qu'il ne pouvait les emmener et, de retour à Rio, il me demanda à changer de secteur durant quelques semaines afin d'échapper à ces solliciteuses...
Le ciel, pourtant constellé d'étoiles, ne parvenait pas à éclairer la nuit. Sans doute le machiniste céleste était-il jaloux de notre activité, peut-être craignait-il qu'elle ne bouleverse son décor. Toujours est-il que ce voile opaque allait rendre plus périlleuse la mission de l'avion-courrier en route vers le nord.
Le calme de cette nuit tropicale n'était que trompeuse apparence. L'atmosphère surchargée d'électricité était traversée de décharges pareilles à un bombardement colossal qui empêchaient toute lecture au son. Les trois quarts des mots lancés de l'avion échappaient aux oreilles exercées autant qu'acharnées des opérateurs.
Plus de mille kilomètres entre les stations de Florianopolis et de Rio de Janeiro, c'était trop pour les ondes longues et la station intermédiaire de Santos restait muette parce qu'elle était aux mains des troupes révolutionnaires.
N'ayant pas la possibilité d'un atterrissage à Santos, car il eut signifié la captivité et I'arrêt des quelque dix mille lettres transportées, l'avion avançait en aveugle.
Il faisait noir, très noir là-haut pour le pilote qui tentait de poursuivre sa route. A droite la mer, à gauche les montagnes et les sierras envahies par la forêt vierge dont les arbres hauts de vingt à trente mètres prennent racine en bordure du rivage. Pas d'horizon, une forêt sombre comme la nuit, une eau tout aussi opaque et l'air surchargé de vapeur confondant tout.
Quelques phares, bien sûr! De minuscules feux côtiers à peine bons pour les pêcheurs mais qui n'étaient pratiquement d'aucun secours pour les pilotes puisqu'il fallait savoir où ils étaient pour les trouver. Le plus souvent, c'était à un contour de la côte que nous reconnaissions leur emplacement et, parce qu'alors nous regardions sous nous ou en arrière, nous les découvrions.
Tout cela évidemment, toutes ces embûches, tous ces problèmes faisaient partie des sacrifices librement consentis pour que vive la ligne, cette ligne exploitée avec un matériel trop ancien, ne pouvant plus soutenir la comparaison avec celui de nos concurrents américains ou allemands. Seules, la foi et l'abnégation des hommes palliaient ce handicap et assuraient la réussite.
Depuis plus de deux heures Couret volait dans cette obscurité; il ne se sentait pas à l'aise, il sentait le péril rôder autour de lui.
Brusquement, sans que rien l'eùt fait prévoir, la brume fut présente et l'avion se trouva au sein d'un gros nuage, gris comme tout le reste. Vite il fallut descendre, voler sans autre contrôle que le compas, redouter le spectre menaçant des montagnes que l'appareil alourdi par la charge d'essence et privé de guidage ne pourrait peut-être pas éviter. Vouloir continuer, n'étaitce pas une folie!
Déjà Couret avait réussi à se faufiler sous la nappe de brume, il se maintint à une cinquantaine de mètres au-dessus des brisants qui lui jalonnaient la côte et ne songea pas à revenir en arrière; la région parcourue était favorable aux formations brumeuses. Et puis, il y avait l'espoir qu'il ne s'agissait là que d'un nuage isolé, car, par instants, le ciel réapparaissait mais toujours gris laiteux et très sombre.
Une heure s'écoula ainsi, très longue. Vers minuit, le radio Néri tendit à Couret par-dessus le capot un papier avec ces mots : " Ça ne passe pas. " Rien, pas la moindre indication de temps ou de route à espérer.
A travers éclaircies et nappes, Couret avait pu reprendre une altitude de quatre cents mètres, mais bientôt les nuages accumulés l'obligèrent à redescendre, à voler au ras de l'eau en suivant la côte et en évitant les masses soudaines des rochers élevés.
Tout était danger dans cette progression aveugle un cap, une pointe, une île, un arbre. Aux rochers escarpés succéda une bande de sable parallèle à la mer, dunes ou lagunes d'où les eaux s'étaient retirées. Puis la terre fit défaut; Couret comprit qu'il traversait le rio Paranagua, ce fleuve boueux dont les rives jouent à cache-cache entre les racines des palétuviers. Au milieu, des îles émergent; trois à quatre kilomètres d'eau à franchir pour rejoindre la plus grande en se dirigeant au compas.
Couret en connaissait les rives basses, il espéra les atteindre sans encombre. Un coup d'oeil jeté à la hâte sur la carte lui indiqua un phare dans la région; il le chercha, le découvrit enfin et cette lueur insignifiante que seul un oeil exercé pouvait reconnaître fut le repère vers lequel il se dirigea.
Mais ce repère dépassé, Couret retrouva le noir absolu; sous lui des nappes basses et lourdes semblaient ramper sur le sol dur ou humide et toujours invisible.
" Le phare! ", pensa Couret en virant brusquement et dans l'opacité hostile il souhaita cette faible lueur. Par chance, il la redécouvrit et tel un gros papillon il frôla de ses ailes la lumière réconfortante.
" Je ne peux continuer à frôler ainsi les rochers et les vagues! "
En effet, c'était jouer avec la mort; aussi, quand une ligne plus claire se présenta devant lui, Couret ferma les gaz, coupa le moteur. Presque immédiatement les roues touchèrent le sol mou de la plage, ressautèrent, roulèrent jusqu'à l'arrêt brutal; la queue de l'appareil se leva puis retomba lourdement.
Un tronc d'arbre avait bloqué le train d'atterrissage mais les coffres arrières lourdement chargés venaient d'empêcher l'avion de capoter; toutefois le fuselage s'était rompu, les cordes à piano avaient cédé et les tubes s'étaient disjoints. Impossible de repartir!
Là-bas, une lueur indécise, une masse noire, un vieux fort portugais avec sa tour basse et crénelée au sommet de laquelle la sentinelle effrayée n'osait plus bouger.
Sur le pas de la porte, tout harnaché, le lieutenant qui commandait le détachement fut bientôt rejoint par ses hommes qui arrivèrent en courant avec fusils et cartouches. Tous croyaient qu'un avion des révoltés de Sào Paulo était venu pour les bombarder ou les faire prisonniers.
Après quelques minutes d'une conversation à distance, le lieutenant comprit qu'il avait affaire à des étrangers. Les craintes se dissipèrent et la situation s'éclaircit tout à fait lorsqu'il eut reconnu l'avion postal. De belliqueux, les soldats devinrent serviables et compatissants.
- Nous disposons d'une barque. Dès le jour nous irons à Paraguana porter le message que vous voudrez bien rédiger. il avait bien distingué les émissions des postes qui demandaient de leurs nouvelles, mais il était lui-même réduit au silence, car d'infructueux essais d'émission avaient déchargé ses accumulateurs.
A Rio, à Porto Alegre, à Florianopolis aucune onde n'arrivait plus aux écouteurs, le crépitement des décharges électriques couvrait tout, aucun signe d'espoir ne perçait ce vacarme. Pourtant il était encore possible de voir apparaître entre les deux projecteurs braqués vers l'horizon, au-dessus du rectangle illuminé et balisé
de lampes rouges, l'appareil arraché à la brume traîtresse mais chaque minute qui passait venait diminuer cette chance.
A 5 heures, aucune nouvelle n'étant parvenue, Janet, le chef d'aéroplace de Porto Alegre, se prépara à partir. D'après les renseignements des stations à l'écoute, l'émission de l'avion avait cessé quatre heures après le départ. Logiquement, la panne ou l'arrêt forcé avait eu lieu à ce moment, c'était donc dans sa zone de surveillance et de dépannage que Couret s'était posé. J'autorisai Janet à partir sans délai.
Pilote, radio, mécanicien, bidons d'essence, caisse d'outils, vivres, eau potable furent chargés. Dans l'aube qui tardait à venir l'appareil décolla et tout se passa normalement pendant quatre heures, jusqu'au moment où le radio navigant lança un appel général pour signaler " Vu avion en panne sur une petite plage en bordure océan, estuaire du rio Paranagua, le fuselage paraît tordu, allons att... "
Pourquoi cette émission brusquement interrompue? Les heures passèrent et les ondes demeurèrent muettes; enfin, à 2 heures de l'après-midi, en provenance de Paranagua, un message nous apprit que Couret et Néri, pris par la brume, s'étaient posés dans l'Ilha do Mel, qu'ils étaient saufs et qu'ils attendaient du secours.
C'était une première tranquillité mais qu'était devenu l'autre avion?
La sonnerie du téléphone me fit bondir. Le commandant de l'aviation navale brésilienne m'informait qu'un bateau avait vu tomber à l'eau un avion ou un hydravion au large de Paranagua.
- Avez-vous un appareil de ce côté? me demandat-il.
- Je vous appellerai dès que je serai en mesure de vous renseigner, dis-je, assommé par cette nouvelle.
La surprise passée, je me révoltai contre ce mauvais sort. Réflexion faite, qu'était ce bateau? Comment avait-il réagi en voyant l'accident? Un attaché de cabinet répondit à mon coup de fil.
- ... J'espère que ce cargo ne s'est pas contenté de rester spectateur. Vous allez le lui demander. Eh bien, faites vite, s'il vous plaît, je suis impatient d'avoir des détails.
Je ne voulus pas sans autre précision informer la direction et l'attente reprit silencieuse et cruelle; elle dura jusqu'au début de l'après-midi.
- Oui, oui, je vous entends. Il a envoyé une barque à l'endroit où il avait aperçu une grande gerbe d'eau. Et qu'a-t-il pu sauver?... Comment rien! L'appareil tout entier avait coulé immédiatement. Mais enfin, mon commandant, c'est impossible, il s'agit d'un avion, pas d'un sous-marin! Surtout n'avisez pas la presse, je me refuse à croire à cet accident; je me prépare et je me rends sur les lieux.
Mais il était trop tard pour décoller, la nuit était proche, elle comportait trop de risques et d'ailleurs trente minutes plus tard, un second télégramme arriva: 
" Avion dépanneur atterri normalement sur plage en pente et roule à la mer; retiré sans accident mais moteur inutilisable. Vous attendons demain première heure pour profiter marée basse. Janet. "
Nous respirâmes! C'était le mauvais sort, la malchance, mais ce n'était pas la catastrophe.
Le travail en perspective chassa la fatigue, chacun s'affaira pour préparer l'un des derniers avions mis en service, un LAT. XXVIII d'un tonnage et d'un moteur plus forts. Un moteur de rechange fut démonté pièce par pièce pour pouvoir être casé dans le coffre arrière, travail méticuleux à recommencer au montage et dans quelles conditions! sur une plage ventilée avec le sable pénétrant partout et risquant de se loger dans une canalisation vitale.
Nous décollâmes bien avant le jour et, après cinq heures d'un voyage à l'estime, la brume se dissipa peu avant Paranagua, nous laissant entrevoir la côte aux trois quarts découverte par la marée basse.
L'atterrissage réussi, aussitôt les pleins des réservoirs furent complétés pendant que le chargement était mis à terre et remplacé par le courrier.
Couret et Néri n'avaient pris aucun repos depuis leur départ de Buenos Aires il y avait trente-trois heures, mais ils furent bientôt à leur nouveau poste. L'hélice tourna, un adieu rapide à ceux qui restaient et le décollage sur la bande de sable déjà mordue par la marée montante.
Comme toujours un impératif avait primé : le courrier. A présent nous avions le temps de chercher à comprendre.
- Alors, Janet, que vous est-il arrivé? Je vois que vous avez pris un bain.
En effet, Janet était vêtue d'un pantalon militaire kaki trop court de trente centimètres au moins et d'une grande chemise à rayures vertes du genre de celles que les noirs aiment tant exhiber les jours de fête. Entre deux cocotiers ses vêtements séchaient, son pantalon aux jambes gonflées à l'horizontale et presque rigides faisait penser à une manche d'air. Cette plage, déserte sûrement depuis des siècles, avait pris l'aspect d'un véritable aérodrome.
La mine contrite, les bras ballants, Janet, grand athlète blond et sympathique, soupira:
- Je suis désespéré! Malgré la brume, j'avais fait un heureux et rapide voyage et j'arrivai directement sur l'avion en panne sans perdre une minute, car je m'étais aperçu que la marée allait atteindre sa hauteur maximum. J'atterris droit devant moi sur une bande étroite, pris par le travers par le vent du large, et quand je touchai le sol je sentis la roue droite se freiner de plus en plus. Vous devez comprendre : la plage en pente, le plus gros poids portant sur cette roue, un cheval de bois et plus assez de vitesse pour avoir une action quel conque sur les gouvernes. J'eus à peine le temps de sauter de la carlingue, j'espérais qu'en me précipitant sur la queue, je ferais tourner l'appareil mais déjà l'eau m'arrivait au-dessus des genoux et je n'avais plus aucune force pour agir efficacement.
- Et Dorseto, votre radio?
- Le sommet de son casque émergeait à peine de la carlingue; il n'avait encore rien vu. Quand je lui avais fait signe que nous allions atterrir il communiquait encore et il n'avait pas eu le temps de remonter l'antenne auparavant. Tête baissée, il s'acharnait sur le rouet de plus en plus résistant puisque le long fil traînait déjà sur le sable.
- Alors?
- Eh bien, à mes cris il leva la tête, ses binocles lui tombèrent du nez et il s'élança si maladroitement qu'il tomba dans l'eau la tête la première. Si nous ne l'avions repêché il y serait sans doute encore, empêtré dans sa grosse combinaison fourrée. Il ressemblait à un cocasse bibendum, fit Janet en riant.
Couret, Néri et ceux qui les entouraient avaient assisté à l'accident sans pouvoir intervenir, ils s'étaient précipités pour retenir l'appareil. Tous s'étaient mis à l'eau, civils ou soldats, et leurs efforts avaient pu ramener le monoplan sur la plage; en dehors des binocles, du chapeau de paille et d'un soulier de Dorseto, rien n'avait été perdu.
L'échange des moteurs, le manchonnage des tubes cassés demanda quatre jours au bout desquels les deux équipages s'envolèrent en se tournant le dos.
Ainsi se termina mon cent soixante-et-onzième dépannage.
Ce terrain si chèrement gagné nous étions en train de le perdre! La révolution de Sâo Paulo venait de voir la victoire des troupes gouvernementales. Si la France avait équipé l'armée et l'aviation brésiliennes d'instructeurs et de matériel de valeur construit dans nos usines, Par contre elle n'avait pas été capable de livrer au gouvernement légal les munitions nécessaires aux canons et aux fusils. D'autres défaillances encore devaient contribuer à l'élimination de nos représentants et de nos productions. Le voyage de la comtesse de Noailles à qui j'eus l'honneur de faire admirer la perspective aérienne de la baie de Rio, nous rallia bien quelques amitiés, mais il était trop tard.
En août 1932, un deuil important nous avait frappés. Le navire postal " Aéropostale 2 ", parti de Dakar pour Natal, avait sombré corps et biens. Nos malheureux camarades marins avaient payé à l'océan leurs victoires sur le temps et les éléments déchaînés.
Profitant de ce que nous perdions pied, les Allemands faisaient de sérieux efforts pour égaler nos réussites; ils guignaient notre place. Depuis des mois déjà avec le "Graff Zeppelin", superbe dirigeable moderne, dernier né de leur construction, ils assuraient des liaisons régulières entre l'Europe et l'Amérique du Sud. Un mât d'atterrissage édifié à Récife était leur terminus habituel en terre brésilienne.
Rio, la capitale, se trouvait lésé par cet abandon et les représentants allemands ayant eu des échos de cette déception, décidèrent que le "Graff Zeppelin" viendrait un jour jusqu'au terrain des Affonsos. Une fois l'autorisation obtenue, il fut question de barrières, d'entourage et même d'un droit d'entrée pour la foule qui ne devait pas manquer de se porter à l'arrivée spectaculaire du mastodonte.
Dans l'euphorie de la propagande, une invitation fut même adressée aux autorités militaires propriétaires du terrain. Cette maladresse fut fort mal accueillie!
L'heure d'arrivée n'était point annoncée, elle allait dépendre de la durée du voyage Friedrichshafen-Recife, où le dirigeable se ravitaillait, puis Recife-Rio, selon les vents. Seule la date était à peu prés certaine, celle du 16 septembre.
Ce matin-là les rues fourmillaient de curieux. En plein centre, dans l'avenida Rio-Branco, le journal " O globo " affichait en grosses lettres les informations qui lui parvenaient.
L'aéronef était en l'air, il avait tourné au large en fin de nuit pour se présenter à l'atterrissage peu après le lever du jour. Une légère couche de brume masquait le soleil, en atténuait les rayons; cela faisait l'affaire du commandant qui appréhendait beaucoup les pertes de gaz causées par une température élevée.
Enfin le bel engin apparut, l'atterrissage s'effectua lentement. Les militaires de la base aérienne, disposés aux emplacements prévus, se saisirent des filins brusquement déroulés à l'approche du sol. Un des premiers soldats cramponnés fut enlevé à une dizaine de mètres pour n'avoir pas laché assez tôt l'amarre, alors qu'une légère saute de vent soulevait la grosse machine. Sans aucun mal, il revint au sol parmi la multitude qui s'agrippait aux rampes longeant la carlingue.
Le "Graff Zeppelin" était un énorme engin impressionnant par sa réalisation et aussi par sa vulnérabilité. Un tout petit sac de courrier de quelques kilos fut déchargé ostensiblement devant les rares caméras, y compris celle de notre ami René Brut, de Pathé-Journal, passager curieux et sympathique émergeant des en trailles de notre concurrent.
Mais un ordre soudain écourta les congratulations de bienvenue, il avait pour cause les quelques rayons de soleil perçant laborieusement l'écran brumeux.
Alternativement les moteurs se mirent à ronfler, l'immense machine reprit l'air et disparut à l'horizon; elle ne devait plus revenir à Rio de Janeiro.
En octobre 1932, nous assistâmes à un curieux phénomène. Depuis une quinzaine de jours, l'atmosphère était saturée de poussières impalpables en suspension. Le soleil, ardent à cette époque, était voilé.
Et cette poussière pénétrait partout, recouvrait tout d'une mince pellicule. Entre Florianopolis, Santos et Rio de Janeiro, probablement à cause de l'humidité de l'air, ce phénomène semblait plus intense. Touchés avant nous, l'Argentine et le sud du Brésil n'avaient pas enregistré une pareille intensité.
Bien sûr, nous savions qu'il s'agissait des cendres projetées à très haute altitude par l'éruption du volcan Aconcagua dans la cordillère des Andes. Poussées par les vents, elles arrivaient maintenant dans nos régions et leur densité les rapprochait du sol.
En l'air, la visibilité, très restreinte en oblique, était trompeuse; cela nous rappelait les vents de sable de Mauritanie. Là-bas, lorsque le chargement le permettait, nous montions au-dessus de ce sable arraché au sol alors qu'ici les cendres descendaient du ciel après un voyage de deux à trois mille kilomètres, et plus l'on montait, plus la visibilité diminuait.
Un pilote venu six jours plus tôt de Buenos Aires partit avec le courrier de France. Nous le suivions par ses émissions radio, quand un message nous apprit qu'il faisait demi-tour en raison du manque de visibilité. Peu après midi, nouveau départ et nouveau retour! Le temps de refaire les pleins et l'approche de la nuit empêcha une nouvelle tentative.
Le lendemain, le même scénario se déroula; je m'arrachais les cheveux. Pouvais-je faire mieux que ce pilote? Sincèrement je le pensais mais, même si j'avais raison, il m'était difficile de froisser sa susceptibilité.
Au matin du troisième jour, je pris à part ce pilote:
- J'ai confiance en vous, lui dis-je, mais n'oubliez pas que le courrier commande. Nous avons vaincu déjà bien des difficultés et celle-ci ne me paraît pas insurmontable.
- Je ferai mon possible.
Après quatre heures de vol, plus qu'il en fallait pour aller à Santos même par très mauvais temps, il réapparut. Alors j'informai la direction de Buenos Aires que ces dérobades me paraissaient anormales et qu'en cas de récidive je comptais assurer moi-même le courrier.
Cette fois le pilote, que j'avais prévenu, avança droit devant lui; après deux heures trente, il annonça qu'il survolait Santos; il n'était donc plus qu'à quelques kilomètres de la belle plage qui nous servait d'aérodrome.
J'eus le tort de me réjouir trop vite; un message urgent m'avisa bientôt que la roulette de queue s'était cassée à l'atterrissage et que le pilote attendait d'être dépanné.
Départ immédiat, transbordement du courrier. Un courrier que je ne lâchai plus et que je conduisis à bon port.
Mermoz suivait les essais du trimoteur Couzinet avec lequel il devait se lancer à nouveau au-dessus de l'Atlantique Sud et tous nous attendions confiants dans les moyens de notre camarade et curieux d'apprécier les performances de cette nouvelle machine française.
Le 12 janvier 1933, le voyage jusqu'à Port Etienne renforça nos espoirs, et le 16 l'atterrissage à Natal après une traversée effectuée en quatorze heures trente provoqua une véritable explosion de joie.
Le lendemain, de nombreuses personnalités aéronautiques brésiliennes et françaises se retrouvèrent au terrain des Affonsos pour attendre dans une exaltation grandissante l'arrivée du prestigieux équipage fait de Mermoz et Cartier, pilotes, de Manuel, radiotélégraphiste, de Jousse, mécanicien, et de Couzinet, constructeur.
Le vent sud retarda un peu l'avance du trimoteur avec lequel nos radios Baumard et Grousset gardaient le contact.
Le ciel formait son orage quotidien et le soleil déclinant teintait de violet pourpre le dessous des cumulus encore insignifiants. A l'approche de l'appareil, cet orage parut vouloir lui couper le chemin en éclatant juste au-dessus du terrain.
Mis au courant, Mermoz préféra effectuer une approche directe et sans tour de piste préalable, il se posa droit devant lui. Les roues touchèrent le sol herbeux des Affonsos et le trimoteur disparut derrière le rideau de pluie qui, rapidement, gagnait toute la région.
Réfugiés dans le hangar au nord du terrain, nous attendions de le voir émerger de cet écran, mais les minutes passèrent et aucun bruit ne domina celui du clapotis. En voiture j'allai jusqu'à l'extrémité de la piste, l'Arc-en-Ciel en avait franchi les limites normalement utilisables; il gisait, enlisé dans les hautes herbes d'une partie marécageuse. Je ramenai l'équipage pour le livrer aux ovations amicales.
Les deux jours qui suivirent, je les passai avec le chef mécanicien Guénard et toute notre équipe à sortir de son bourbier la lourde et fragile machine. Chacun se sentit récompensé quand le responsable, l'ingénieur Couzinet, prévenu de l'heureux résultat de nos efforts, vint au terrain pour hisser au-dessus de la carlingue les pavillons français et brésilien.
Echappant un instant à ses admirateurs, Mermoz m'informa, navré, que Didier Daurat avait quitté la direction de l'Aéropostale. D'autre part, André Bouilloux-Lafont fils, gravement accusé, allait passer devant les tribunaux. On parlait aussi de la constitution d'une nouvelle compagnie qui engloberait toutes les autres et dont, probablement, les dirigeants ignoreraient tout de la Ligne et de son esprit.
Après quelques jours à Rio, Mermoz s'envola vers Buenos Aires et, partout où il se posa, l'accueil fut chaleureux. Ayant à son bord un passager supplémentaire, M. Verdurant, directeur général de la compagnie, il revint à Rio en un vol sans escale de 2.200 kilomètres.
Le 11 au matin, la brume empêcha le décollage prévu au lever du jour; il fallait attendre une éclaircie. Juste en face du terrain, la "fonda ", petit café fréquenté par les militaires, ouvrait ses portes; Mermoz profita de ce répit pour prendre son petit déjeuner.
En souvenir des douze oeufs sur le plat qu'il se fit alors préparer, quelques jours plus tard le patron changea l'enseigne de sa maison; on put lire au-dessus de sa porte : "A Mermoz".
Dans la soirée, l'Arc-en-Ciel atterrit à Natal. Il était prévu qu'il assurerait vers la France le courrier A.M.F.R.A. du 13 février. Lourdement chargée, la machine roula difficilement sur le terrain agrandi depuis peu, les roues à pneus étroits s'enfoncèrent dans le sol détrempé par les pluies récentes rendant le décollage impossible. Ce fut par le bateau que l'équipage rentra en France et la traversée Natal-Praïa-Dakar ne put être effectuée que le 16 mai 1933.
Depuis quarante mois déjà, nous étions au Brésil et notre bébé né là-bas était âgé de dix-huit mois. Nous brûlions de l'envie de le montrer à ses grands-parents.
Faisant suite à ma demande, notre directeur en Amérique du Sud, Albert Tête, m'adressa dans les premiers jours de mai, la note m'accordant un congé de trois mois.
Mon remplaçant provisoire allait être Gabriel Thomas, pilote et chef d'escale à Buenos Aires.
L'Aurigny, à bord duquel nous avions embarqué, prit la mer par un bel après-midi. Le soleil baissant à l'horizon irisait la ville étalée au pied des collines sombres.
En haut du Corcovado, le Christ, débarrassé de la plus grande partie de ses échafaudages, trouait le ciel azuré de la blancheur de ses pierres neuves.
Magnifié par l'intense beauté de la nature, ce départ nous atteignait, nous étreignait, car nous laissions dans ce sillage frangé d'écume tant de souvenirs, tant d'émotions et tant de joies...

Mon retour en France
Air France et ses incertitudes- Je retrouve Porto- Praïa-
Qui commande?- Nouveaux projets

Nous avions fait la traversée avec le pilote Emler, sa femme et ses trois jeunes enfants qui, eux aussi, rentraient en France.
En quittant Emler au Havre, j'étais loin de penser que je ne reverrais plus ce camarade charmant, boute-entrain et fumeur de pipe invétéré. Une brève dépêche devait m'informer quelques mois plus tard que l'avion qu'il pilotait avait embouti dans la nuit et les nuages un versant du Canigou. Le vent contraire avait été vraisemblablement la cause d'une erreur dans l'estime de route et l'absence de moyens de contrôle et de guidage n'avait pu lui permettre de se situer exactement.
Avec Emler, disparaissaient également son radio Guyomard et notre ami commun Riguelle, courageux et sympathique, depuis longtemps chef d'escale dans le sud, qui revenait en France pour un bref congé.
Le 30 juillet, c'est-à-dire deux jours avant la fin de mes vacances, n'ayant eu encore aucun contact avec les dirigeants de l'Aéropostale, je me présentai au directeur de la compagnie, M. Verdurant.
Son accueil fut entaché de mélancolie. Cet aimable directeur ne dirigeait plus rien, car l'Aéropostale venait d'être rattachée à l'ensemble des compagnies réunies sous l'appellation nouvelle d'Air-France.
N'ayant pas séjourné à Paris depuis des années, je connaissais peu de monde aux bureaux des services aéronautiques. Avais-je besoin de relations et d'influences- Je ne venais pas en solliciteur! J'avais toujours fait mon travail correctement, consciencieusement et dans ma candeur je supposais que cela était suffisant pour déjouer les maléfices du sort.
Didier Daurat et Jean Mermoz avaient participé à la formation de la nouvelle Société, donc, il ne faisait aucun doute pour moi que ces deux hommes, le plus expérimenté des pilotes et le plus qualifié des chefs d'exploitation, occupaient à Air-France des postes en rapport avec les qualités dont ils avaient fait la preuve. J'ignorais que ces qualités même effrayaient et que Didier Daurat allait être éloigné de la scène sous le prétexte d'une mission à l'étranger.
Je fus reçu un jour par le directeur d'exploitation, un grand pilote que je ne connaissais pas auparavant. Je lui expliquai que j'attendais des ordres pour rejoindre mon poste à Rio.
- Je ne puis prendre une décision immédiate, j'ai beaucoup à faire. Pour l'instant, prolongeons votre congé de quelques jours.
Mais les jours passèrent et même les semaines et l'inaction me pesait. En insistant beaucoup, j'obtins d'aller suivre le stage de Pilotage Sans Visibilité P.S.V. - méthode Rougerie, à l'aérodrome de Toussus-le-Noble.
Les cours donnés par les célèbres moniteurs Coupet, Burtin, Salel et Dessaloux m'amenèrent au début de l'hiver 1933, et à mon brevet de sortie. Convaincu de l'efficacité et de l'avenir de ce système et plutôt que de ne rien faire, je m'entendis avec le chef pilote moniteur Génin, d'Air-France, et devins son adjoint. Il assurait au Bourget l'entraînement au P.S.V. des équipages de la compagnie et ceci dans des conditions atmosphériques difficiles.
Dès lors, sur Fokker, j'effectuai des vols journaliers dans la brume, le givrage et les nuages fréquents en cette saison. Chaque jour je me sentais plus entraîné, plus sûr de moi; j'emmagasinais des connaissances que bien peu possédaient et que beaucoup allaient envier.
Les appareils de pilotage sans visibilité ? ils allaient paraître plus tard bien rudimentaires ? se résumaient à un appareil Pionner à aiguilles et bille mobiles indiquant si l'avion penchait ou dérivait dans un virage, à un niveau dans l'axe longitudinal donnant une position de la machine et enfin à la lecture du compas qui, pour être précise, nécessitait beaucoup d'attention et d'entraînement.
Ne disposant comme moyen de guidage que de la radiotélégraphie, ondes moyennes, l'opérateur devait cesser toute communication lorsque les difficultés atmosphériques obligeaient les avions de ligne à avoir recours aux directives du Bourget.
Un jour de décembre nous avions six pilotes à l'entraînement; les nuages nous noyaient lorsque le poste de radio cessa de fonctionner. C'était la panne boutons tournés; l'inspection des fusibles ne donna rien.
La position était dangereuse. Génin prit les commandes et chercha à retrouver le sol. Givrage intense, provision d'essence réduite! De quoi trouver le temps long, de quoi éprouver une anxiété justifiée. Deux mois plus tôt une telle situation aurait été considérée comme perdue.
Après différents essais de descente à basse altitude, le sol apparut à moins de cinquante mètres, indistinct à travers l'écran de givre qui brouillait le pare-brise. Il fallut sauter les lignes de force, éviter les cheminées des maisons élevées et les collines de Montreuil pour retrouver, après une course d'obstacles de plus de trente minutes, le terrain du Bourget.
C'est à la maîtrise de Génin que nous dûmes notre bon retour!
Et les jours passaient et j'attendais toujours une décision que la mort de Maurice Noguès, victime de l'accident de l'Emeraude le 15 janvier 1934, n'allait pas faciliter.
Devenu directeur de l'exploitation, M. Foa me fit les mêmes promesses de retour au Brésil sans toutefois préciser une date.
Sans doute mon insistance lassait-elle ceux auxquels je m'adressais, je m'en rendis compte et quand en mars 1934 on me proposa une mission, je l'acceptai avec joie...
Avec opiniâtreté, Mermoz maintenait les services d'Amérique du Sud et avait obtenu du Ministère de l'Air la possibilité d'effectuer quelques traversées commerciales de l'Atlantique sud avec l'Arc-en-Ciel.
Une meilleure connaissance de la machine, le souvenir de ses avatars au retour du premier voyage l'avaient amené à envisager l'atterrissage dans l'île Fernando de Noronha et également aux îles du CapVert, mais dans ces deux étapes possibles aucun terrain n'était reconnu et utilisable.
La mission, pour laquelle on me désigna en mars 1934, fut justement d'en trouver et d'en aménager un près de Porto Praïa dans l'archipel du Cap-Vert et, si possible, non loin de l'emplacement de l'hydrobase que j'avais équipée quelques années auparavant.
Ce fut muni de pleins pouvoirs pour acheter, vendre, prendre option sur tout terrain pouvant convenir, que je m'embarquai à Lisbonne sur un cargo mixte desservant le Portugal, les îles du Cap-Vert et l'Angola. J'eus la chance, à Porto Praïa, d'y retrouver comme Gouverneur le colonel avec lequel j'avais sympathisé lors de mon premier séjour en 1928.
- Eh bien, Monsieur Vanier, j'attends toujours vos hydravions, me dit-il gentiment.
Je lui avais presque promis des passages réguliers et il n'avait vu se poser dans l'hydroport que le Cams Lieutenant de Vaisseau Paris qui devait capoter avec le pilote Leclaire à sa deuxième ou troisième traversée, le Dornier géant D.O.X. de Christians en 1932, puis, plus récemment, le Loocheed Sirius des époux Lindberg.
- Il s'agit cette fois d'utiliser des avions terrestres, tri- ou quadrimoteurs, expliquai-je au colonel, et pour cela il faut un terrain.
- Nos îles n'offrent pas de grandes plaines, sauf peut-être celle de Mayo... Située à l'ouest de Santiago, on l'appelait également pile du Sel. Quasi désertique, sans port, sans communication avec l'extérieur, elle n'offrait pratiquement aucune ressource.
Je commençai par sillonner l'île Santiago à bord de la puissante motocyclette de Gervais, l'électricien de la base, un garçon dévoué et débrouillard, tout heureux de se dépenser en activités nouvelles, de rompre avec la routine habituelle et la solitude.
Dévalant les ravins, dérapant dans la boue ou la poussière des chemins de terre, nous revenions bredouille.! de nos explorations. Ce n'était partout que vallées étroites ou sommets volcaniques et seul, à la rigueur, un endroit proche de Porto Praïa pouvait être utilisé. C'était le sommet d'un promontoire, arrondi, presque plat, mais dont il fallait enlever des pierres parfois: énormes, tombées du ciel lors des éruptions, remplir les trous et niveler le tout.
Pour accéder à ce terrain où je me rendais avec Gervais dont j'avais fait mon chef de chantier, il nous fallait une route utilisable, en cas de besoin, par les deux ou trois taxis disponibles en ville et plus tard par les transports éventuels de passagers ou de ravitaillement, y compris l'essence indispensable. Un sentier muletier conduisait au sommet de la colline, cinquante mètres environ au-dessus des alentours immédiats; restait à le rendre praticable.
Nous embauchâmes des dizaines de femmes, une centaine parfois, et quelques hommes pour les travaux les plus durs. La pipe à la bouche pour la plupart, les femmes travaillaient sans arrêt. Un ancien bidon à essence de dix-huit litres sur la tête leur servait à transporter la terre, les pierres, le sable ou l'eau. Les hommes, par contre, flânaient.
Je traçai la route montant au terrain, je délimitai l'espace qu'il fallait aplanir pour permettre à un avion de se poser sans risques dans le sens des vents dominants. Je surveillai, conseillai, aidai et maugréai souvent contre l'incompréhension de nos terrassières, mais quand même le travail avança.
Au bout de deux mois, une surface de près de 1 200 mètres de long, en forme d'X ou de deux triangles réunis par les sommets, fut disponible. L'étranglement réduisait la largeur au centre à cent mètres environ et des traits blancs dessinés à la chaux délimitaient le tout.
La concession nous étant accordée gratuitement, le prix de revient total fut de 43000 francs.
Une fois le travail bien en cours, je décidai de me rendre dans l'île de Mayo déjà visitée en 1928. Je savais que Mermoz et de Verneuil, sur le Biarritz de Couzinet, avaient atterri sur la saline en 1933, qu'ils avaient jugé l'endroit favorable et qu'un terrain de secours pouvait y être envisagé.
Vers quatre heures de l'après-midi, avec Gervais et sa moto, nous prîmes place dans une barque de pêche de dix-huit mètres sur deux mètres cinquante environ.
En direction du nord-ouest, nous partîmes à la rencontre des alizés, forts en cette saison, nous éloignant d'une île, nous approchant de l'autre et faisant le contraire la minute d'après. Le vent soufflait à plus de quarante kilomètres/heure; courtes, pas très creuses, les vagues faisaient danser sans arrêt notre lourd esquif et nous devions nous cramponner pour ne pas glisser ou être projetés à la mer.
L'estomac vacillant, à la nuit, nous essayâmes de faire bonne contenance devant les deux marins indigènes qui préparaient un brouet aux relents d'huile frite.
Le patron alluma une lanterne fumeuse et à peine visible pour nous, la plaça au-dessus du compas encastré, cloué sur une planche polie par l'usure; je me demandai à quoi pouvait bien servir cet invisible feu de position. Il n'y a que la foi qui sauve, n'est-il pas vrai!
Et ce compas dont la rose n'arrivait pas à suivre les soubresauts de la barque!
- Depuis quand est-il en place? demandai?je au patron.
- Depuis 1900, Monsieur, à la mise à l'eau de l'embarcation .
Cette précision n'avait d'ailleurs aucune importance! Nous naviguâmes toute la nuit d'un côté à l'autre, essayant à chaque bordée de gagner un peu sur le vent qui nous dérivait et le jour finit par se lever lentement. Le disque jaune du soleil creusa le relief et les sinuosités de l'île du Sel.
Il nous fallut deux heures encore pour frôler la côte au hasard d'une bordée et pour que notre marin put se saisir d'une corde pendue à une potence au pied du rocher de débarquement. Les vagues venaient s'y briser, l'accostage fut difficile. On nous hissa comme de vulgaires sacs de sel par cette poulie servant à charger les barques.
Je me rendis aussitôt auprès de l'autorité locale afin de lui expliquer le but de ma mission, cependant que les indigènes, inhabitués à de telles visites, s'attroupaient. Les pétarades clé la moto provoquèrent un étonnement proche de la panique, enfants et adultes n'avaient jamais vu un tel engin. Il n'y avait dans l'île qu'une seule auto, une vieille Ford, roulant sans pneus sur le sable ou dans les salines asséchées, car il n'existait là aucune route.
Avec Gervais, je me rendis à l'endroit reconnu six ans plus tôt : une surface plane un peu en retrait de la zone côtière, fréquemment inondée, mais dont le sol résistant de sable durci par le sel et le soleil faisait un aérodrome idéal.
Nous séjournâmes huit jours dans l'île, le temps de recevoir par un second voyage de notre barque les chevrons, les tôles ondulées, les clous et le ciment nécessaires à l'édification d'une bâtisse destinée à entreposer les fûts d'essence de deux cents litres amenés par le dépanneur Becfigue.
Ce débarquement remontant à deux semaines était toujours considéré à Mayo comme un grand exploit de nos marins. Le Becfigue avait déposé au moyen de la poulie un officier du bord chargé de recruter des hommes et des femmes et de les conduire en bordure clé mer à hauteur du futur terrain. Pendant ce temps le dépanneur s'était approché le plus possible du rivage pour jeter par-dessus bord et confier au flux les bidons Le 31 juillet suivant, Mermoz, Dabry, Gimié et
Collenot quittèrent Natal à 5 h 05 et se posèrent à Praïa à 19 h 40, provoquant une liesse générale. Le temps de faire les pleins et de prendre un bref repos, en pleine nuit, Mermoz repartait droit sur Villa Cisnéros et regagnait une partie du temps que l'escale de Praïa lui avait fait perdre. Un autre appareil prit le relais, cette liaison fut établie dans un temps record.
En plus du courrier régulier, fut transporté, pour la première fois, le courrier aérien du Cap-Vert à destination du Portugal... et aussi les plis qui m'étaient destinés et que je reçus avec joie.
A mon retour, félicitations et primes ne me donnèrent pas satisfaction; j'étais pilote et non entrepreneur de travaux publics. Je voulais bien être "bâtisseur", mais pas au sens propre du mot.
Paul Vachet, adjoint à la direction, m'assurait de son amitié agissante, mais il semblait ne pouvoir aboutir. Un jour que je sollicitais à nouveau un travail compatible avec mes possibilités, on me proposa d'aller chercher à Prague un Fokker, de le convoyer à Paris et au Havre où il devait être démonté puis expédié à Buenos Aires.
II était question de faire avec cet appareil la liaison aérienne Natal-Fernando de Noronha, parallèlement à celle effectuée sur le tronçon Saint-Louis du Sénégal-Porto Praïa, ceci afin de réduire d'autant les traversées des bateaux.
Immédiatement, je sollicitai non seulement d'aller chercher le Fokker aux ateliers de Prague qui le révisaient, mais aussi d'être désigné pour assurer les liaisons Natal-Fernando de Noronha. Après tant d'incertitudes, la promesse formelle du directeur me réconforta.
Les ateliers tchécoslovaques n'ayant pas encore terminé leur révision, je poussai jusqu'à Vienne et Bucarest avec mes anciens camarades Dumesnil, transfuge de l'Aéropostale, et les radios Fontaine et Henry parfaire l'entraînement de leurs équipages tant civils que militaires. Par contre, même sur les parcours de l'Aéropostale, le soir arrêtait les modernes trimoteurs Dewoitine. Avions-nous tant lutté de nuit comme de jour sur de fragiles machines pour en arriver là!
- Nous ne croyons pas nécessaire d'ajouter aux difficultés présentes les risques et le travail important d'une innovation de ce genre, répondit-on à Didier Daurat lorsqu'il présenta son projet d'établir un réseau aérien intérieur.
Alors, Daurat pensa à accepter l'aide de Louis Renault pour créer avec son ami, M. de Massimi, une Société nouvelle.
Durant mon attente forcée, je rencontrai de temps à autre mon ancien directeur. Il nous arrivait tout naturellement d'envisager l'avenir et non pas dans le sens d'une inaction imposée mais bien dans celui de servir à nouveau une cause chère et pour laquelle nous avions donné déjà le meilleur de nous-même.
Un jour, Daurat m'annonça que ses projets étaient sur le point d'aboutir, qu'ils allaient prendre corps sous le nom d' < Air Bleu ". Allait-il me proposer de faire partie de sa nouvelle équipe? Je me posais cette question avec espoir et anxiété, car, sachant combien était net son jugement et précise sa connaissance des hommes, je ne doutais pas du succès et je brûlais d'en être. Cette proposition, Daurat me la fit et bien entendu, j'acceptai avec enthousiasme.
Le directeur d'Air France à qui j'annonçai mon désir de démissionner refusa son accord et des semaines d'insistance ne purent le fléchir; il me fallut finalement lui confirmer ma décision par lettre recommandée.
Pourtant, quand je le revis pour recevoir le certificat que j'avais sollicité, son amicale poignée de mains et la double page d'éloges qu'il me remit me firent comprendre qu'il approuvait ma décision.

FIN