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Certains changements
d'affectation pouvaient surprendre. L'un se plaignait de ne pas voir
ses préférences prises en considération, l'autre
se croyait oublié dans un secteur tranquille et la mutation
arrivait signifiée par un pli aérien porteur du paraphe
directorial. Inattendues ou souhaitées, les décisions de
Toulouse tenaient toujours compte de la sécurité des
pilotes et des exigences du service. L'homme qui prenait ces
décisions savait ce qu'il faisait, ce qu'il voulait, nous
pouvions, nous devions lui faire confiance.
Dans les notes de service, quelques lignes m'avisèrent de
l'arrivée prochaine d'un nouveau pilote. Afin de le familiariser
seul avec le parcours et sans obligation d'horaire ni
responsabilité de passagers, il devait convoyer un appareil
destiné à remplacer celui que nous venions de perdre dans
un accident. Un courrier régulier m'apprit que ce nouveau pilote
avait quitté Alicante la veille après-midi. Je
m'inquiétai, me renseignai craignant le pire et ce fut seulement
quarante-huit heures plus tard que ce jeune homme se manifesta par un
coup de fil : il était à Malaga et descendait du train.
J'avais hâte de connaître les raisons de ce retard et le
récit que j'entendis me fit tout de suite douter des
capacités de cette recrue.
- J'ai quitté Alicante par beau temps, me dit-il, mais je dus
prendre de la hauteur pour échapper aux remous de chaleur qui me
secouaient terriblement. Je me morfondais très haut entre Murcie
et Lorca quand je compris que ces remous dépassaient en violence
tout ce que j'avais vu et supposé.
- Alors qu'avez-vous fait?
- Pensant ne pas arriver à destination, j'ai
décidé de me poser dans la plaine. Ce fut une descente
épique, je vous assure et seule ma science du pilotage me permit
de tenir mon appareil, sans doute déréglé, car il
avait tendance à éviter l'horizontale et à se
mettre dans les positions les plus inconfortables. Enfin, le sol
approcha mais il se révéla ondulé, parsemé
de grosses pierres, de ravines...
Résultat : le bel avion sorti neuf des ateliers de Montaudran
moins de quarante-huit heures plus tôt, gisait sur le plan
supérieur, les roues en l'air, dans la poussière chaude
et blanche de cette vallée aride. Sorti sans mal de cet
atterrissage manqué, notre nouveau pilote poussa plus loin
l'inconscience. Il négligea d'envoyer un message et
préféra s'en remettre aux tortillards locaux, laissant
des gardes civils surveiller l'avion brisé comme s'il s'agissait
de l'un de ceux portant le précieux courrier.
Ne connaissant pas ce nouveau venu, je gardai pour moi des critiques
méritées et rédigeai un rapport en demandant des
instructions.
Didier Daurat fit preuve de beaucoup d'indulgence, il me demanda de
veiller à un complément d'entraînement par quelques
tours au-dessus du terrain avant la mise en ligne du rescapé.
C'était surprenant, en pareil cas d'autres auraient
été congédiés.
Je procédai donc à l'entraînement et un matin je
laissai ce néophyte enjamber la carlingue. L'attente de la
décision de Toulouse semblait l'avoir rapproché des
réalités, plusieurs fois il était venu me demander
avec insistance la permission d'effectuer quelques vols pour me prouver
ses capacités et son plein contrôle de lui-même.
J'attendais avec curiosité ce départ. En même temps
que j'entendis s'accélérer le régime du moteur, je
vis l'appareil amorcer un virage, un cheval de bois comme nous disons,
puis parcourir sur sa trajectoire deux ou trois cents mètres,
s'arrêter et reprendre sa ronde.
Je m'élançai vers l'appareil affolé qui, de virage
en virage, se rapprochait de la limite du terrain. Quand enfin je
réussis, tout essoufflé, à sauter sur le
marchepied et à couper les gaz, il en était à sa
dernière courbe avant la culbute.
Ce maladroit ne semblait pas se rendre compte des manœuvres dangereuses
qu'il -venait d'effectuer; il n'avait pas compris qu'après ses
deux premiers faux départs il ne lui restait plus assez de
terrain pour décoller sans risque. Cette exhibition était
tellement surprenante, inexplicable que j'acceptai les raisons qu'il me
donna. Il était de petite taille et prétendit que le
palonnier était trop loin pour ses jambes.
- Vous n'aviez qu'à demander un coussin.
- Je n'ai pas osé, alors vous comprenez mon pied a
glissé, l'avion a viré seul.
Cette raison n'était pas une excuse mais elle confirmait qu'il
fallait aux pilotes d'alors non seulement le goût du vol, et des
capacités évidentes pendant l'entraînement
classique à Toulouse mais surtout une maîtrise de soi
permettant de conserver lucidité et science. Oui, il fallait
tout cela pour pouvoir, seul, faire face aux multiples imprévus
des vols sur la ligne.
Un torrent de larmes ajourna encore la décision que je devais
prendre. Je l'autorisai, bien calé, cette fois, à essayer
un nouveau départ.
En moins de vingt secondes le numéro de matricule de l'avion, le
140 qui était celui de mon beau Bréguet XIV,
s'étala à dix mètres de haut sur le pylône
du fuselage. Un peu de poussière autour de la roue cassée
se dissipa et cet incurable fit, comme il se devait, le tour de sa
machine...
Il rejoignit Toulouse par l'avion auquel j'avais confié le
rapport relatant ce dernier exploit. Il y resta quelques semaines
à arpenter journellement l'étroite bande de ciment devant
les hangars de Montaudran. Didier Daurat se résigna enfin
à lui notifier un renvoi qui fut accueilli avec la conviction
d'être l'objet d'une persécution.
Quelques mois plus tard, il se tua au cours d'un tour de piste dans la
région du Bourget.
J'attendais l'avion de
Casablanca, je savais que Pierre Deley le pilotait. C'était un
camarade d'escadrille, ancien coéquipier du G.C. XI, d'Alain
Gerbault; j'étais heureux de le revoir, nous ne manquions pas de
souvenirs à évoquer.
Malheureusement, ce matin-là, nous ne devions pas en avoir le
temps, car j'étais convoqué par le grand patron et je
devais donc assurer le courrier jusqu'à Toulouse.
Souvent des bruits circulaient d'un bout à l'autre de la ligne,
plus ou moins fantaisistes. Alors, il était beaucoup question de
la réalisation prochaine d'une reconnaissance aérienne
vers Casablanca-Dakar. Déjà, Roig grand de courage, de
stature et de gueule, un véritable mousquetaire, avait
été chargé de mission. Il devait longer la
côte d'Afrique, accoster où jamais personne n'avait pu le
faire impunément, prendre si possible contact avec les
indigènes et aussi avec les commandants des forteresses
espagnoles de Cap Juby et de Villa Cisnéros.
Il était question également de lignes d'hydravions entre
Barcelone et Palma ou entre Oran et Alicante, ou même au
départ d'Alger; mais que ne disait-on pas!...
Dès mon arrivée à Montaudran, je retrouvai Gabriel
Poulin, chef d'escale de Perpignan et qui, lui aussi, avait
été appelé. La présence de M. de Massimi,
le grand patron, attendue d'un instant à l'autre, nous fit
présager des décisions réellement importantes.
Didier Daurat
que nous interrogeâmes resta muet mais plus tard M. de Massimi
nous renseigna. Il débuta en nous félicitant pour la
bonne tenue de nos escales, pour l'esprit d'initiative dont nous avions
fait preuve, pour l'entretien du matériel, la conduite du
personnel... C'était presque trop beau, nous attendions la suite!
- Une ligne nouvelle va être créée en hydravions
bi-moteurs Lioré et Olivier, ceci entre Alicante et Oran.
En raisons de vos qualités nous avons décidé que
vous, Vanier, vous dirigeriez cette ligne au départ d'Oran et
que vous, Poulin, prendriez la responsabilité de la base
d'Alicante. Je restai abasourdi et refusai tout net sans diplomatie
j'en conviens, pour une raison majeure que j'expliquai en quelques mots
:
- C'est impossible; je ne connais rien aux hydros.
- Mais les pilotes seront des spécialistes, m'objecta M. de
Massimi.
- Raison de plus.
- Je ne vous comprends pas.
- Comment pourrai-je donner des ordres à ceux qui
connaîtront un métier que j'ignore? Jusqu'ici je n'ai fait
que demander ce que j'étais capable de faire et je ne
conçois pas qu'il puisse en être autrement, c'est pourquoi
je maintiens mon refus.
Dans le même état d'esprit, Poulin confirma ce que je
venais d'exposer et M. de Massimi laissa voir son
mécontentement. Il avait cru pouvoir compter sur nous; nous lui
faisions défaut.
- C'est bien, fit-il un peu sèchement, nous reparlerons de cela
cet après-midi ou demain matin.
Inquiets, nous attendîmes la suite sans oser nous éloigner
et, à notre tour, nous arpentâmes le ciment tout en
retrouvant quelques camarades.
Didier Daurat nous approuvait, je crois bien, mais il ne le montrait
pas. Il nous apprit que M. Latécoère était furieux
de notre résistance et qu'une nouvelle réunion devait
avoir lieu incessamment.
Les décisions prises furent les suivantes : je devais pour ma
part retourner à Malaga avec un horizon lourd de menaces, quant
à Poulin on ne lui laissait pas le choix, c'était Oran ou
la porte. Il y réussit fort bien.
Avant de quitter Montaudran, je me confiai à Daurat
- L'escale de Malaga fonctionne parfaitement, les courriers partent
à l'heure, les moteurs tournent. Je ne crois pas pouvoir
beaucoup mieux et je n'ai plus en conséquence qu'une
activité sinon réduite, du moins monotone; j'aimerais
autre chose.
On vous propose un changement, vous le refusez.
Ce qui me plairait ce serait la reconnaissance de cette ligne
Casa-Dakar; pensez à moi si ce n'est pas trop vous demander.
Daurat ne me fit pas de promesse mais il m'avait entendu...
Via Barcelone et Alicante, je rejoignis Malaga, assailli par des
réflexions assez sombres. Quelles allaient être les suites
de mon refus?
En ce 26 février
1923, un fort vent sud ralentissait ma marche et peut-être aussi
les deux hélices attachées une sur chaque plan au pied
des mâts intermédiaires de liaison d'ailes.
Le temps passa lentement, l'essence diminua, le niveau baissa
jusqu'à disparaître du tube de verre mais enfin,
après cinq heures de vol, Malaga était en vue.
A cet endroit la côte, à angle droit, s'infléchit
brusquement vers le sud; je devinais le terrain et j'étais assez
haut pour espérer arriver à bon port. Derrière moi
le passager que je transportais depuis Toulouse, recroquevillé
entre les sacs, résigné et stoïque, ne donnait pas
signe de vie; à peine si j'apercevais le sommet du bonnet qui
lui recouvrait le crâne.
Pour éviter le survol de la ville, je coupai au large en ligne
droite vers le terrain. A ce moment précis, ce que je redoutais
se produisit, le moteur bafouilla, toussa, s'arrêta.
Entraînée par la vitesse, l'hélice tourna encore
à vide pendant que je piquai.
Atteindre l'aérodrome, il n'y fallait pas songer, la plage
peut-être... je parvins à la prendre dans le sens (le la
longueur et à me poser, roues et béquille, comme sur des
veufs.
Dans de tels moments, toutes les facultés tendent vers la
précision et je m'étonnerai toujours de la
docilité de ces machines souvent brusquées dans le
dernier instant et qui pourtant finissaient par effleurer le sol comme
une caresse.
Courrier et passager continuèrent ce long voyage un peu
après midi pendant que, revenu à la plage avec cinquante
litres d'essence, je décollai venant d'effectuer mon
soixante-quinzième dépannage.
A quelques jours de ce
retour, je roulais, longeant la côte en direction de Marbella,
coquette bourgade fleurie où l'avion-courrier, en retard sur
l'horaire habituel, s'était posé enfin
d'après-midi.
N'ayant pas le temps matériel de faire en avion l'aller et le
retour avant la nuit, j'avais décidé de prendre la
voiture et d'imposer à ses pneus fatigués une trentaine
de kilomètres de route caillouteuse et accidentée mais
révélant des perspectives superbes.
L'appareil en difficulté avait à son bord un passager de
marque, M. l'Ambassadeur Victor Cambon qui, chaque mois, se rendait au
Maroc pour gérer ses différentes affaires.Notre Ford 1920
avait déjà beaucoup roulé. Après cinq
kilomètres nous avions déjà un pneu à plat
et tandis que le mécanicien, assis à l'arrière,
réparait la chambre, je conduisais avec précaution.
Sans autre incident nous arrivâmes à Marbella mais quand
le courrier, le pilote, le passager d'un poids aussi respectable que sa
personnalité, eurent pris place dans la voiture, quand je vis
les ressorts aplatis, j'eus quelques inquiétudes.
Dés les premiers kilomètres, les pneus rendirent
l'âme l'un après l'autre, mais Victor Cambon avait
l'habitude du bled et des solutions hardies; les chambres à air
crevées ou éclatées nous laissaient avec deux
pneus vides après dix kilomètres de route.
- Remplissez-les d'herbe et fixez-les à la jante, me dit Cambon.
Tenez, prenez du fil de fer à cette clôture.
Nous essayâmes, gagnant ainsi quelques centaines de
mètres...
- Eh bien, roulons sur les jantes! fit Cambon avec ce sourire bonhomme
qui lui était personnel.
La conduite n'offrit pas de difficultés mais quel bruit de
ferraille et quel nuage de poussière!...
Le courrier quitta Malaga le lendemain à la première
heure, ensuite toute l'équipe se transforma en forgerons pour
démonter les jantes aplaties de la voiture, les rougir, les
redresser.
Et nous attendîmes avec sérénité
l'arrivée des pneus et des chambres réclamés
d'urgence à Toulouse.
Je n'avais pas été choisi pour faire partie des pilotes
qui effectuaient la reconnaissance de la future ligne Casablanca-Dakar.
- On a besoin de vous à Malaga, m'avait dit le directeur pour me
consoler, mais je supposais d'autres raisons.
J'avais profité d'un passage de M. de Massimi pour lui faire
part de mon désir et l'espoir qu'il m'avait laissé
s'amenuisait de jour en jour quand, de Madrid, il me demanda de me
tenir prêt à effectuer une mission parallèle en
direction du Rio de Oro.
En recevant le laissez-passer officiel et les détails de la
mission projetée, j'exultai. Il s'agissait d'établir, en
addition à la mission Casa-Dakar, une première liaison
aérienne entre le cap Juby et les îles Canaries, soit
trois étapes : Cap Juby-Lanzarottes, Lanzarottes-Las Palmas et
Las Palmas-Ténériffe.
Cent kilomètres de mer entre chaque île, pas de terrains
reconnus, seulement de petites plages possibles et les cartes donnaient
si peu de détails qu'il eût été vain d'y
chercher des précisions.
M. de Massimi devait être mon passager ainsi que le
mécanicien Porcher. Nous avions prévu un petit outillage,
des pièces de rechange et des vivres.
Le 3 mai, la mission Roig quitta Casablanca, elle se composait de trois
Bréguet, l'un piloté par Delrieu avec le
mécanicien Lefroid comme passager, le second piloté par
Cueille et ayant à son bord le mécanicien Bonnord et le
journaliste Georges Louis de la "Vigie Marocaine " ; le
troisième enfin, piloté par Ham était une sorte
d'avion-magasin. Ces trois Bréguet devaient voyager de concert
afin de pouvoir se porter mutuellement secours en cas de panne.
Nous partîmes seuls le lendemain, c'est-à-dire le vendredi
4 mai. La route était déjà ouverte; nous devions
nous suffire à nous-mêmes.
Nous disposions d'une machine convoyée de Toulouse,
équipée à notre intention et chargée
jusqu'au fond des coffres disposés sous les ailes. Nous l'avions
fignolée jusqu'au moment du départ et, en pleine
confiance, nous joignîmes Casablanca où nous
arrivâmes de nuit.
Ayant d'ultimes papiers à obtenir ou à mettre en
règle à la Résidence, M. de Massimi me demanda le
lendemain, de le conduire à Rabat. J'empruntai pour cela un
appareil de l'escale, laissant le minutieux Porcher procéder aux
dernières vérifications avant le grand départ.
Nous survolions à basse altitude les abords grouillants de la
ville lorsque le moteur s'arrêta brusquement; une bielle
cassée et l'hélice calée, j'atterris de justesse
sur le terrain.
Le jeudi 10 mai, bien avant le lever du jour, nous étions
prêts à partir vers le Sud; nous savions que Delrieu,
Ceuille et Ham étaient à Dakar et qu'ils
préparaient leur retour vers Juby où ils devaient nous
attendre.
Après une heure de vol, je rencontrai des couches de brume de
plus en plus denses, elles recouvraient les vallées et
s'étendaient au loin. J'avais de la peine à suivre la
carte et la côte ne m'apparaissait que par
échappées restreintes; néanmoins, je
repérai le fort d'Agadir et, en rase motte, je trouvai le
terrain militaire où une équipe de
Sénégalais nous aida à transvaser l'essence dans
les réservoirs.
Quand nous décollâmes, la brume s'était
dissipée; l'étape Agadir-Juby fut une vraie promenade.
Nous pûmes comparer ce qui s'étalait sous nos yeux avec
nos cartes unicolores : les oueds étaient secs et beaucoup plus
nombreux que ceux représentés, les caps n'avaient pas le
même arrondi et aussi les dunes mouvantes créaient des
ombres trompeuses. Nous allions avoir à nous familiariser avec
ces reliefs nouveaux où les repères prévus
semblaient manquer, tout au moins à nos yeux inexercés.
Le colonel Benz, commandant
la forteresse de pierres dans laquelle il se trouvait enfermé
jour et nuit avec quelques officiers et de nombreux détenus,
nous accueillit avec sympathie en brandissant un message capté
de Las Palmas et adressé à M. de Massimi Par ce message,
qui n'était pas le premier, M. Latécoère
interdisait les trois parcours maritimes envisagés.
Beaucoup d'espoirs transformés en déception et pour quel
motif? M. de Massimi me dit ne pas le connaître, mais nous
supposâmes que les dernières pannes de moteur avaient
impressionné défavorablement le patron.
En plein désert, nous nous vîmes contraints à
l'inaction et si nous sortions aisément de l'enceinte du fort
pour prodiguer à notre appareil les soins indispensables, il
nous fallait pour rentrer donner le mot de passe à la sentinelle.
En donnant le baptême de l'air au colonel Benz, je pus mieux me
rendre compte de notre isolement, de l'aridité de ce lieu. A
perte de vue des dunes, du sable, une immensité morne
d'où, de temps à autre, surgissaient comme par miracle
quelques chameaux et leurs cavaliers maures.
Il nous fallut attendre le retour de la mission de Dakar avant de
songer à regagner Casablanca et M. de Massimi profita de ce
délai pour effectuer, à bord d'un cargo de
ravitaillement, sa mission Juby-Las Palmas.
La présence à Juby de nos avions perturba le calme
habituel de ce désert et les Maures accoururent de plus en plus
nombreux, semblant sortir du sol. Ils venaient acheter du sucre, de la
toile, des cartouches qu'ils tiraient la nuit sur les créneaux
du fort dans l'espoir peut-être d'éteindre le cri
obsédant de "alerta sentinela" répété, de
quart d'heure en quart d'heure, aux tours d'angle.
Dans la journée nous nous éloignions peu, car on courait
le risque d'être kidnappé; deux tamaris rabougris, les
seuls à l'horizon, marquaient la limite de nos sorties. Nous
croisions, au cours de ces promenades, des Maures à tête
de Christ, au profil fin et nerveux, aux cheveux bouclés. En
général, devant l'appareil photographique, leurs traits
se crispaient mais certains plus évolués souriaient et
prenaient (les poses avantageuses. Ceux-là parlaient quelques
mots de Français, ils étaient allés au Maroc et
parfois même avaient servi comme agents de renseignements; ils
prenaient plaisir à nous dire combien ils étaient heureux
de causer avec des Français.
Enfin Roig revint de Dakar avec Delrieu et Ham; Ceuille, en panne,
était resté à M'Terert.
Le lundi 21 mai, nous quittâmes Cap Juby en vol de groupe. A
Agadir, le ravitaillement en essence fut long, nous nous
séparâmes. Ham partit le premier, je le suivis
bientôt dans un vent du nord soufflant en rafales. Lorsque nous
abordâmes les collines du cap Guir couronnées de nuages,
ce fut une danse éperdue d'une aile sur l'autre pour notre avion
lourdement chargé. Happés par les remous, nous
étions les jouets du vent qui menaçait de nous aplatir
contre une colline; l'obstacle contourné, nous rejoignîmes
la mer.
A la nuit tombante, nous arrivâmes à hauteur de Mogador et
de son terrain rudimentaire; nous nous y posâmes, M. de Massimi
étant d'avis de ne pas poursuivre.
Indépendant comme toujours, Delrieu préféra la
pleine campagne et, quant à Ham, il atteignit seul, de nuit,
Casablanca.
A Malaga, nous nous trouvions un peu à l'écart de la
grande aventure qui se préparait, fort heureusement, les
multiples tâches quotidiennes m'accaparaient, atténuant un
peu mes regrets.
La ligne continuait, s'affirmait en dépit des coups du sort :
dans la région de Fez, Gensollen s'était tué et
près de Barcelone, Victor Gay avait été victime du
mauvais temps.
Notre modeste communauté représentait la France avec
éclat et le nouveau consul de France à Malaga, M. Gissot,
nous pria d'assister à la petite soirée qu'il organisait
à l'occasion du 14 juillet. Il avait choisi de faire cette
réunion aux < Banos del Carmen ", un nouvel
établissement au bord de la mer que fréquentaient tous
les Malaguenos en quête de fraîcheur.
Je fis savoir à M. Gissot que je ne croyais pas pouvoir
répondre à cette invitation, car il m'était
difficile de quitter le Rompédizo même pour une
cérémonie officielle. Il vint avec sa jeune femme,
insista et nous nous laissâmes convaincre.
Mais tout se savait vite le long de la ligne! Deux jours plus tard je
lus dans une note de service
" Nous avons appris que des personnes étrangères à
la compagnie viennent au terrain. Nous vous rappelons que celui-ci est
interdit même aux femmes des pilotes!...
Un arrêt brusque du moteur avait contraint l'appareil parti la
veille d'Alicante à se poser. Il avait dépassé
Balerina et survolait la pointe chaotique qui sépare, sur une
trentaine de kilomètres, la belle plage précédant
celle de Roquetas. Entre deux des pointes avancées de ce
saillant montagneux, Nous avions repéré une toute petite
plage pouvant servir en cas de nécessité mais,
jusqu'alors, nous n'avions pas eu à l'utiliser.
Vite freiné par un sable très mou, l'avion s'était
arrêté avant les barques, presque à
l'extrémité de la surface utilisable; un peu plus loin,
était la falaise contre laquelle la fragile machine aurait pu se
fracasser.
Je ne fus prévenu que le soir, car, pour Malaga, le circuit
téléphonique faisait un grand détour, la
communication était longue à obtenir. Le 17 août,
à 5 h 10 du matin, je décollai après avoir
recommandé au pilote de faire pousser l'avion accidenté
le plus loin possible et de débarrasser la plage des obstacles
et des curieux. Cependant lorsque nous la survolâmes, cette
surface nous parut bien petite.
Atterrissage normal. Le courrier fut aussitôt transbordé
et les deux passagers, un postier de Rabat et sa vieille maman qui
rentraient en France, prirent place sans trop d'appréhension.
J'avais rangé mon avion en position de départ, je l'avais
axé sur les six ou huit mètres de sable mou mais plat qui
formaient le haut de la plage; ainsi le démarrage devait
être lent mais plus sûr.
- La bande qui borde la mer est plus dure, plus favorable, me fit
remarquer le jeune pilote qui n'avait pas encore l'expérience
des atterrissages et des départs sur le sable.
- Non, lui dis-je, car elle est en pente douce vers l'eau et vos roues
s'enliseront. .
II ne me parut pas convaincu mais ne répondit rien.
Bientôt le moteur accéléra, l'avion se mut
très lentement, prit peu à peu de la vitesse mais, au
lieu de rester sur la partie haute, insensiblement il se rapprocha de
l'eau.
Alors même qu'il semblait prêt à s'envoler, il
amorça un virage que le pilote fut impuissant à
éviter. La roue s'englua et nous assistâmes à un
changement de direction vers la mer. Un vrombissement ultime du moteur,
l'hélice qui éclate, l'avion qui capote, la queue qui
s'élève et retombe lourdement dans les gerbes d'eau que
le soleil à peine au-dessus de l'horizon faisait scintiller.
Avec la centaine de curieux horrifiés, nous nous
précipitâmes vers les débris. Pilote et passagers
furent retirés de dessous leur habitacle; ils avaient bu une
bonne tasse mais ils furent vite ranimés. Rien de cassé,
plus de peur que de mal, seulement quelques contusions.
Le courrier fut sauvé, les sacs trempés
étalés au soleil en attendant la venue d'un second avion
demandé à Malaga que le pilote Doerflinger conduisit
jusqu'à Casablanca.
Bien sûr, le sable humide pouvait paraître plus ferme, plus
favorable mais l'expérience nous avait appris ses
traîtrises.
1923 devait se terminer par une belle démonstration
aérienne sur le parcours Casablanca-Dakar; par contre, les
tentatives de liaison entre Barcelone et Palma de Majorque par Enderlin
et Clerc n'eurent pas grand succès.
La liaison Alicante-Oran en correspondance avec la première
ligne Toulouse-Casablanca s'organisait et, début 1924, Paul
Vachet, venu à l'hydravion en passant par l'amphibie, prit la
responsabilité de cette ligne. Il connut des heures de soucis et
d'inquiétude, car on demandait trop au matériel de
l'époque et il fallait compter avec ses continuelles
défaillances. Une amélioration pourtant : les pigeons
voyageurs utilisés pour relier, en cas de panne, l'hydravion
à la terre ferme furent remplacés par les premiers postes
radio et leurs opérateurs navigants.
Des postes fixes furent également installés aux escales
d'Alicante, de Barcelone puis de Malaga. Nous pouvions ainsi être
prévenus de l'arrivée à destination des appareils
assurant le courrier ou bien, dans l'angoisse, parce que l'heure
d'atterrissage prévue était dépassée,
attendre impatiemment le coup de fil situant la panne.
Les premiers mois de 1924 furent favorables et en dépit de
quelques incidents inévitables, la régularité des
courriers fit des progrès.
Les pilotes affectés à Malaga : Corsin, Denis, Vedel,
Guillemet, Navarro, Rugammer et quelques autres qui n'y
séjournèrent que peu de temps, rivalisaient d'entrain et
de bonne humeur. La sympathie espagnole démonstrative et
sincère, les courses de taureaux bruyantes et colorées et
même la cuisine à l'huile d'olive, les avaient conquis,
Au sol, une équipe de mécanos aussi ardente faisait face
à toutes les défaillances de ces moteurs fragiles qui
atteignaient difficilement soixante heures de fonctionnement avant la
rupture.
Mais je sentais l'habitude s'installer en moi; le manque relatif
d'imprévu me pesait. Je connaissais, pour y être
allé, tous les recoins de la côte de Cadix à
Alméria, je m'étais posé sur la majorité
des terrains éloignés et en friche le long des sierras.
Lorsque, entre les dépannages et les courriers, il m'arrivait de
pousser jusqu'à Toulouse je m'y rendais avec l'espoir
d'apprendre mon affectation prochaine sur les nouvelles lignes à
défricher.
Didier Daurat ne me décourageait pas mais il ne me faisait
aucune promesse. Je me souviens qu'un soir, alors que M. de Massimi
allait prendre l'express de Madrid, je lui ai dit
- Pensez à moi mais surtout pas Barcelone, j'en connais trop
bien la boue. Plus loin, là où il y a à faire...
En février 1924, je crois, se situèrent deux
dépannages éclairs, de ceux que nous réalisions
avec plaisir.
Un coup de fil de La Linéa où le pilote venant de
Casablanca s'était posé normalement.
- Que s'est-il passé?
- Au-dessus du Détroit, j'ai été très
secoué sous de gros cumulus. 11 m'a paru alors que le niveau
d'essence baissait dangereusement et que le moteur claquait.
Avec le mécanicien Rejeange, je partis donc pour cette belle
plage de sable fin. Bientôt nous aperçûmes la
couronne de nuages qui presque constamment surplombe Gibraltar et
trente-cinq minutes plus tard nous nous posâmes près de
l'appareil.
Pour transborder courrier et bagages, les volontaires ne manquaient
pas, cela laissa le temps à Rejeange de soulever le capot du
moteur réticent et de vérifier le contenu du
réservoir.
Jeune encore sur la ligne, le pilote voulait absolu ment me justifier
son atterrissage et multipliait les explications.
- D'accord mais pressez-vous, mon vieux, le courrier ne doit pas
attendre.
Il décolla aussitôt et je me dirigeai vers l'autre
appareil dont Rejeange venait de rabattre le capot.
- J'ai tout vérifié, me dit-il, je ne vois rien d'anormal.
- Faisons tourner le moteur.
Tout semblait en ordre et j'eus une idée téméraire
en regardant la longue plage.
- Un fait un essai, criai-je au mécanicien.
- Pourquoi pas! fit-il en sautant dans la carlingue.
La foule s'écarta, le moteur tourna au régime maximum. et
l'appareil allégé décolla rapidement. Je mis le
cap sur Malaga sans perdre de vue l'autre avion qui prenait lentement
de la hauteur et comme j'étais très bas sous lui le
pilote ne s'aperçut pas que je le dépassais... et je me
posai le premier à Malaga.
A quelques jours de là, par une matinée splendide, Corsin
s'envola en direction d'Alicante. Ce ciel d'un calme transparent le
portait peut-être à la rêverie, mais certainement il
était loin de penser qu'il totaliserait un jour vingt mille
heures de vol!...
Du Rompedizo, nous suivions son avion étincelant dans le soleil,
ses éclats brefs semblaient nous dire encore un joyeux au revoir.
Malaga, baigné dans une brume légère et
colorée, à l'orée d'une mer d'huile, venait
d'être survolé lorsque, contrairement à la prudence
habituelle, l'avion interrompit sa montée et nous donna
même l'impression de descendre.
Etait-ce voulu, était-ce une fantaisie à la Delrieu
à qui on attribuait deux ou trois atterrissages à Totana
pour y saluer quelque hidalgo de connaissance?
Bientôt nous n'eûmes plus (le doute, l'avion se rapprochait
de plus en plus du sol; nous ne parvenions plus à le distinguer.
S'était-il posé ou bien!... D'un commun accord, Porcher
et moi courûmes à l'avion de dépannage et nous
quittâmes le terrain sans perdre une seconde.
Malaga puis la petite plage de Torox au loin et l'appareil de Corsin
vers lequel les curieux accouraient de toutes parts. Il me fallut faire
deux passages
au-dessus de leurs têtes pour les décider à me
laisser assez de place.
Déjà Corsin déchargeaient les sacs de courrier; il
me cria
- Une rupture de moteur, puis quand je fus près de lui il ajouta
: c'est chic, monsieur Vanier, d'être venu si vite; je ne perdrai
pas ma prime.
Je souris, car nous le savions, disons, "intéressé " et
le règlement prévoyait que toute étape
effectuée en plus de six heures n'était pas
payée!...
Que lui était-il arrivé? Nous nous le demandions et nous
guettions la sonnerie du téléphone. A 17h30, ce 25
juillet 1924, une voix espagnole prononça le mot
"désastre ". Nous l'entendions souvent ce mot qui n'a pas la
même valeur dans les deux langues mais cette fois, hélas!
il s'agissait bien d'un désastre. L'avion s'était
écrasé dans un marécage en bordure de la plage de
Motril, pilote et passagers étaient sérieusement
blessés.
Avec un autre pilote et un mécanicien, je partis aussitôt
pour mon cent quinzième dépannage; lorsque nous
atterrîmes à 18 h 35, il était trop tard pour
transborder le courrier et poursuivre avant la nuit.
Alors que le second pilote s'envolait le lendemain matin à la
première heure, je rendis visite aux blessés. Le plus
touché était Rugammer, il avait les deux jambes
brisées et de multiples contusions.
Quelques jours plus tard, ayant conduit M. de Massimi au chevet des
blessés, il me raconta comment cet accident s'était
produit
- Par un temps superbe je survolais la région de Motril quand le
moteur s'est arrêté dans un grand tintamarre. J'ai
été surpris et j'ai dû attendre trop longtemps
avant de descendre. L'avion lourdement chargé s'est mis en perte
de vitesse, il amorça des tours de vrille avant de
s'écraser en bordure de la plage.
Fort heureusement Rugammer était tombé à
l'intérieur des terres et les marais spongieux avaient
atténué le choc. Sur la plage même, en mer ou en
tout autre endroit, c'eut été la mort certaine. Le destin
a parfois de ces attentions!...
Bien soignés, les deux passagers, le prince Achille Murat et H.
Caillaud, de Casablanca, furent vite sur pieds. Quelque dix jours plus
tard, je les conduisis jusqu'à Alicante.
Fin août, je transportai Rugammer à Toulouse; son
état nécessitait des interventions chirurgicales
délicates. Il retrouva l'usage de ses jambes et, par la suite,
reprit une activité aéronautique dans une autre compagnie.
Le courrier pour Alicante avait fait demi-tour avant même que
nous l'ayons perdu de vue. Alors que je m'interrogeais, le pilote
ôtait tranquillement son serre-tête et prenait tout son
temps pour quitter la carlingue. Déjà au moment du
départ, il avait trouvé que le moteur ne tournait pas
rond puis avait dû convenir que c'était une impression.
- Qu'y a-t-il encore?
- Vous ne voyez pas! me dit-il. Il serait dangereux de vouloir passer
dessous.
Les nuages que l'on apercevait sur la côte étaient loin,
il n'avait pas eu le temps de les approcher.
- C'est la troisième fois que vous avez de ces impressions
fantaisistes, que vous m'obligez à vous remplacer au dernier
moment, ce au risque de retarder le courrier
- Ce n'est pas une impression.
- J'ai passé sous silence vos précédentes
défaillances, mais cette fois je vais faire un rapport.
Il persista dans son entêtement. Je partis donc et fêtai
l'année nouvelle à Alicante.
Quant à ce pilote, il quitta bientôt Montaudran pour
s'engager dans une grande société parisienne. J'enten dis
encore une fois parler de lui; ce fut à l'occasion d'un accident
grave...
Nous aimions bien Triest et nous ne lui prouvions peut-être pas
toujours gentiment. Il était si bon, si enjoué mais si
crédule que souvent il était la victime de plaisanteries
plus ou moins innocentes.
Ce mécanicien, monteur d'avion, charpentier, entoileur, ajusteur
et j'en passe, avait droit à quelques jours de congé. Il
s'était fixé un but qui pour lui devait
représenter quelque chose comme le. bout du monde : visiter
Gibraltar!
Le rocher anglais avec sa légende de forteresse interdite
l'attirait et, pour une somme modique, le car Malaga-Algésiras
pouvait l'y conduire.
En fait Triest voulait surtout, je pense, s'évader du
Rompédizo, oublier le terrain brûlé de soleil,
l'épineuse bordure de cactus, les appareils aux morceaux
toujours éparpillés et la popote journalière. Il
rêvait d'acheter pour presque rien des cigarettes
égyptiennes et des souvenirs hindous, de vérifier
lui-même tout ce qu'on lui avait raconté, de passer le
portillon-frontière et de flâner sur les routes
étroites et sinueuses du rocher.
Ce départ de Triest fut pour le camp un véritable
événement. A 7 heures du matin, tous ses camarades
étaient là, échangeant des clins d'oeil complices
et prêts à l'accompagner. Un véritable
cortège encadra notre voyageur endimanché et descendit au
milieu des rires le chemin menant à la route.
Naturellement, le permissionnaire ne portait rien. Rejeange
s'était chargé de son imperméable.
- Il fait un temps magnifique! avait protesté Triest.
-- Ici mon vieux, mais tu sais bien qu'au-dessus de Gibraltar il y a
toujours des nuages.
Quant à la valise, elle passait de main en main et les occupants
du car durent prendre Triest pour un personnage important, car une
véritable ovation salua son départ pendant qu'au volant
le conducteur se demandait ce que pouvait bien contenir cette lourde
valise qu'il avait eu tant de mal à hisser sur le toit.
A La Linéa, Triest ne se rendit pas compte de ce poids anormal,
deux muchachos s'étaient précipités et ce fut sur
une charrette en compagnie d'autres bagages que la valise atteignit le
poste frontière La Linéa-Gibraltar.
Lorsqu'on le lui demanda, Triest l'ouvrit sans crainte. Il n'avait rien
à cacher, mais lorsqu'il eut soulevé le couvercle, il se
sentit rougir alors que douaniers et voyageurs s'esclaffaient.
Trafic illégal? Non, mais on aurait peut-être pu l'obliger
à casser les énormes pavés que contenait sa valise!
Fin 1924, notre activité ne faiblit pas, faite de routine
peut-être mais combien accaparante.
Nous comprenions parfaitement ce que représentait ce courrier
que nous transportions, car nous attendions nous-mêmes les
lettres de France, nous savions ce que, dans certains cas, vingt-quatre
heures de retard représentaient d'inquiétudes.
Ne croyez pas que nous étions favorisés, nos lettres nous
arrivaient par la poste locale, c'est-à-dire pas bien vite.
Faute d'une entente avec l'administration des postes espagnoles, nos
appareils n'étaient pas autorisés à déposer
ou à emporter du courrier aux escales rien en dehors des plis
officiels de la compagnie faits de consignes, d'observations, de
directives, de sanctions, jamais de félicitations ou même
d'encouragements. Nous étions taillables et corvéables
à merci et les préoccupations propres à la ligne
devaient prendre le pas sur nos soucis personnels.
Chaque jour, tant que le courrier service n'était pas ouvert,
nous nous sentions sous la dépendance directe de celui qui de
Montaudran dictait nos pensées, nos activités, nos
destinées. Il rédigeait ses notes en négligeant
nos individualités mais il savait, je dois le reconnaître,
obtenir une parfaite homogénéité de nos efforts.
Seulement lorsque l'enveloppe cachetée avait livré ses
secrets ou ses redites, nous retrouvions un sentiment de
liberté. Nous étions loin de tous, indépendants,
sans contrainte... jusqu'au prochain courrier!
Un jour l'un de ces plis m'avisa que ma présence à Malaga
n'était plus indispensable et que je pouvais rendre davantage de
services à Barcelone; le pilote désigné pour me
remplacer devait arriver incessamment.
L'un des derniers souvenirs que j'emportai de Malaga fut celui de la
visite du nouvelliste espagnol Edouardo Zamacoïs, auteur de
plusieurs romans d'occultisme et cousin du grand écrivain Miguel
Zamacoïs.
Je lui fis survoler les environs de Malaga et ce fut plus qu'un
baptême, une véritable conversion aux choses de l'air. Un
photographe, peut-être l'un des premiers reporters
itinérants, nous mitrailla lorsque nous descendîmes
d'avion, et, quelques jours plus tard, je reçus une photo de
Zamacoïs ainsi dédicacée
"A l'éminent aviateur M. Raymond Vanier qui, par sa profession,
devient une sorte de prêtre de l'au-delà! "
Le 3 novembre 1924 nous vîmes, ma femme et moi, depuis l'avion
régulier, s'effacer Malaga. Nous allions connaître un
nouveau séjour en Catalogne.
SECOND
SÉJOUR A BARCELONE
Le
Retour- Au Bourbier - La première Limousine F. 70-
A moi la plage ! - L'exposition internationale de Barcelone -
Progrès et remise en ordre vacances.
Le premier
contact fut émouvant, ne nous rappelait-il pas les débuts
de notre mariage. Nous flânâmes avec plaisir dans Barcelone
retrouvé.
Depuis deux ans plusieurs chefs d'aéroplace s'étaient
succédé, les uns démis, les autres ayant pris les
devants. Tous s'étaient aperçus qu'il était plus
facile d'obéir aux consignes reçues que de donner des
ordres et de les faire exécuter.
Lorsque j'avais quitté le terrain en 1922, celui-ci était
en amélioration constante. Hélas! je le retrouvai
sillonné d'ornières profondes remplies d'eau; à
nouveau, avions et personnel s'enlisaient à qui mieux mieux. La
boue semblait vouloir gagner la partie et le travail s'effectuait avec
une bonne volonté émoussée. Il était temps
de réagir sinon ce cloaque nous aurait fait disparaître
tous.
La direction semblait avoir compris le dramatique de cette situation.
M. de Massimi venait de faire le nécessaire pour obtenir la
location d'une bande de terrain en perpendiculaire à l'actuelle.
Un pont de bois enjambant le fossé devait relier les deux
parcelles.
Chose importante, nous louâmes par la même occasion une
ancienne ferme récemment transformée et habitable; nous
nous y installâmes dans trois pièces et le personnel fut
logé à l'étage ou dans les dépendances.
Ensuite le bon fonctionnement d'une popote apporta un peu de
bien-être à tous, sédentaires et voyageurs.
La mauvaise saison, celle des nuages bas restreignant la
visibilité, s'annonça par un accident. Georges Payan,
pilotant l'avion courrier de Perpignan jusqu'à Marseille,
emboutit les Cévennes, près d'Aiguevives, et périt
dans le brasier qui s'alluma instantanément.
Ce coup du sort servit peut-être à stimuler les
énergies et le contact des nouveaux pilotes qui achevaient leur
entraînement favorisa également ce regain de foi.
Beaucoup prirent rang dans la ligne au cours de cette année, ils
avaient noms : Dubourdieu, Mermoz, Drouhin, Guillaumet, Reine, Etienne,
Antoine, Lécrivain et d'autres encore; ils essayaient leurs
ailes entre Toulouse et Barcelone.
Ce fut l'occasion d'un changement en chaîne, ceux qui,
jusqu'alors étaient affectés à Barcelone ou
à Malaga, le furent à Casablanca ou à Toulouse.
Chaque pilote devait assurer deux étapes: à l'aller
ToulouseBarcelone-Alicante et au retour le même itinéraire
après échange du chargement.
Si, en cours de route, l'un ou l'autre était soit fatigué
soit impressionné par le mauvais temps, je le remplaçais;
si un accident risquait de perturber l'horaire, je devais m'efforcer
d'éviter le retard. Ces incertitudes, ces fatigues
ajoutées aux soucis de l'escale laissaient peu de détente.
Il arrivait aussi, par bonheur assez rarement, que des erreurs
étaient commises. J'ai vu par exemple revenir à Barcelone
le courrier parti la veille pour Alicante et Casa et la même
chose s'est produite dans l'autre sens. Il fallait tenter d'expliquer
cela à Toulouse d'où un échange de notes,
d'où aussi une sanction justifiée.
L'accident venait juste de se produire; le téléphone
simplifiait les choses et je partis donc ce 26 janvier 1925 pour mon
cent trente et unième dépannage.
Donc une panne
de moteur avait obligé Rozès à se poser mais cette
plage, depuis longtemps repérée, semblait fort
accueillante et sans aucune appréhension le pilote avait fait
les manoeuvres d'approche. Les roues étroites de la limousine
Farinan, la première des trois qui devaient être mises sur
la lime pour essais, s'enfonçaient de plus en plus dans le sable
mou. L'avion ayant encore de la vitesse et assez peu chargé
à l'arrière avait fait un splendide panache sur le nez
avant de passer complètement sur le dos.
Avec le mécanicien Cavaillès, prudemment je me posai sur
ce sable encore plus meuble que je ne supposais et pour réduire
la difficulté et le danser, je décidai de
redécoller seul.
Rozès et Cavaillés restèrent sur place pour
démonter le Farman dont la queue s'était brisée
dans le capotage. Lorsqu'ils redressèrent cet avion, le fuselage
se trouva, à un certain moment, presque à la verticale.
Au sommet de ce piédestel inattendu Rozès se fit
photographier et il nous rapporta ce souvenir humoristique de la
première limousine F.79.
Le 16 février, j'assurai le courrier Tolun o de Barcelone
à Alicante avec Jean Mermoz comme passager.
Ce jeune pilote avait terminé sa série de voyages
d'entraînement, il venait d'être affecté à
Casablanca. Je n'allais le revoir qu'à intervalles
irréguliers, bientôt ou dans très longtemps comme,
d'ailleurs, tous les camarades de la ligne. Nous nous séparions
et nous nous retrouvions sans étonnement, sans même garder
une notion exacte du temps. Mais au fait, nous séparions-nous
vraiment? Les nouvelles des uns et des autres circulaient tout au long
de la ligne, soit à l'occasion de notes de service, soit parce
que l'un ou l'autre faisait les frais d'une anecdote plaisante ou
scabreuse.
Le 19, à 6 h 45, par beau temps, je décollai avec deux
passagers cette fois, Mr. et Mme Movilliers arrivés de
Casablanca.
La montée fut lente, l'appareil était pratiquement
chargé à bloc, trois personnes, des valises, les deux
coffres sous les ailes pleins à craquer, des sacs de poste un
peu partout remplaçant même les deux sièges de
contre-plaqué réservés aux passagers.
Au fur et à mesure que je prenais de la hauteur, je
m'éloignais en direction d'Alcoy et de Valence tout en
surveillant cette région accidentée, car je me souvenais,
par expérience, qu'il était difficile de trouver à
s'y poser.
Les collines ont là mille à quinze cents mètres
avec des pitons arides, plus élevés encore, le tout d'une
couleur brune qui rend impossible de différencier terre ou
rocher sauf aux endroits où la montagne transformée en
marches spacieuses est plantée de rangs d'oliviers ou
d'amandiers.
Alcoy était déjà derrière moi que je
songeais encore à ces amandiers qui donnent un renom mondial
à la capitale du Turon ". Du coin de l'oeil, je suivais la
progression lente de l'aiguille du thermomètre, elle grignotait
le cadran avec une persistance anormale.
Instinctivement, je regardai à gauche et à droite, sortis
la main en éventail non pour voir s'il pleuvait mais pour savoir
si le radiateur laissait fuir l'eau. Comme d'ordinaire le pare-brise se
couvrait de fines gouttelettes d'huile du moteur mais aucune trace
d'eau. Et cependant la température était
déjà à 80°.
Sous moi, des vallées abruptes, inaccessibles, des rochers
amoncelés, des banquettes trop étroites. Il me fallait
trouver la mer; je l'aperçus au loin près de la pointe de
Gandia.
.le me trouvais alors au centre d'un triangle, trop avancé pour
retourner à Alicante, mais pas assez pour espérer
atteindre la plaine de Valence; ma seule chance était donc
d'atteindre cette pointe, ne sachant pas encore si la plage la plus
hospitalière serait au sud ou au nord.
Le thermo marquait à présent 90°, je sentais l'air
chaud venir de l'avant ainsi qu'une odeur de roussi toujours
redoutée, particulièrement en l'air. Aucune fuite
perceptible! Sans doute se trouvait-elle en dessous du radiateur ou du
moteur.
La température montait toujours, les minutes passaient
lentement, l'avion me semblait faire du sur place.
La plage au nord de Gandia me parut être la plus proche mais je
ne crus pas pouvoir l'atteindre. 90° puis 95° et bientôt
100°; je ralentis le nombre des tours du moteur et me mis lentement
en descente.
Peut-être qu'en survolant l'axe d'une vallée très
étroite je pourrais arriver à une plage, sinon je ne
voyais pas le moindre espace susceptible de me recevoir
convenablement...
Je n'osais plus regarder le thermomètre; les bouffées de
chaleur me faisaient appréhender la panne totale ou le feu. Je
sentais le moteur tourner difficilement, j'attendais sa rupture
prochaine, priant pour qu'il me tire encore un peu. J'espérais
que mes deux passagers étaient bien recroquevillés, bien
cramponnés ainsi que je leur avais conseillé.
Aurais-je n'aurais-je pas cette plage? Devant moi la vapeur
s'échappait de partout, la vapeur ou peutêtre le feu,
pourtant nous volions encore.
Le sol approchait, trop vite à mon gré... Aurais-je...
n'aurais-je pas cette plage!
Après le survol d'un marécage, si proche de la mer qu'il
doit être battu et rempli par les vagues les nuits de
tempête, une plage de sable mou large de quarante à
cinquante mètres sur laquelle je parvins à me poser,
hélice en croix.
Des flammèches sortaient de l'avant du capot moteur, je criai
à mes passagers de sauter pendant que moimême je
m'évertuais à lancer du sable pour empêcher le feu
de se propager. Des paysans accourus m'aidèrent et bientôt
le danger fut écarté.
A 7 h 40 Catin arrivait d'Alicante pour me dépanner. Le
mécanicien constatait que l'entraînement de la pompe
à eau était cassé, le moteur grillé et
qu'il fallait changer les joints brûlés.
A bord de l'avion dépanneur nous reprîmes notre vol et mes
deux passagers paraissaient ravis de l'intermède. Ce fut
seulement lorsque, deux heures plus tard, je les confiai à un
camarade de Barcelone et que je leur souhaitai bon séjour en
France que je réalisai pleinement le risque que nous avions
couru.
Le 2 avril le pilote
Bergaud et le mécanicien Lempereur devaient avoir beaucoup moins
de chance, ils se tuaient au départ d'Alicante.
Une rupture intérieure du moteur provoqua sans doute la panne au
départ et l'écrasement de leur fragile machine au milieu
des pierres et des obstacles multiples.
Conseils, recommandations, précautions de toutes sortes
n'empêchaient pas nos jeunes camarades de payer un lourd tribut
à la ligne, mais ce prix même donnait une signification,
une valeur plus grande aux résultats obtenus.
Nos amis de la presse espagnole, plus souvent que ceux de la presse
française il faut bien le dire, relataient nos atterrissages,
nos difficultés, nos pannes et rarement dans un sens critique.
Au contraire, ils ne manquaient jamais d'exalter en termes
grandiloquents ce qu'ils appelaient < des exploits ".
Cette année-là, à l'Exposition internationale
d'automobiles, qui devait avoir lieu dans le nouveau palais. construit
sur le flanc de la colline Montjuich, des avions devaient figurer pour
la première fois. Il s'agissait d'une exposition très
importante pour laquelle on avait transformé la colline
entière en un parc fleuri, reconstitué un village
espagnol et installé de multiples jeux d'eau et de
lumière.
Nous ne devions pas manquer cette possibilité de propagande,
d'autant plus que la fabrique espagnole Herreter et aussi une firme
allemande y seraient représentées.
Nous pouvions, nous devions mieux faire; j'adressai à la
direction un rapport dans ce sens et sollicitai son accord. La
réponse tardant à venir, je me rendis à Toulouse
pour plaider cette cause à laquelle je tenais.
- Je vous donne mon accord, me dit M. Latécoère.
Il fut décidé qu'une limousine Farman F.70,
spécialement décorée intérieurement, serait
convoyée au Pratt, démontée et transportée
par nos soins sur une charrette jusqu'à l'exposition. Je pensais
aux routes défoncées; ce travail à lui seul
représentait un tour de force!
J'obtins aussi que le nouvel avion Latécoère XIV mis au
point par Enderlin, serait exposé, si toutefois les essais se
terminaient à temps. C'était un appareil monoplan
à ailes surélevées, à fuselage ovoïde
avec cabine pour quatre passagers, deux face à face. Lourd,
équipé d'un moteur Renault de 3300 CV, il n'était
pas plus rapide, mais son nouveau profil d'ailes étudié
par l'ingénieur Moine, chef du bureau d'études, lui
permettait d'enlever une charge légèrement plus
élevée.
Les jours qui suivirent me parurent courts, chaque détail
demandait une mise au point : l'obtention gratuite d'un stand
important, l'aide de telle ou telle personnalité et mille autres
choses encore. Je ne disposais plus que d'une semaine!
Quelle propagande serait pour nos ailes l'atterrissage d'un avion sur
le sommet de cette colline de Montjuich, presque au coeur de Barcelone,
là où la route est large mais séparée en
deux par un massif de plantes!
Les jeunes arbres qui la bordaient étaient bas et frêles
encore et la chose me parut réalisable. Enderlin, que je priai
de venir à Barcelone, reconnut les lieux, il fut de mon avis. M.
Latécoère, à qui je soumis mon projet, l'accepta
mais à la condition qu'aucun nom de pilote ne serait
donné à la presse; pas de publicité à
l'avance.
Cette dernière clause me fut rendue plus impérative
encore par les hésitations de dernière heure des
autorités qui ne purent me donner une autorisation officielle
mais me promirent de fermer les yeux.Nous décidâmes, avec
Didier Daurat et Enderlin, que l'avion arriverait la veille de
Toulouse, qu'il prendrait le départ du terrain (lu Pratt au
lever du jour et se présenterait quinze minutes plus tard
à Montjuich
Par un ciel limpide, sans le moindre nuage ni trace de vent, l'avion
arriva selon les prévisions, tenta un premier atterrissage trop
long et recommença. Enderlin, au cours de ce second essai,
réussit à se poser impeccablement, mais sur l'asphalte
lisse, sans vent ni freins la machine roula, n'en finissant plus de
s'arrêter bien que cramponnés aux mâts et à
la queue, nous nous laissions traîner. Finaleinent, de chaque
côté, les extrémités des plans furents
arrêtées par les arbres qui s'encastrèrent dans le
bord d'attaque de contre-plaqué et de toile, ceci jusqu'au
premier longeron.
Des curieux attirés par les passages à basse altitude
d'Enderlin et par sa descente, commencèrent à arriver
alors que déjà nous avions entrepris le démontage.
Ce travail fut achevé dans la journée de même que
le transport au Palais cinq cents mètres plus bas.
Le remontage fut immédiat et, de nuit comme de jour, nous nous
affairâmes, réparant les extrémités d'ailes
pour redonner à cet avion une présentation impeccable.
Trois jours plus tard, le stand Latécoère, le mieux
situé de l'exposition, montrait deux appareils rutilants et
toute la presse commentait favorablement l'exploit de ce pilote
français à l'anonymat bien gardé selon la
tradition de la ligne. Le but que j'avais visé était
atteint!
Le 29 mai 1925, jour de l'inauguration officielle, arriva. A 11 heures
le cortège royal pénétra dans le Palais dont la
partie centrale était toute entière occupée par la
section française : un emplacement de choix conquis de haute
lutte devant les représentants d'une firme allemande
reléguée de ce fait sur le pourtour de l'immense hall.
Deux salles contiguës exposaient de luxueuses automobiles tandis
qu'un second hall était réservé à
l'aéronautique militaire espagnole.
Pour cette inauguration M. de Massimi était venu
spécialement de Madrid avec ses collaborateurs espagnols bien en
cour. Tous s'apprêtaient avec fierté à faire les
honneurs de notre stand luxueusement aménagé grâce
à l'aide bénévole de spécialistes du meuble
et du tapis dont les réclames discrètes apparaissaient
ça et là. Ne comptions-nous pas de nombreux amis!
Nous attendions un peu nerveusement le cortège royal. Il
apparut, traversa rapidement le hall principal contournant la section
française. Guidé, je suppose, par des
personnalités d'origine germanique, le roi s'arrêta un
court instant devant le stand allemand mais pas une minute chez nous.
Et le cortège descendit les quelques marches qui conduisaient
à l'exposition militaire... puis disparut!
Hasard, intention? Je n'oublierai pas le silence qui suivit ni les
regards étonnés et déçus que nous
échangeâmes. L'incident était grave, il atteignait
certes notre orgueil personnel, mais surtout notre prestige.
Pâle de rage, M. de Massimi me laissa et quitta ostensiblement
l'exposition. Notre ambassadeur, M. Peretti della Rocca, qui lui aussi
s'était déplacé spécialement, n'avait pas
su ou pas osé réagir au moment opportun. Le mot n'est pas
trop fort, nous étions désespérés!
Notre bonne volonté, nos efforts allaient-ils demeurer vains ?
Notre valeur, nos sacrifices resteraient-ils dédaignés?
J'avais reconnu, au deuxième rang derrière le roi, un ami
journaliste à la Vanguardia, un véritable ami qui,
toujours, avait manifesté une vive sympathie pour notre oeuvre.
Hors de moi, comme si l'on m'avait souffleté, je parvins
à le rejoindre et en quelques mots lui expliquai l'affront que
nous venions d'essuyer.
- Si personne ne peut y remédier, lui dis-je, je donne
immédiatement l'ordre de démonter les appareils; nous ne
resterons pas une minute de plus.
Dans mon emportement je dus être bruyant puisque j'attirai
l'attention du roi qui s'enquit de l'incident. Quelqu'un le renseigna.
Alors, à ma grande surprise,
Alphonse XIII fit demi-tour et entraîna toute sa suite vers notre
stand. Là il se fit expliquer le fonctionnement de la ligne,
examina les appareils.
Je m'efforçai de le retenir, car dès le premier instant
j'avais dépêché plusieurs employés à
la recherche de M. de Massimi qui tardait à revenir. Je sortis
même le carnet de vol que j'avais pris sans grand espoir et
demandai un autographe. Ma requête parut étonner Sa
Majesté qui pourtant, de bonne grâce, prit place dans l'un
des somptueux fauteuils de cuir ornant le stand et signa sur la page le
garde.
M. de Massimi arriva alors essoufflé, n'en croyant pas ses yeux.
Il retrouva vite son plus aimable et diplomatique sourire tandis que
cinéastes et photographes enregistraient pour la
postérité cette cérémonie sans protocole.
Remis, émoustillé même par ce succès
inespéré, M. l'Ambassadeur plaça enfin le petit
commentaire qu'il avait, je pense, préparé et cela en
oubliant le rôle que j'avais joué dans ce revirement.
Peu après, le cortège de la reine fit son entrée,
et reçut à notre stand en liesse un énorme bouquet
de roses.
Pour remercier ce journaliste ami sans qui ce renversement ne se serait
pas produit, je lui donnai le nom du pilote, Achille Enderlin; je lui
devais bien cette information...
Dans ce pays, les beaux jours sont nombreux mais les nuages abondants
et les vents violents sont aussi très fréquents le long
de la côte est d'Espagne. Alors les étapes de quatre cents
kilomètres qui, d'ordinaire, s'effectuaient en trois heures,
trois heures quinze, duraient parfois beaucoup plus longtemps et, bien
entendu, chaque retard nous inquiétait.
Il était un coin du ciel redouté de tous pour la violence
de ses remous; il se situait à hauteur du minuscule village
d'Hospitalet, au sud de Tarragone. A cet endroit, la côte,
longée par la sierra toute proche et haute de neuf cents
à mille mètres, subit les courants rabattants dans
lesquels nos avions, tels des fétus de paille, étaient
balottés d'une aile sur l'autre. Il arriva à plusieurs
pilotes partis de Barcelone avec un appareil très chargé
de ne pouvoir prendre rapidement de l'altitude et d'atteindre tout
juste mille mètres à hauteur de ce village
redouté. Certains, dans la sarabande qui s'ensuivait, perdirent
de plus en plus d'altitude et se retrouvèrent près du sol
en mauvaise posture. D'autres, plus adroits ou plus chanceux, purent
gagner les plages de Tortosa ou de Cambrils.
Et pour moi, ce fut l'occasion d'ajouter quelques dépannages
à une liste déjà longue...
L'été 1925 fut assez calme bien que nous eûmes,
hélas, à déplorer la mort d'un camarade, Hodapp,
pris dans le mauvais temps au passage des Pyrénées.
Il s'était faufilé entre les nuages et allait
réussir à franchir l'obstacle dangereux quand, à
quelques mètres près, il emboutit de plein fouet le
sommet de la montagne au ras du plateau. Sans doute venait-il
d'apercevoir l'éclaircie, lorsque le piton rocheux avait
émergé brusquement devant lui. De l'appareil, il ne resta
rien de plus que l'empennage et quelques débris informes. Quant
au pilote et au passager, disloqués par le choc, ils furent
tués sur le coup.
A quelques mètres près, l'avion passait ce dernier
obstacle avant la plaine!...
Le beau temps s'installa, le ciel retrouva ses tons francs et le soleil
son éclat. Les jeunes poursuivaient leur entraînement,
quelques moins courageux abandonnaient parfois. La nouvelle phalange
comptait Janet, Pivot, Vidal, Collet, Gourp, Lechevallier, Thomas,
Paulliac, Despalières mais d'autres encore allaient être
nécessaires pour assurer les nouvelles tâches.
En effet, l'exploitation de la ligne Casablanca-Dakar était
prochaine et, pour assurer ce service hebdomadaire, les ateliers de
Montaudran remettaient à neuf ou construisaient des
Bréguet.
La direction avait décidé que deux avions voleraient de
concert afin de permettre un sauvetage immédiat de
l'équipage et du courrier de l'appareil en panne.
S'il était impossible au second pilote de se poser, il pouvait
du moins renseigner l'escale suivante.
Les camarades désignés prirent en charge à
Toulouse (les avions flambant neufs; ce fut en somme une remise
d'armes; la grandeur de la tâche à accomplir
n'échappait à aucun. En vol de groupe, ils firent leur
passage à Barcelone où Gaspar, cinéaste espagnol
et ami des lignes, les mitrailla.
Le le' juin 1925, Lécrivain et Lasalle prirent ensemble le
départ; ils inauguraient le premier service régulier
Casablanca -Dakar. Quelques jours plus tard, Dubourdieu, qui devait
être le premier chef d'aéroplace de Cap-Juby, les suivit.
Avec les pilotes de passage, nous échangions renseignements et
commentaires sur les exploits de Rozès et (le Ville se
défendant à coups de revolver contre les Maures, leurs
odyssées nous passionnaient.
Moins exaltant, notre travail n'en était pas moins
nécessaire. Nous avions repris notre lutte contre le cloaque et
notre terrain s'améliorait au point que la nouvelle bande
pouvait, elle aussi, être utilisée. Des essais presque
journaliers prouvèrent l'efficacité des marques blanches
délimitant notre domaine et attirant l'oeil des navigants; de
quoi être satisfait!
Un jour, au petit matin, Pivot avait pris le départ pour Malaga,
emmenant un passager venu avec moi la veille. Un ciel, à demi
couvert de nuages effilochés par un fort vent d'ouest descendant
des montagnes en courants rabattants très irréguliers,
faisait présager autre chose qu'une promenade. Ces conditions
atmosphériques étaient cause sans doute du retard du
courrier du Maroc que j'attendais sur le terrain.
Soudain, à l'horizon, un appareil apparut; son tour de piste
nous permit de reconnaître l'avion de Pivot. En voyant quelque
chose flotter à l'arrière, nous le crûmes en
difficulté.
Un atterrissage impeccable digne de ce grand pilote parfaitement
maître de lui. Nous courûmes vers lui, son visage
trahissait l'inquiétude.
- Je crains d'avoir perdu mon passager, me dit-il.
Effectivement, celui-ci n'était plus dans la carlingue!
- Je survolais cette région accidentée entre Orihuela et
Murcie. Des remous très violents m'ont obligé à me
défendre de toutes mes forces pour maintenir la machine en
position aussi normale que possible. Quand, profitant d'une accalmie,
je me suis retourné, j'ai vu la couverture accrochée aux
haubans. J'ai essayé de me hausser, de regarder en
arrière, je l'espérais cramponné, crispé
mais toujours dans la carlingue. J'ai crié sans résultat
et, craignant le pire, j'ai décidé de revenir.
Le courrier devait continuer, Pivot repartit donc anxieux et sans
espoir.
Nous apprîmes peu après que le malheureux voyageur, ayant
été éjecté, venait d'être
retrouvé écrasé au sol.
Chaque jour passait, apportant drame, espoir, fatigue. Parmi les
nouveaux venus, une élimination se faisait; déjà
notre aviation postale était la pépinière
où se révélaient les meilleurs sujets. Sur
Casablanca-Dakar l'effort se poursuivait malgré le désert
et ses embûches et le Rif en effervescence.
Nous avions fait nos preuves et forcé les confiances, (les
personnages importants, tels le président du Conseil Paul
Painlevé ou le maréchal Pétain,
n'hésitaient pas à emprunter les appareils de la ligne.
Lorsque le gouverneur de Barcelone ou des journalistes espagnols se
déplaçaient spécialement jusqu'à notre
terrain pour saluer au passage quelque haute personnalité
française, nous éprouvions nous-mêmes une sorte de
fierté assez compréhensible. Mais pourquoi donc, dans de
telles occasions, notre consul ne se déplaçait-il pas?
C'était, soi-disant, par manque de voiture pour l'amener.
Dans mon ignorance de la politique, je lui offris (le l'aller chercher
et même, candidement, j'insistai, n'obtenant qu'une vague
promesse. La nuance politique du président du Conseil n'avait
pas eu le temps d'évoluer!...
Six années avaient passé. Nous éprouvions, ma
femme et moi, le besoin de revoir nos parents, nos amis
et nous voulions profiter du calme momentané de
l'arrière-saison pour prendre quelques semaines de vacances en
France. Elles furent fixées à la mi-septembre...
A cette époque, Didier Daurat me demanda de le conduire au Maroc
où sa présence devenait une nouvelle fois indispensable.
Déjà, au cours de l'été, il avait dû,
avec Beauregard, s'y rendre rapidement et reprendre en main une
situation devenue très difficile; les dangers chaque jour
renouvelés impressionnaient les équipages. Cette fois, il
s'agissait de consolider les résultats atteints, de rechercher
une meilleure organisation pour l'entretien du matériel, car
là était la clé de la sécurité.
Partis le 13 octobre, à 6 heures, nous atteignîmes le
soir-même Tanger à 17 h 30; c'était la
première fois que ce parcours se faisait dans la journée.
Ce voyage prouva qu'il était possible d'envisager l'extension
des parcours journaliers et de gagner une distribution au moins
à l'arrivée.
Didier Daurat rejoignit Toulouse le surlendemain alors que je restai
une dizaine de jours à Casablanca. Au cours de ce voyage, il
s'ouvrit de son désir de me faire venir près de lui pour
le seconder dans les multiples travaux qui l'accaparaient et
principalement pour l'entraînement et la conduite des pilotes.
Ainsi j'allais quitter cette Espagne que j'aimais tant, cette Espagne
qui avait vu naître mes espoirs et aussi la réalisation de
beaucoup de mes désirs. Adieu ces côtes arides ou
hospitalières où j'avais atterri tant de fois, ces
côtes aussi diverses que leurs habitants, mais comme eux toujours
attirantes et pittoresques!
Et, à l'approche de l'hiver, mes pensées étaient
mélancoliques...
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