LE COMMANDEUR J. Kessel 06/08/1934 contact
Un déplacement, aussi
imprévu que nécessaire, m'a privé de la joie que je me
promettais depuis des semaines assister à la prise d'armes où
fut remis, à Jean Mermoz, l'insigne de son nouveau grade dans la
Légion d'honneur qu'il avait gagné par une cinquième et
magnifique traversée 4e l'Atlantique sud sur l'Arc-en-Cïel.
Mais, je connais assez ce commandeur de 33 ans pour imaginer,
sans pouvoir me tromper beaucoup, son attitude et son visage
pendant la cérémonie. Je vois ses épaules héroïques raidies par
l'émotion, ses traits doux et fermes fixés dans une sorte de
lumière profonde, recueillie, rayonnante. Je sens toute cette
indomptable bravoure, cette patience inépuisable, cette foi que
rien ne peut réduire, dénoncées pour un instant et fondues dans
une timidité d'athlète triomphant qui touche au but parce que,
seule, une force intérieure l'y pousse et qui s'étonne de voir
couronner des exploits qu'il considère comme indispensables et
naturels.
Car, pour Jean Mermoz, tout ce qu'il a
fait et tout ce qu'il fera n'a rien que de simple, de
compréhensible, d'élémentaire.
Risquer sa vie depuis qu'il a atteint
l'âge d'homme, avoir connu la soif dans le désert syrien, la
captivité chez les Maures, s'être posé parmi les lépreux au
Brésil, avoir été emmené prisonnier par les indiens du Paraguay,
avoir lutté trois jours pour arracher son appareil aux sommets
des Andes où chaque mouvement devient une torture, avoir six
fois mesuré du haut des airs l'étendue glauque de l'océan, y
avoir été repêché par miracle, s'être jeté en parachute d'un
avion qui se brisait, bref, effleurer la mort sans cesse
au-dessus des sables, des forêts vierges, des montagnes
inaccessibles et des flots. Voilà l'existence que Jean Mermoz
trouvé normale. Les dangers qui le guettent, il ne les ignore
pas. Le courage inconscient lui est aussi étranger que la
crainte.
Il mesure les obstacles de son regard
ardent et fier, les pèse, calcule ses chances. Mais s'il en voit
une seule qui lui puisse être secourable, alors il n'hésite
jamais, affronte les éléments contraires, se fie à son instinct
d'oiseau, à ses muscles infatigables, au sens qu'il a des
machines ailées, des vents et de la nuit. et suit son destin.
Aucun homme autant que celui-là n'a été
attiré par la route céleste. Il ne pense qu'au vol. Il ne
respire bien qu'à son poste de pilote et n'a point d'ambition
personnelle. Sa seule vraie joie est d'entendre gronder un
moteur qu'il règle de sa main sûre et franche.
Qu'il sente frémir sous lui la pesante
masse d'un avion géant ou le fragile fuselage d'un petit avion
de tourisme, peu importe! Il voit la terre glisser comme une
carte à la trame fine et souple. L'hélice, devant lui, tournoie
dans son invisible mouvement vertigineux. Les nuages, qu'il
touche, pression paisible d'un enfant heureux.
Cet appel Intérieur, ce cœur voué à une
tâche d'une merveilleuse unité, cette conception si hardie, si
simple et si pure donnent à Mermoz une action, un magnétisme
vraiment extraordinaires.
Voilà cinq ans, je voyageais sur la
ligne Casa-Dakar qui, à travers le Rio-de-Oro, joint le Maroc à
l'Afrique Occidentale Française. Mermoz, alors, était inconnu du
public. Pilote de courrier, il avait été de ceux qui, dans un
style d'épopée, fixèrent le chemin ailé sur la côte africaine.
Puis il s'était élancé au-dessus des jungles du Brésil et des
pics de la Cordillère des Andes.
J'entendis prononcer son nom, pour la
première fois, par ses anciens camarades. C'étaient des hommes
audacieux et vaillants comme lui. Mais quand
ils parlent de Mermoz, il y avait dans leur voix une tendresse,
une admiration toutes spéciales et qui étaient, pour un pilote,
le plus bel hommage.
Depuis, aucun de ceux qui ont approché
Mermoz -constructeurs, hommes d'affaires, politiciens,
journalistes ou ministres- aucun n'a échappé à la puissance d'un
rayonnement nourri par sa loyauté, par l'amour de son pays et la
passion qu'il a du vol.
-Tu sais, me dit-il un jour, je ne voudrais jamais descendre.
Ce n'était pas un mot heureux, ni une
attitude calculée. C'était l'expression, spontanée, entière, de
son être. Aussi ne connais-je point de réconfort moral plus
grand ni de plus virile joie qu'une rencontre avec Mermoz. Sa
présence vous arrache aux petitesses, aux intrigues, à la
mesquinerie où nous pataugeons chaque jour. Elle vous rend plus
exigeant vis-à-vis des autres et de soi-même.
Car, ce jeune commandeur, fraternel et beau, fait songer, sans
le vouloir, à celui de la légende qui, un jour, vint demander
des comptes, revêtu d'une armure de pierre.
J. Kessel