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TOULOUSE
Notre
arrivée - Routine et maladresses - Des essais, encore des essais! -
Le dernier sommet - Vers le vol de nuit - Un camarade est mort !
Réussite - Pour un nouveau tronçon -Porto Praia -
2 mars 1928: premier courrier France-Amérique du sud -Le prix de la réussite
!
- Mon ami Pranville -L'aéropostale et la géographie pour gagner...
Des minutes! -Nouveau départ.
Nous
nous étions habitués aux vastes espaces, aux horizons sans fin et au
soleil radieux de la côte catalane. En ce mois de novembre, la ville rose
se révéla à nous sous ses aspects les plus sombres et, après bien des
recherches, nous trouvâmes, dans une rue étroite, un appartement garni
dont les fenêtres donnaient sur des murs proches.
Le matin je me levais tôt pour ne pas faire attendre la camionnette dont
l'horaire était minuté. Elle devait, en effet, prendre en charge le
pilote puis être au bureau-gare à 4 h 30, c'est-à-dire à l'arrivée de
l'express de Paris, pour recevoir les sacs de poste. Tout cela selon un
rite devenu quotidien et dont l'épilogue était le départ de l'avion
lesté de son précieux chargement; dans la soirée arrivait le courrier
remontant. Les atterrissages ne pouvant s'effectuer que de jour, les vols
étaient interrompus soit à Barcelone, soit à Perpignan lorsque le
retard ne permettait pas l'arrivée à Toulouse avant la nuit.
J'étais chargé de l'entraînement des pilotes mais je m'occupais aussi
du ravitaillement en matériel des escales de la ligne et de bien d'autres
tâches dont l'énumération serait fastidieuse. Pour Didier Daurat, les
journées n'étaient jamais assez longues, son activité ne connaissait
pas de repos. Combien de fois ai-je maudit l'importun qui venait
l'entretenir de futilités alors qu'avec les secrétaires j'attendais la
signature du courrier et que l'aiguille de la pendule avait depuis
longtemps parfois dépassé 21 heures!
Parallèlement à l'exploitation des lignes, la société Industrielle
d'Aviation Latécoère poursuivait pour l'armée la construction de Bréguet
XIV et l'étude d'appareils mieux adaptés aux longues étapes. Jean
Dombray la dirigeait et l'ingénieur Moine, successeur de M. Dewoitine, était
chef du bureau d'études.
Plusieurs prototypes n'avaient connu qu'une existence éphémère, le
dernier à l'essai, le LAT. XIV, offrait aux passagers plus de confort que
le Bréguet mais trop lourd, trop lent et manquant de puissance, il ne
pouvait être l'appareil idéal. Sur cet appareil, le 16 décembre 1925,
j'effectuai un vol d'essai et de démonstration de Toulouse à Casablanca
avec un chargement de matériel, et pendant une quinzaine de jours je dus
remplacer le chef d'aéroplace, rappelé à Toulouse pour réprimande.
Puisque je parle de prototypes, je ne veux pas laisser passer l'occasion
de parler également d'un pilote d'essai nouvellement et officiellement
nommé : Enderlin, celui de Montjuich.
Ce garçon avait le sens inné du vol, il fut un auxiliaire précieux pour
la mise au point des multiples machines à expérimenter : LAT. XIV, XV
bimoteurs, LAT. XVI monomoteur, puis LAT. XVII ou XXV monoplans
monomoteurs aux puissances de plus en plus grandes.
Enderlin volait sur n'importe quelle machine, ne s'effrayant pas davantage
d'un bi que d'un quadrimoteur.
Ce fut lui qui réussit magnifiquement les essais du L.A.T. XV, bi-moteur
Salmson 270 CV dont l'usine possédait un stock, surplus de guerre. Ces
moteurs, qui avaient équipé l'avion Salmson de reconnaissance utilisé
au début de la ligne, étaient trop faibles, ils ne permirent pas un
emploi profitable de la cellule réussie du LAT. XV qui ne vola, en petit
nombre, que sur Casablanca-Oran.
Essais, vols de contrôle, convoyages, dépannages, inspections sur les
lignes s'étendant de Toulouse à Dakar, de Casablanca à Oran, d'Oran à
Alicante... nous appelions cela la routine!
Le recrutement indispensable et la formation des nouveaux venus comptaient
parmi mes soucis principaux. J'hésitais longtemps et pourtant il fallait
bien un jour laisser l'élève affronter seul le ciel et ses traîtrises;
j'étais déjà un vieux routier de la ligne et j'étais loin encore de
tout connaître!
Il y avait le vent d'autan, perturbant, déprimant qui rendait impossible
la montée à 4 000 mètres exigée en quelque trente minutes, d'ailleurs
lorsqu'il soufflait, les vols d'essais et de réception des Bréguet
militaires étaient interdits.
Or un jour, par ce vent...
Départ à 5 h 30 pour le courrier régulier et le pilote n'en était qu'à
son second voyage. Je n'avais pas manqué de lui renouveler les
recommandations d'usage me réjouissant pour lui de voir le ciel dégagé
mais prévoyant un retard.
Après une heure et demie, l'avion était encore en vue, dans l'est, bien
sûr, et très haut mais à cette vitesse, à quelle heure atteindrait-il
Perpignan?
Il ne devait pas y arriver; vingt minutes plus tard il se posait à
Montaudran
- Je n'en peux plus, le vent est trop fort. C'est impossible...
Comme je n'étais pas de cet avis, je pris sa place et, bien secoué, en
rase-mottes, je réussis le trajet.
Oui, le premier décollage était toujours lourd de conséquences et s'il
ne s'effectuait pas strictement dans les règles, j'appréhendais
l'atterrissage.
Le Bréguet était un appareil relativement léger, souvent plus difficile
à poser que les machines qui lui succédèrent, à plus forte raison que
ces engins modernes retrouvant le sol par l'intermédiaire des instruments
de bord et surtout grâce à leurs amortisseurs.
Sur le Bréguet, des sandows faisaient office d'amortisseurs, leur élasticité
renvoyait en l'air la machine qui avait touché le sol un peu fort et,
comme excuse, le pilote avait toujours la possibilité d'accuser ce que
l'on appelait la " bosse mobile ", cette inégalité du sol
invisible à l'oeil nu. Que pouvait être la suite de ce bond? L'appareil
remontait et la vitesse déjà réduite à l'extrême n'assurait plus la
sustentation. Brutal, le choc suivant pouvait soit casser une roue, soit
tordre l'essieu, soit crever un pneu, il s'ensuivait alors des
catastrophes en chaîne. L'avion penchait du côté de la roue cassée ou
de l'essieu tordu, touchait de l'extrémité de l'aile qui s'écrasait en
s'appuyant au sol. Un quart de tour rapide et, frappant la terre, l'hélice
volait en éclats; puis l'avion piquait sur le nez, restait la queue en
l'air si la lenteur de la rotation le lui permettait ou s'il avait encore
de la vitesse, c'était le capotage complet.
Ce jeune pilote avait de très bonnes références des formations
militaires auxquelles il avait appartenu mais il commit la maladresse, dès
son premier vol, de casser une machine. Malchance ou mauvaises
dispositions? Je ne saurais dire.
Toujours est-il qu'en attendant une décision, il eut tout le loisir de
regarder évoluer ses camarades et d'arpenter, à longueur de journées,
l'étroite bande cimentée devant les hangars.
Un jour, Daurat m'autorisa à lui donner une nouvelle chance.
- Vos tours de piste étaient passables et manquaient de précision, lui
dis-je.- Je le crois, fit-il sans marquer de surprise.
Je rendis compte au directeur, je voulais son avis sur l'opportunité de
poursuivre un entraînement qui menaçait d'être long. De telles décisions
ne se prenaient jamais sans mûres réflexions, c'était pour Daurat un véritable
problème de conscience, car il se demandait quelles répercussions un
rejet risquait de provoquer.
Mais il savait également que notre métier exigeait des aptitudes
certaines, de l'enthousiasme et un amour forcené du travail, de la chance
encore et que parfois toutes ces qualités réunies ne suffisaient pas à
faire un bon pilote.
- Remerciez-le, me dit-il.
Je me dirigeais vers les hangars quand un Bréguet décolla en chandelle,
ceci en infraction complète avec les consignes généralement respectées.
Un mécanicien de piste m'apprit qu'il s'agissait de celui que justement
je cherchais, qu'il s'était installé dans l'avion prévu pour l'entraînement
et lui avait demandé de mettre le moteur en route; comme ce pilote avait
volé la veille, le mécanicien n'avait pas fait d'objections.
Que signifiait ce coup de tête?- Dans sa courbe l'appareil rasa les toits
des hangars et se dirigea vers Toulouse toujours à basse altitude. Nous le
suivîmes des yeux, nous le vîmes monter, descendre, virer très incliné,
tourner autour du clocher de Saint-Sernin.
Déjà le téléphone avait avisé le bureau du directeur qu'un avion Latécoère
se livrait à une corrida désordonnée sur la ville et Didier Daurat
accourut pour me demander des explications. Que pouvais-je lui dire et
surtout quel dénouement prévoir? Je redoutais le pire, pensant avec
inquiétude qu'il pouvait s'agir d'une vengeance ou même d'un suicide
spectaculaire.
Après trente minutes l'avion revint. Nous attendions anxieux la prise de
terrain qui allait décider de l'issue de cette escapade. L'atterrissage
fut impeccable, aussi bien qu'il était possible de le réussir. Quand, le
moteur stoppé, les ouvriers des hangars entourèrent l'appareil rescapé,
le pilote descendit sans manifester la moindre émotion.
Prévenus, les gardes de l'usine l'entourèrent et selon matériel s'améliorait.
D'autre part des terrains de secours à Carcassonne, à Perpignan
facilitaient les courriers...
- C'est à cause du mauvais temps et de l'approche de la nuit mais tout
s'est passé normalement, m'expliqua ce pilote dont il me fallait aller
rechercher l'appareil à Bram, près de Castelnaudary.
- Nous serons de retour pour le déjeuner, dis-je au mécanicien en
partant pour ce cent cinquante-quatrième dépannage.
L'avion était bien à la place indiquée non loin du village entouré de
collines. En nous voyant arriver, les deux gendarmes qui le gardaient ne
cachèrent pas leur satisfaction; ils venaient de passer une nuit au clair
de lune. Le champ me parut juste assez grand pour un décollage à vide et
le moteur tournant normalement, j'accélérai les gaz et commençai à
rouler. J'avais atteint le régime maximum mais cependant l'accélération
était lente et je voyais arriver l'extrémité du champ sans avoir pu
m'enlever. Je sautai littéralement le fossé qui le bordait, roulai
encore un peu dans une parcelle de terrain lui faisant suite. Soutenant
avec effort les gouvernes, je réussis à me maintenir pour ainsi dire
sans vitesse au-dessus du sol et me faufilai entre les arbres et les dénivellations.
L'ensemble vibrait de façon dangereuse et, dès que je voulus réduire
les gaz, je perdis un peu de hauteur, néanmoins je trouvai un régime où
les vibrations moindres me permirent de lire les indications de l'aiguille
du compte-tours.
Le parcours de Bram à Toulouse, qui aurait dû être de trente minutes,
n'en dura pas moins de cinquante et quand je sentis enfin les roues
toucher le sol, je soupirai; j'avais pris des risques insoupçonnables au
départ.
A l'examen de la machine, on devait constater que l'hélice métallique
avait une pale déformée, tordue d'avant en arrière. Une enquête nous révéla
que le pilote avait bien atterri sur le petit champ où se trouvait
l'avion mais que, ayant trop de vitesse, il avait achevé sa course les
roues dans le fossé et le nez, constitué par l'hélice et le radiateur,
appuyé sur le talus. Pour éviter sans doute une observation, il avait
fait remettre l'appareil en bonne place sur le terrain et omis de signaler
l'incident...
Depuis avril, la Compagnie Générale d'Entreprises Aéronautiques,
ex-Lignes Latécoère, était devenue la Compagnie Générale Aéropostale,
aux destinées de laquelle présidait le groupe Bouilloux-Lafont. Ce
groupe qui disposait de moyens importants, surtout en Amérique du Sud,
allait permettre une extension accrue de tous les services.
Les ordres émanant de Toulouse étaient toujours signés du paraphe
directorial de Didier Daurat, simplement ils portaient un nouvel en-tête,
mais nous savions que l'oeuvre commune se poursuivait avec le même esprit
et le même idéal.
En juillet 1927, Négrin fut désigné comme pilote d'essai des avions
terrestres. Le courageux Enderlin s'occupait plus spécialement des
hydravions et partageait son temps entre l'étang de Leucate, près de
Perpignan et l'étang de Berre, près de Marseille.
A Toulouse, je m'efforçais de coordonner les résultats de ces essais
divers portant sur la vitesse, le poids, l'altitude et déterminant telle
ou telle modification pour tirer le maximum d'appareils disposant
seulement de moteurs peu puissants. Partant de ces données, l'ingénieur
en chef Moine s'ingéniait à améliorer les performances des voilures des
différents prototypes.
En Amérique du Sud, la prospection d'un réseau entièrement à faire se
poursuivait; il y avait là-bas un obstacle difficile à vaincre: la
Cordillère des Andes. Quelle machine allait être capable d'assurer un
survol régulier de ces hauts sommets?
Nous essayâmes tour à tour des ailes plates, demi-épaisses, plus
porteuses, pouvant monter plus haut mais beaucoup moins rapides, nous
essayâmes aussi des volets spéciaux, système Handley-Page.
L'exiguïté du terrain de Montaudran nous obligea à effectuer la plupart
de ces essais au nouveau terrain officiel de Francazal, d'où de multiples
déplacements. Ne pouvant bien sûr me partager, on détacha de la ligne,
pour me seconder, le pilote Vareille.
Nous tentâmes de trouver une amélioration dans l'adjonction effectuée
en Angleterre de volets d'intrados sur une aile de LAT. XXV. Toutes les
manoeuvres possibles, tant en altitude qu'au ras du sol furent parallèlement
exécutées par moi avec un LAT. XXV de série et par Négrin avec un
avion à ailes à fentes. La réussite de l'ingénieur Moine était évidente.
Dans tous les domaines nous cherchions à améliorer. Ainsi sur les LAT.
XV bi-moteurs au potentiel de charge plus élevé que celui des autres
appareils, des postes radio lourds et encombrants furent montés; ils donnèrent
lieu à de nombreux vols, presque tous décevants. Ces échecs n'empêchèrent
cependant pas les ingénieurs Talbot et Véret de persévérer avec
confiance.
En septembre 1926, je volai sur le dernier sorti des usines, le LAT. XXVI
et constatai que l'enthousiasme de Négrin et d'Enderlin était
parfaitement justifié. Le gros avantage de cette machine rustique et de
construction facile était que les moyens réduits dont disposaient les
escales auxquelles elle était destinée sur le parcours Casa-Dakar
pouvaient aisément venir à bout de toutes les réparations.
Son moteur Renault de 450 CV, mis au point sur les LAT. XXV, lui assurait
une sécurité infiniment plus grande et une capacité de poids transporté
plus en rapport avec les exigences sans cesse amplifiées des lignes.
Essais officiels et ces appareils commencèrent à sortir en série pour
l'Afrique ou le tronçon Amérique du Sud, que les Vachet, Hamm et Laffais
défrichaient.
Infatigable, s'occupant du plus petit détail, Didier Daurat était
partout à la fois. Rien ne lui échappait, à ce point que lorsqu'il nous
appelait nous nous demandions pour quel motif, car il s'étonnait si,
comme lui, nous n'étions pas au courant de tout.
Sa prédisposition innée pour l'organisation comme pour la perception immédiate
du côté faible de toute nature humaine lui donnait une vision claire des
événements. En toutes circonstances, il savait prendre des décisions précises
dont la raison sur l'instant nous échappait parfois mais que l'avenir révélait
sages.
D'un mot, d'une phrase, il remettait un vantard à sa place ou redonnait
confiance et enthousiasme à celui qu'une difficulté venait de décourager.
Souvent m'incombait le soin de faire exécuter ses ordres et sans doute
aurais-je trouvé ce rôle ingrat si je n'avais éprouvé pour Daurat une
confiance totale qui jamais ne faiblit.
La ligne l'exigeait-elle, il prononçait une mutation mais à bon escient
toujours. Je me souviens de ce très bon ouvrier contraint de partir, sous
la menace d'un renvoi, pour Comodore-Rivadavia, en Terre de feu, alors
qu'il n'avait jamais quitté Toulouse. Il obéit mais la rage au coeur et
les larmes aux yeux. Des années plus tard je le revis, étant moi-même
en Argentine, il n'était jamais encore retourné en congé au pays, car
il craignait d'être remplacé durant son absence prolongée et de ne
pouvoir retrouver son poste!
Sans Daurat, j'en suis convaincu, il y aurait moins de sujets de légende
et ceux qui lui ont adressé des reproches feraient peut-être bien de
s'examiner en toute conscience, ils reconnaîtraient, je crois, leur
erreur.
Non seulement nous l'acceptions mais nous étions pris par cette
discipline et Saint-Exupéry, lui aussi, commençait à la subir. Lors de
son premier retour de courrier seul vers Toulouse, bien que pris par la
brume et la nuit à hauteur de Castelnaudary, il persévéra et ne se posa
qu'à l'extrême limite des possibilités. J'allai le chercher avec
Touyaret, le chauffeur de la vieille torpédo Peugeot.
Des heures durant dans le brouillard épais nous cherchâmes notre chemin;
enfin, les habitants du village le plus proche nous indiquèrent la route
à suivre pour atteindre l'avion. Saint-Exupéry nous attendait, engoncé
dans sa combinaison de fourrure, assis sous une aile dans l'herbe mouillée.
- Monsieur, me dit-il, l'avion est intact. Je m'excuse de n'avoir pas réussi
mon courrier jusqu'au bout; j'ai fait de mon mieux...
Ce le' août 1927, Alexandre Bury revenait de Barcelone avec un LAT. XVII
à moteur Jupiter. Le temps était beau et Bury voulut en profiter pour
suivre à l'estime et à vue la route directe de Barcelone à Toulouse.
Au-dessus de l'Espagne et sur les Pyrénées tout alla bien mais au-delà
des montagnes une couche uniforme de stratus recouvrait la plaine.
D'après sa vitesse, Bury estima que les derniers contreforts des Pyrénées
devaient être passés et il amorça alors sa descente entre les couches
en voie de désagrégation, mais soudain le choc se produisit...
J'eus la triste mission d'aller enquêter et de rendre les honneurs non
seulement à Bury mais aussi à deux agents de la compagnie et à un
passager qui avaient pris place dans la carlingue.
Quelle malchance! Le sommet embouti était le dernier avant la vaste
plaine s'étendant à perte de vue!
Jeune ingénieur sortant de Polytechnique, Pranville allait nous apporter
avec des idées neuves et beaucoup d'intelligence, comme un sang nouveau
pour une collaboration active. Avec lui et aussi avec Elysée Négrin, je
participai, le 1°' octobre 1927, à un voyage aller et retour à
Perpignan sur LAT. XXVI 450 CV Renault. Pranville, en attendant son départ
pour l'Amérique du Sud où il devait assurer le commandement du réseau,
se familiarisait avec les méthodes et les moyens employés à Toulouse.
Ce premier courrier sur LAT. XXVI se déroula correctement. La machine répondait
à ce qu'on attendait d'elle et laissait espérer des possibilités intéressantes;
les charges emportées, la vitesse enregistrée permettaient des espoirs
encore timides. Nous étions certes peu habitués à des moteurs pouvant
tourner cent heures consécutives mais il ne s'agissait pas d'établir des
records ou des performances, la ligne exigeait un travail quotidien, régulier,
répété. C'était donc sur la ligne qu'un essai devait être tenté.
Jusqu'alors le vol de nuit était l'exception, mais l'utilisation d'un matériel
plus sûr devait permettre d'allonger considérablement les étapes.
Les difficultés ne nous échappaient pas. Le vol de jour s'effectuait à
vue, aucun instrument de bord ne permettant de s'affranchir des repères
du sol. Une montre et un altimètre suspendus au cou du pilote, ceci afin
d'atténuer les vibrations, étaient jusqu'alors les seuls instruments de
navigation. Pour la stabilité latérale ou horizontale, le sens de vol du
pilote y pourvoyait au juger et longitudinalement le compte-tours tenait
lieu, de façon anticipée, de variomètre. La position de l'aiguille
tournant dans le sens de celle d'une montre, était au régime de croisière
à peu près horizontale; lorsque l'avion piquait, le nombre des tours
augmentait et l'aiguille se dirigeait donc vers le bas. Au contraire, en
montée la vitesse du moteur diminuait et l'aiguille reculait allant vers
le haut. C'était là, bien sûr, une interprétation très rudimentaire,
mais ces quelques indications. judicieusement utilisées permettaient de
suivre à peu près la trajectoire prévue. Estime, rase-mottes sous les
nuages, sous la brume pour ne pas perdre le sol de vue, connaissance des
obstacles jalonnant la route à suivre, chance aussi, il faut bien le
reconnaître, tout cela suppléait en bien des cas...
Donc les nouveaux LAT. XXV ou LAT. RAVI avec leurs moteurs puissants de
450 CV plus résistants et plus sûrs allaient permettre le vol de nuit.
Pour y accoutumer les pilotes, nous entreprîmes, à Montaudran, des entraînements
le soir venu.
Le terrain fut équipé de deux projecteurs espacés d'une trentaine de mètres
et balisant le début de la bande réservée à l'atterrissage; un troisième
au sommet du triangle en matérialisait l'extrémité.
Cette préparation à une technique nouvelle fit régner une activité
continuelle, engendra une émulation enthousiaste, mais bien des espoirs
furent déçus. S'il fallait quelques exécutants vedettes, il fallait
surtout des continuateurs acharnés à la besogne, attachés même aux tâches
secondaires.
Et l'hiver revint ramenant le mauvais temps sur les côtes espagnoles et
dans la vallée toulousaine...
Pour raisons personnelles, après plusieurs mois passés comme chef d'aéroplace
à Cap Juby, Pierre Jaladieu avait demandé à revenir à Toulouse.
Ce 27 janvier 1928, il assurait le courrier entre Toulouse et Alicante et
se débattait depuis près de deux heures au sein de remous violents
au-dessus des contreforts de la sierra Nevada.
Lorsque, entre deux secousses, un calme relatif s'établissait parfois,
Jaladieu redoutait le prochain choc de cette force invisible pour laquelle
l'avion léger n'était qu'un jouet. Une force irrésistible, imprévisible
et redoutable!
Comme dans la tempête le bateau reçoit l'assaut des vagues, l'avion
recevait celui des bourrasques déchaînées avec cette différence
aggravante que les remous aériens invisibles permettent à l'imagination
toutes sortes d'exagérations.
Survolé à 2 800 mètres ce panorama de lumière était d'une limpidité
trompeuse. En prévision des changements de vent, des courants ascendants
violents qui toujours se manifestent au-dessus des sierras aboutissant au
golfe d'Alméria, Jaladieu prit de la hauteur, suffisamment crut-il pour
échapper à la sarabande.
Cramponné de la main gauche aux croisillons qui haubanaient le fuselage
et maintenant d'un doigt la manette des gaz qu'il fallait modifier selon
l'accélération prise par la machine, Jaladieu était sans inquiétude.
Calmement, il maintenait de la main droite le manche à balai que les
inclinaisons brutales avaient tendance à affoler. Il avait resserré d'un
cran sa cein ture de fixation au siège pour avoir plus de liberté de
mouvement.
Souvent dans ces tempêtes de vent, dans ces colonnes d'air chaud, nous
nous faisions petits dans la carlingue ouverte, cherchant l'abri du
pare-brise, recroquevillés et cramponnés, prévoyant la secousse
suivante plus violente encore et espérant en même temps qu'elle ne se
produirait pas, car cela arrivait aussi que le calme succéda soudainement
à la limite de la zone perturbée. Parfois aussi des croisillons d'ailes
cassaient à l'attache au filetage sous l'effort de la déformation des
plans. Et il fallait avant tout faire confiance à la machine...
Ce jour-là Pierre Jaladieu devait penser ainsi lorsqu'au centre d'un trou
d'air plus profond que les précédents il sentit sa machine brutalement
arrachée sous lui. Le corps inerte du pilote dépassa la force de
traction transmise à la ceinture et celle-ci cassa...
Il fut projeté dans le vide et j'imagine ce que durent être les longues
secondes de sa chute, de cette agonie lucide et désespérée!
Quant au passager je préfère le supposer accroupi dans le fond de l'étroite
carlingue, cramponné aux croisillons latéraux, effrayé par cette danse
infernale, faisant confiance au pilote et n'ayant pas réalisé lorsque
l'impact se produisit
Le LAT. XXVI s'avérait être une excellente machine, résistante, facile
à piloter. Il était doté d'un train d'atterrissage particulièrement
souple et robuste grâce à des amortisseurs spéciaux mis au point par
les ingénieurs Courquin et Larcher, du bureau d'études.
Didier Daurat avait obtenu de M. Latécoère de faire effectuer une démonstration
spectaculaire des possibilités de la machine. Prudent et avisé il pesa
chaque suggestion et ne se décida qu'après avoir mis toutes les chances
de son côté. Un premier essai devait avoir lieu entre Toulouse et Dakar
et en cas de réussite être poussé plus loin peut-être, toutefois la
traversée de l'Atlantique Sud ne fut pas ouvertement envisagée.
Négrin parce qu'il avait effectué une grande partie des essais et Mermoz
parce qu'il aurait à l'utiliser en Amérique du Sud, furent désignés
pour piloter le LAT. XXVI. Quant à moi, je dus me rendre dans les différentes
escales afin d'organiser le contrôle au sol, l'avion n'ayant pas encore
de radio de bord, et faire transmettre à Toulouse toutes les informations
sur le raid au fur et à mesure du parcours.
Le départ fut décidé pour le 10 octobre; dans la nuit du 11, l'appareil
survola l'aérodrome de Casablanca où je me trouvais.
Le ronflement régulier du moteur emplit le beau ciel calme et étoilé.
Ce bruit résonna dans nos coeurs comme une mélodie encore inconnue,
comme l'espoir longtemps attendu d'une grande réussite française, une réussite
de la Ligne!
Nous ne pensâmes pas à nous coucher, nous attendîmes que les escales
suivantes : Agadir, Cap Juby, Villa Cisnéros, Port Etienne nous aient
signalé le passage de nos camarades. Vingt-trois heures vingt après son départ
de Toulouse, l'appareil atterrit à Saint-Louis du Sénégal et ce fut
aussitôt une explosion de joie, qu'hélas! un incident malheureux atténua
bientôt.
Le réservoir supplémentaire disposé à l'arrière étant complètement
vide, l'appareil se trouva, à l'atterrissage, trop centré vers l'avant.
En fin de roulement il se mit sur le nez et seule l'hélice fut endommagée
mais avant qu'on puisse en faire venir une autre de France, Costes et Le
Brix réussissaient leur vol sans escale annoncé depuis de longs mois.
Après avoir sur Bréguet uni Paris à Saint-Louis du Sénégal, ils
allaient traverser l'Atlantique.
Ayant deux heures d'avance, Négrin et Mermoz, dont le voyage était ignoré
de tous, furent fêtés à leur arrivée à Saint-Louis par les
personnalités venues attendre Costes et Le Brix. Ils furent parmi les
premiers à serrer la main de leurs concurrents et à leur présenter
leurs voeux pour le survol de l'Atlantique.
Le 20 octobre, après démontage de l'hélice et sur l'ordre de Daurat,
l'avion prit le chemin du retour. A Casablanca, je me joignis à son équipage
et en neuf heures vingt nous atteignîmes Toulouse, ce qui constituait le
record sur ce parcours.
Sur hydravion LAT. XV, Enderlin avait réussi. la traversée commerciale
de la Méditerranée et il poursuivait inlassablement les essais des
hydravions construits par les usines Latécoère, appareils destinés soit
aux survols de la Méditerranée, soit à celui plus ambitieux de
l'Atlantique Sud.
Ce fossé entre les deux continents représentait l'obstacle encore
insurmontable, à la jonction aérienne des deux tronçons de la ligne.
Alors que le premier : Toulouse-Dakar était en plein fonctionnement, le
second s'esquissait peu à peu. Pranville le défrichait, ayant avec lui
des pilotes entraînés tels Deley, Bédrignan, Thomas, Pivot, Rozès, des
anciens de la ligne déjà.
Certes, les hommes étaient capables d'unir Dakar à Natal mais
jusqu'alors nous ne disposions d'aucun appareil capable de franchir cette
étape de 3200 kilomètres.
Le commandant Hurel et le lieutenant de vaisseau Paris procédaient à la
mise au point en vol d'un Cams 58 grand raid pouvant relier Saint-Louis du
Sénégal à Porto Praïa et faire gagner plusieurs heures sur les avisos
destinés à ce service. Cet hydravion paraissant au point et donnant de
grandes espérances, il devint nécessaire de prévoir, aux îles du
Cap-Vert, une base d'amerrissage susceptible d'assurer ravitaillement et
entretien. Au dernier moment je fus chargé de mener à bien les démarches
amorcées par l'ingénieur Danglejean.
Mes papiers n'étant pas prêts à temps, je ne pus m'embarquer à
Cherbourg sur l'aviso Péronne, ex-chasseur de sous-marins et récemment
transformé en navire marchand. Ce fut donc à bord d'un convoyage que je
rejoignis à Casablanca le pilote Simon et l'as mécanicien Picard, désignés
pour m'accompagner.
Instructions et pouvoirs officiels me chargeaient de découvrir une
hydrobase, d'en négocier l'occupation et l'achat, d'y prévoir la
construction d'un hangar et de baraques, de procéder enfin au stockage du
matériel nécessaire à la bonne marche de la future escale
transatlantique.
Le recul du temps, une plus grande expérience des tractations politiques
et commerciales me laissent étonné des responsabilités énormes confiées
alors à nos jeunes enthousiasmes.
Je ne doutais pas de la réussite et je faisais confiance à
l'intelligence, au courage et aux facultés d'adaptation de mes deux
camarades. Chose curieuse, assez inattendue même, notre plus grande appréhension
nous venait de l'inconnu que représentait ce bateau que nous allions
prendre à Casablanca.
En cinq heures vingt-cinq, un vol d'une seule traite nous porta d'Alicante
à Casa, ceci à bord d'un LAT. n° 603 en fin d'essais et en convoyage.
Notre navire devait arriver le lendemain, c'est-à-dire le vendredi 16 décembre.
De bonne heure nous fûmes sur la jetée pour l'apercevoir; il fit une
entrée majestueuse dans le port. Le Péronne venait vers nous, élancé,
mince, haut sur l'eau, très allégé depuis qu'il avait été désarmé
et sa ligne de flottaison nous indiquait qu'il ne portait aucune charge.
Elle devait s'abaisser un peu une fois fait le plein de mazout mais, quand
même, la moindre houle allait suffire à faire rouler le navire d'un bord
sur l'autre.
Le commandant Ramade nous fit les honneurs de ce bord qui allait être
notre refuge durant deux mois et le lendemain nous quittâmes, pour le
Sud, le grand port marocain.
Après quatre jours de mer, nous atteignîmes le port charbonnier de Sao
Vicente du Cap-Vert, quatre jours durant lesquels roulis et tangage ne
nous laissèrent aucun répit, infligeant à nos organismes une épreuve
ô combien douloureuse!... Pourtant il faisait beau, les alizés nous
poussaient et plus nous approchions de notre but plus la chaleur
augmentait.
A la fin du troisième jour des poissons volants s'abattirent sur la
partie la plus basse du pont. Nous les retrouvâmes dans nos assiettes
encastrées dans les tables à roulis et nous fîmes honneur à leur chair
succulente, car nous avions enfin pris le rythme du Péronne.
Vertes, chaotiques, plates ou montagneuses, les îles de l'archipel du
Cap-Vert! A l'abri des unes, dans le vent déchaîné qui s'engouffrait
entre les autres, nous arrivâmes en rade de Porto Praïa, capitale de l'île
Santiago, avec le pied marin et l'accoutumance de vieux loups de mer.
Le gouverneur de l'archipel avait commandé pendant la guerre 1914-1918 un
régiment portugais sur le front de Champagne, cela permit d'évoquer des
souvenirs communs et rendit le premier contact plus facile. Tout de suite,
je fus convaincu de l'amabilité des autorités portugaises et de leur désir
de nous aider au maximum. En fait j'obtins en quelques ,jours, dès que
mon choix fut fait, une baie à douze kilomètres de Praïa, la seule
suffisamment abritée et pas trop éloignée des moyens rudimentaires du
petit port.
Notre arrivée ne passa pas inaperçue. Déjà le port était encombré de
matériaux destinés à notre base et déchargés par le vapeur reliant
deux fois par mois Lisbonne aux îles et au Congo.
Restait à faire transporter ces poutrelles, ces tubes, ces planches, ces
bidons de peinture et un tas d'autres choses. Comment? Par barcasses, car
il n'existait pas de route en direction de nos installations côtières.
Nous fîmes à pied les premières reconnaissances. Trois à quatre heures
de marche entre les collines volcaniques et des ravins au fond desquels il
fallait descendre pour les franchir. En cours de route, je pensais à l'équipage
resté à bord inactif, à l'aide qu'il pourrait nous apporter.
Lorsque je fis part de ces réflexions au commandant Ramade, il m'objecta
que les règlements et les servitudes maritimes avaient des exigences ne
cadrant guère avec les nécessités du moment. J'obtins cependant du
commandant Ramade la mise à notre disposition d'une baleinière pour accéder
à "La Calhette" ; c'était le nom de la baie où nous devions
nous installer. Gréée d'une voile, elle pouvait nous éviter cette
marche de quatre heures mais encore fallait-il des marins pour la faire
naviguer... et des marins volontaires!
Heureusement quelques bonnes volontés se révélèrent et parmi celles-ci
Jean Macaigne, officier radio du bord dont je fis plus ample connaissance,
en ignorant bien entendu qu'au long de nombreuses années un même idéal
allait nous rapprocher.
Par mer, Macaigne assurant les manoeuvres il fallait une heure pour
atteindre " La Calhette > mais le retour en demandait deux à deux
et demie à cause des vents contraires.
Pour agencer notre baie en hydrobase, il s'agissait d'édifier un hangar métallique
avec esplanade et plan incliné cimentés, d'installer une grue de vingt
tonnes et un hangar magasin, de construire à flanc de colline une maison
d'habitation pour le chef de base, deux autres pour le personnel, une
quatrième pour les équipages de passage, de prévoir sur le haut de la
colline un poste émetteur et récepteur radio à grande puissance, flanqué
d'une habitation pour les opérateurs. En un mot, c'était presque une
petite cité que nous devions faire naître.
Le transport du matériel arrivé de France se fit par mer dès le début
de 1928, par une mer souvent houleuse car le vent soufflait régulièrement
à 40 ou 50 kilomètres-heure. Nous ne manquions jamais d'escorte, à
chaque voyage des bandes de requins nous suivaient avec l'espoir qu'un
jour quelqu'un ou quelque chose tomberait des embarcations. Les balles de
revolver que nous leur tirions semblaient glisser sans nul effet sur leur
peau noirâtre; simplement ils se retournaient sur le dos, laissant voir
hors de l'eau leur gueule triangulaire à double rangée de dents
luisantes et acérées.
Au cours de ces transports quotidiens, des barques chavirèrent avec leur
chargement mal équilibré. Par chance, tous les indigènes purent être
repêchés avant l'attaque des requins rôdant tout proche et dont les
ombres noires frôlaient parfois les naufragés.
Picard avait pris pension chez l'électricien Gervais déjà installé sur
place à La Calhette; Simon et moi rejoignions chaque soir le Péronne. La
houle atlantique faisait sans arrêt rouler le bateau et, après ces journées
longues et fatigantes, nous ne trouvions pas toujours le repos désiré.
A bord, nous connûmes un réveillon de jour de l'an quelque peu
nostalgique malgré les poissons et les poulets achetés au marché.
La population de la petite ville de Porto Praïa nous regardait, suivait
nos allées et venues avec curiosité et sympathie; les étrangers étaient
rares, cette île n'étant ni un lieu de tourisme ni même un lieu de
passage.
Un sol volcanique, seules des sources dans les vallées créent quelques
rares oasis de verdure où tout pousse abondamment. A la saison sèche,
c'est-à-dire huit mois de l'année, les animaux trouvent peu de chose à
manger sur ce sol ras et pelé. Les chèvres grimpent aux caroubiers
presque sans feuilles, elles broutent l'écorce et les dernières pousses
qui n'ont guère eu le temps de croître. Le ciel est constamment bleu et
les nuits sont si lumineuses qu'il est facile de reconnaître les différentes
constellations. Un soleil ardent darde ses rayons directs et brûle les
journées; le soir, les alizés rafraîchissent un peu l'atmosphère.
Un après-midi, la gorge sèche, Picard s'arrêta au "bazar",
boutique indescriptible dans laquelle on trouvait de tout : savon, légumes,
poissons, peinture, porto d'origine...
- Mais oui, nous avons de la bière, lui dit-on.
De la bière! Picard eut aussitôt la vision d'un demi frais, mousseux,
givré; l'eau lui vint à la bouche!
Il déchanta en voyant l'employé attentionné grimper à l'échelle et
prendre sur le rayon le plus élevé, frappé en plein par le soleil, une
bouteille de " stout " poussiéreuse. Elle devait être là
depuis des mois, peut-être même des années!...
Mi-février 1928 tout était réglé. La base se construisait, les
accords définitifs avec le gouvernement portugais étaient signés; Simon
et Picard allaient achever l'oeuvre commencée. Je pouvais profiter du
retour vers Sao Vicente d'un remorqueur portugais pour essayer de
rejoindre la France.
Quarante-huit heures d'attente à cette première étape, et un cargo de
passage me conduisit en quatre jours à Las Palmas. Un voyage
interminable! Par mer très grosse, la moyenne de vitesse calculée durant
certaines nuits fut de un mille à l'heure. Tous Anglais, les officiers ne
se parlaient pas entre eux et moi je ne parlais pas un mot d'anglais! Sans
arrêt, j'arpentais le pont entouré de nuées de charançons qui s'échappaient
par les manches à air du chargement de grain embarqué en Argentine.
Une nuit, j'eus un cauchemar affreux : j'assistais à la mort de mon père
qui me réclamait en me faisant ses adieux.
A Toulouse, où je débarquai huit jours plus tard, mon ami Albert Tête,
alors directeur administratif, m'accueillit, l'air affligé, il trouvait
mal ses mots. Je compris avant même de l'avoir entendu... J'avais eu plus
qu'un cauchemar!...
Mi-février, Daurat m'envoya à Sartrouville où le pilote réceptionnaire
Prévost procédait aux essais du Cams 51 grand raid, destiné à
effectuer des liaisons d'essai Saint-Louis-Praïa. En compagnie de ce
grand pilote, je fis quelques vols puis rentrai à Toulouse où le grand
événement se préparait.
2 mars 1928. A cette date devait avoir lieu le premier courrier France-Amérique
du Sud et, pour ma part, je fus choisi pour assurer de nuit le parcours
Marseille-Perpignan en liaison avec l'avion partant de Toulouse un peu plus
tard et piloté par Négrin jusqu'au Maroc.
La série des essais et des vols journaliers se poursuivait. Les pilotes
ne prenaient pas au sérieux les travaux des Talbot, Veret, Lebras, Floret.
Sceptiques, ils emmenaient à bord des LAT. XXVI, au-dessus du Rio de Oro,
les opérateurs radio dont les efforts pour améliorer les liaisons
restaient décevants. Les bonnes excuses ne manquaient pas : le temps, les
transmissions d'ondes, l'éloignement ou les parasites. Pourtant le Patron
continuait à croire en cette technique encore balbutiante.
Le premier courrier France-Amérique arriva à Casablanca le même soir
vers 19 heures, où il fut aussitôt repris par Beauregard. Ce pilote
avait tout pour réussir : adresse, science et volonté inflexible, mais
sa machine lui fit défaut.
A hauteur du cap Leven, entre Juby et Cisnéros, le moteur, qui depuis un
temps donnait des signes de défaillance, faiblit de plus en plus. En
cette fin de nuit, Beauregard réussit un atterrissage impeccable entre
les dunes dont les premières lueurs encore indécises esquissaient à
peine le contours. Il ne pouvait rien d'autre qu'attendre des secours près
de sa machine intacte mais sans vie.
Pour gagner du temps, Beauregard n'avait pas suivi intégralement la côte
et parce qu'il se trouvait à quelques kilomètres à l'intérieur, les
appareils envoyés vers lui passèrent sans le voir. Il fallut trois jours
de recherches; finalement Maurice Dumesnil se posa près de lui, le récupérant
ainsi que son précieux chargement.
Afin d'assurer le dépannage et le retour du courrier Amérique-France, je
descendis vers Dakar un autre LAT. XXVI. Je devais, au cours de ce voyage,
faire l'essai d'un poste radio émetteur automatique dont le montage
venait d'être achevé. Du poste de pilotage, une manette pouvait déclencher
quatre circuits : T.V.B. (tout va bien) en position I, panne en position
II, survol point I en position III, et survol point II en position IV.
Puisqu'il pouvait tout à la fois permettre l'économie d'un avion
d'accompagnement et assurer plus de sécurité par un contact périodique
avec le sol, cet appareil suscitait bien sûr de grands espoirs. Aux dires
des techniciens, au départ tout fonctionna parfaitement mais en cours de
route, malgré mes soins méticuleux à effectuer avec le maximum
d'attention et de précision les manoeuvres prévues, aucune onde ne fut
émise; les postes au sol veillèrent pour rien!
A peu près dans le même temps, on pensa à utiliser un poste assez léger
servi par un opérateur radio, puisque à bord du LAT XXVI un second
membre d'équipage pouvait prendre place, ce que les Bréguet ne
permettaient pas jusqu'alors. Objet de tous nos soins et de tous nos
efforts, ce nouveau service vers l'Amérique du Sud correspondait à une
évolution constante du matériel et du personnel; il ne pouvait évidemment
s'établir sans heurts. Pannes et retards exigeaient des décisions immédiates
et vingtquatre heures sur vingt-quatre le patron suivait la marche des
courriers. Vingt-quatre heures sur vingtquatre tous ses collaborateurs
(levaient être prêts à le seconder; mes fonctions multiples me
mettaient au premier rang sur la brèche.
Début avril, j'assistai à l'arrivée de Guillaumet à Saint-Louis et à
l'embarquement du courrier à bord de l'hydravion Cams du lieutenant de
vaisseau Paris; cette tentative devait restreindre la durée de la traversée
par mer. Jusqu'alors, l'aviso reprenait les sacs amenés par l'avion qui
n'atterrissait que de jour, mais désormais l'hydro relierait Dakar à
Porto Praïa où stationnerait le bâtiment et ce fut ainsi que le premier
voyage s'effectua normalement, le Lunéville fonçant à toute vapeur de
Praïa vers Natal.
Pannes,
erreurs et circonstances défavorables firent que ce courrier mit en fin
de compte autant de temps que le train et le bateau pour relier Toulouse
à l'Argentine. Dans son ouvrage: La Ligne, Jean Gérard Fleury a rapporté
en détail cette expérience malheureuse.
C'est alors que, d'accord avec Pranville, Mermoz inaugura le vol de nuit
sur le parcours Amérique du Sud, renouvelant ce qui se pratiquait depuis
deux ans déjà le long de la côte africaine.
Vingt et une heures trente de vol, neuf escales de quinze à trente
minutes et à 18 h 40 nous arrivions à Toulouse fatigués niais heureux;
nous avions réussi!
Avec Guillaumet j'avais pris à Port-Etienne le courrier d'Amérique et
tenté ce coup d'aile.
Cet horaire possible et maintenu permit au courrier pour Paris d'être
acheminé par les express du soir et d'être distribué dans la matinée
du lendemain.
Parfois, l'avion n'atteignait Toulouse que tard dans la nuit, alors la région
parisienne connaissait un retard de vingt-quatre heures. Pour l'éviter,
nous envisageâmes d'unir par air Toulouse à Paris, ceci lorsque le
trajet semblerait possible en majeure partie à vue; nous n'avions
toujours pas de radio pour contrôler notre navigation.
Le samedi 14 avril, à 4 h 50 du matin, j'effectuai le premier voyage
Toulouse-Paris via Bordeaux.
Si la malchance avait marqué l'acheminement du premier courrier vers l'Amérique,
depuis, les horaires ne cessaient de s'améliorer.
Sans cesse l'étude des prototypes se poursuivait et les LAT. XXV ou XXVI
remplaçaient peu à peu les Bréguet et les LAT. XVII en service. Deux
des nouveaux appareils avaient été expédiés à Buenos-Aires, mais
entre la fin des essais à Toulouse et l'utilisation en Amérique il y
avait un décalage assez long et inévitable contre lequel nous ne
pouvions rien. En effet, démontage, emballage, expédition, transport par
ruer, attente en douane, remontage et essais prenaient beaucoup de temps.
Le 20 novembre 1928, 'Mermoz franchit pour la première fois la Cordillère
des Andes avec un LAT. XXV et unit Buenos Aires à Santiago du Chili; le géant
était vaincu! En souvenir sans doute des multiples essais dont il avait
eu connaissance et sachant l'intérêt que je portais à la philatélie,
Mermoz eut la pensée de m'adresser une lettre avec ces mots : " 20
novembre. De Santiago du Chili vous adresse cette carte en souvenir du
" premier courrier aérien Chili-France; j'ai passé la "
Cordillère non sans difficulté avec le 6031. Je repars " demain, très
respectueusement à vous - Mermoz. "
J'ai toujours, bien sûr, cette lettre timbrée du 21 novembre 1928 au départ
de Santiago du Chili, du 22 au départ de Buenos-Aires et du le` décembre,
date d'arrivée à Toulouse.
Vu leur importance, les courriers F.R.A.M. (France-Amérique du Sud) et
A.M.F.R.A. (Amérique du Sud-France) bénéficiaient de toutes les améliorations
de matériel. De Toulouse à Santiago une émulation nouvelle dépassait,
semblait-il, tout ce que nous avions connu et l'esprit de la ligne vivait
ses plus belles heures.
Partout le progrès s'affirmait, partout la réussite s'imposait. Les
appareils à cabine LAT. XXV, d'où les passagers ne risquaient plus d'être
éjectés, sillonnaient la côte d'Espagne en un pont aérien journalier.
Le temps des étapes difficiles et dangereuses était révolu, longtemps
à l'avance on s'arrachait le privilège de prendre place dans les
appareils de la ligne.
Les trains d'atterrissage étaient améliorés, les antiques sandows
avaient fait place à des amortisseurs à boudins d'acier, eux-mêmes
remplacés bientôt par des amortisseurs à huile.
Malgré une infrastructure encore embryonnaire, le vol de nuit était de règle
pour tous les courriers d'Amérique; seuls les phares de rappel sur
certains aérodromes et les phares côtiers jalonnaient la route.
Les incidents de moteur devenaient plus rares, les dépannages en série
appartenaient au passé; la période héroïque allait prendre fin avec
l'ultime voyage du dernier Bréguet!...
Le 1er janvier 1929, Paul Vachet inaugura la liaison bihebdomadaire Buenos
Aires-Asuncion de l'Aéroposta-Argentine, filiale de l'Aéropostale. De
part et d'autre de l'Atlantique, on progressait, mais à quel prix ce résultat!
Beaucoup de camarades succombèrent pour mener à bien cette tâche
immense; les seules années 1928 et 1929 créèrent bien des vides...
Enderlin, pilote; Mercier, pilote et Mattei, mécanicien, tué à
Marignane en essayant un hydro...
Santelli, pilote et Frances, mécanicien, tués à Minas en Uruguay...
Jaladieu, pilote, tué près de Roquetas en Espagne...
Gérard, radio, tué près (le Palma...
Lécrivain, pilote; Ducaud, radio, tués à Sidi Moussa le long de la côte
marocaine...
Marsac, pilote, tué en Espagne dans les Pyrénées...
Canal, radio et Dupont, mécanicien, tués à Alger...
Carabos, pilote, tué à Barcelone...
Murier, pilote, tué à Montaudran...
Ficarelli, pilote, tué au Paraguay...
Schenck, pilote et Lebouteiller, radio, tués à Churriana en Espagne...
De Gennes, pilote, tué près de Larache au Maroc espagnol...
Et cette liste devait encore s'allonger, car toutes les difficultés n'étaient
point vaincues mais, cependant, notre foi dans la réussite était plus
grande que jamais!...
Nos efforts devaient recevoir une sorte de consécration lors du meeting aérien
de Vincennes, le dimanche 19 mai 1929. Il avait été convenu avec les
organisateurs que le LAT. XXVI amenant le courrier d'Amérique depuis
Toulouse atterrirait sur l'aérodrome au cours de cette fête, de cette façon
un hommage serait rendu aux artisans d'une réussite qui s'affirmait. Je
pilotai cet avion et j'arrivai avec dix minutes d'avance sur l'horaire prévu,
cela me valut de tourner en rond à proximité de Vincennes afin de
m'inclure exactement dans le programme.
A cette époque, Julien Pranville rentra d'Amérique du Sud pour, d'une
part, reprendre contact avec les services de France et également
remplacer Didier Daurat qui allait effectuer une inspection de quelques
mois de l'autre côté de l'Atlantique. Sur place, il voulait étudier la
prolongation régulière de la ligne vers Santiago et reconnaître pour
cela les passages de la Cordillère.
Malgré des conceptions différentes, chez lui plus idéalistes ou théoriques,
Pranville et moi nous entendions bien. Parfois on le critiquait, on le
jugeait distant ou dur et pourtant sa bonté était très grande, si
grande même qu'il lui arrivait d'accepter trop facilement des
explications douteuses, de se laisser abuser.
A plusieurs reprises, j'intervins pour lui ouvrir les yeux et une estime réciproque
se changea bientôt en une réelle amitié.
La persévérance
de Talbot et de ses compagnons, puis celle de Serre, eurent raison des
complexités radio.
Le jour arriva où les LAT. XXVI furent tous munis d'un poste émetteur et
récepteur de radiotélégraphie utilisé par un radio navigant. Alors l'équipage
put recevoir des différentes escales les indications de temps ou autres,
il put également renseigner le sol sur sa position, sur les conditions
atmosphériques rencontrées au-dessus des régions survolées.
Une autre difficulté! Entre Agadir et Saint-Louis les cartes existantes
ne portaient pas ou peu de noms et le tracé qu'elles donnaient de la côte
était souvent erroné.
- Il suffit de redessiner la côte, proposa Pranville, et pour cela de se
servir des observations accumulées par les uns et les autres. Ce travail
fait, nous pourrons plus vite situer une position exacte.
Aux nombreux accidents naturels qui étaient des repères ou qui nous
rappelaient des heures marquantes, Pranville donna des noms de pilotes.
Avec les cartes ainsi établies, il devint possible de repérer les
appareils en des lieux précis.
Cette géographie nouvelle écrite à force d'efforts et de ténacité était
évocatrice, ô combien! On lisait le long de cette côte du Rio de Oro :
plage Ville et Rozés, Cap Juby, Baie Saint-Exupéry, Fort Daurat, Cap
Mermoz, Sebkra Gourp et Erabe, Cap Lécrivain, Cap Cardeiro, Cap Vanier,
Cap Leven, Villa Cisnéros, Pointe Moreau, Pointe Galhe, Epave Lasalle,
Cap Corveiro, PortEtienne, Pointe Campardon, Cap Lefrech, Archipel de l'Aéropostale,
Cap Deley, Nouakhott, Epave du Goliath Bossoutrot, Sebkra des cinq Bréguet,
Sebkra Guillaumet, Saint-Louis du Sénégal.
Chacun de nous fut muni de ce tracé évocateur tiré en ozalide.
A l'expérience, le Cams ne se révéla pas très favorable,
l'exploitation présentait des difficultés et lorsqu'un accident le détruisit,
on abandonna.
Par contre, les progrès réalisés dans le vol de nuit permettaient aux
courriers d'atteindre Saint-Louis du Sénégal entre minuit et deux heures
du matin. Aux escales, le temps indispensable à l'échange d'appareil
n'excédait pas dix minutes.
Nous grignotions ainsi le cadran, nous renouvelions à chaque vol de véritables
performances et tout ce gain nous le perdions à Dakar; le terrain d'Ouakam
trop exigu et non balisé de nuit ne permettait pas l'atterrissage du LAT.
XXVI. Il nous fallait attendre le lever du jour pour nous y poser et délivrer
à l'aviso le courrier destiné à l'Amérique.
Après tant d'efforts, après 12 600 kilomètres de parcours durant
lesquels nous avions fait le maximum, une perte de temps de deux à trois
heures nous semblait inadmissible.
On chercha un remède. Les sacs furent lancés pardessus bord au-dessus de
Ouakam, l'avion revenant ensuite se poser à Saint-Louis. Dans la nuit,
l'un de ces sacs demeura introuvable, il fallut plusieurs heures de
recherches.
Une autre fois, Gambade dut faire plusieurs passages avant de pouvoir
larguer tout son chargement. En se dirigeant ensuite vers Saint-Louis il
rencontra un fort vent debout et dut atterrir à quarante kilomètres au
sud de son but, à cours d'essence, sur une plage devinée plutôt que
vue. Des brisants la limitaient mais ce fut un obstacle bien plus
inattendu que ce LAT. XXVI heurta.
Un choc violent disloqua l'appareil, projetant l'équipage sur le sol
humide. Gambade et son radio se retrouvèrent au milieu de trois chameaux
dont deux endormis debout furent tués net par le train d'atterissage;
quant au dernier qui était baraqué, il se releva fortement contusionné.
Cette nuit-là, au poste radio de Saint-Louis du Sénégal, j'attendais le
retour de Gambade. L'arrêt brusque de l'émission alors que, un instant
plus tôt, le radio avait annoncé qu'ils s'apprêtaient à se poser me
fit craindre un accident grave et je n'avais aucun moyen de situer
l'appareil.
Enfin, après de longues heures d'attente, un message fut capté. Grâce
à un travail obstiné, à une habileté professionnelle remarquable, le
radio était parvenu à réparer son poste. Très bref, le message me
rassura sur le sort de l'équipage et m'indiqua approximativement sa
position.
L'un des derniers Bréguet en état de vol, garé dans le fond du hangar,
fut aussitôt sorti et contrôlé. Je découvris bientôt mes camarades,
laissai sur place un mécanicien pour récupérer les restes et ramenai à
SaintLouis les deux rescapés.
De retour à Toulouse, j'insistai auprès du bureau d'études pour que fût
recherché un moyen de remédier à cette perte de temps et au ramassage
trop long des sacs jetés d'avion. On essaya d'enduire de peinture
phosphorescente des bandes de toiles attachées aux sacs postaux mais,
dans la nuit, cette brillance se révéla insuffisante. Un mécano
astucieux mit au point un autre procédé. Il s'agissait d'attacher au col
de chaque sac une demi-chambre à air fermée à l'une des extrémités
par un sifflet analogue à celui des ballonnets d'enfants. Ce dispositif
gonflé au moyen d'une pompe à bicyclette au moment du lancer devait émettre
durant la chute un indicatif continu capable de guider les recherches; une
sorte de " bip bip " avant la lettre! Plusieurs autres
tentatives encore avortèrent mais enfin le terrain de Thiès put être
utilisé par nos avions. Une draisine le reliait à Dakar et portait le
chargement jusqu'au port même.
Je revenais d'un de ces essais quand, à Agadir, je pris place à bord du
courrier remontant sur Casablanca et piloté par Marcel Reine.
La nuit était noire, étoilée et fraîche. Jusqu'à hauteur de Safi tout
alla bien. Vers une heure du matin le contact radio fut établi avec Casa.
" Le brouillard se forme, la visibilité est déjà très diminuée.
Il est prévu une aggravation allant jusqu'à l'impossibilité d'atterrir.
Retournez à Agadir. "
Obéissant à cette information pessimiste nous fîmes aussitôt demi-tour
mais, d'Agadir, on nous informa bientôt que là aussi les choses se
compliquaient. Le vent de terre de la journée avait fait place à la
brise de mer, des paquets de stratus passaient au ras du sol et pendant
des moments, plus ou moins longs, masquaient tout.
Nous continuâmes cependant, espérant que la chance nous permettrait de
nous présenter entre deux paquets de brume.
Vers deux heures trente nous arrivâmes en vue de la casbah d'Agadir dont
le sommet émergeait d'une couche uniforme et blanchâtre. Le terrain nous
signala : " Visibilité pratiquement nulle. "
L'essence diminuait!
- Je vais vers Mogador, dit Reine.
Là, un petit terrain non balisé de nuit nous permettrait peut-être de
nous poser. Et les mêmes messages continuaient à nous parvenir : Agadir
bouché, Casa et Rabat dans la brume.
- Terrain dégagé, pouvez revenir.
Nouveau demi-tour vers Agadir d'où provenait ce texte hâtif qu'un autre
devait contredire peu après
" Terrain à demi bouché, stratus se déplaçant, vent léger un peu
plus fort."
Un regard vers le niveau d'essence. Cette fois il nous fallait continuer,
courir le risque, rien d'autre n'était plus possible!
Deux grands cercles au-dessus de la région, de la ville faiblement éclairée
mais aperçue entre les masses floconneuses qui, venant de la mer, se déplaçaient
lentement.
Une trouée révéla les feux d'essence allumés en surplus des lampes
d'entrée de piste. Marcel Reine jeta littéralement l'avion vers le sol.
Le contact fut pris de façon impeccable.
Le sang-froid et la maîtrise de notre pilote nous tiraient d'un bien
mauvais pas!
En décembre 1929, grâce à Négrin, le dernier né des avions Latécoère,
le LAT. XXVIII était au point. Ce superbe monoplan à ailes hautes, à
cabine avec moteur moderne Hispano-Suiza de 650 CV, capable de transporter
dix passagers à une vitesse de près de 220 kilomètres-heure, se révélait
comme l'avion commercial le mieux réussi de l'époque. Avec quelle joie
je volai sur cette nouvelle machine qui représentait un progrès considérable
de confort et de rendement!
En novembre, un chassé-croisé : Daurat rentrait de son voyage
d'inspection en Amérique du Sud et Julien Pranville se disposait à
rejoindre son commandement.
Certaines difficultés de douane pour le matériel arrivant au Brésil,
l'importance grandissante des installations de Buenos-Aires, le développement
des lignes vers Santiago du Chili, le Paraguay ou la Terre de Feu, justifièrent
le transfert à Buenos-Aires de la direction et des ateliers.
J'étais depuis quelques jours à Marignane pour régulariser les départs
journaliers de la liaison Marseille-Perpignan, bretelle de la ligne
Toulouse-Casablanca, lorsque Daurat me dit
- Vanier, j'ai pensé à vous pour accompagner Pranville en Amérique du
Sud. Votre lieu d'attache sera Rio-de-Janeiro.
Et mon départ fut fixé au 7 janvier!
Ainsi allait se terminer cette première période de dix années si
fertiles en drames et en réussites de toutes sortes. J'ai présentes à
la mémoire les odyssées dont commençait à parler le premier livre de
notre camarade Saint-Exupéry, poétisant les lieux et les événements du
désert de cap Juby, mais de combien de pages devrais-je disposer pour
relater tout ce qu'il n'a pas dit?
Depuis le premier voyage épique de Didier Daurat et le défrichage des côtes
espagnoles et marocaines, la lutte de Ville et Rozès sur la plage contre
les assaillants. Les captures de pilotes en panne dans le Rio de Oro par
les bandes pillardes. L'assassinat de Gourp, Erable et Pintado. La
recherche et la délivrance de Larre-Borgès et de ses compagnons. La mort
de Guy Despallières trompé par le mirage. La lutte dans la brume et l'anéantissement
de l'équipage Lécrivain et Ducaud arrachant l'aile de leur LAT. XXVI
volant plus bas que la côte entre Mogador et Safi. Les dépannages de
Saint-Exupéry. Les courriers avec ou sans histoires, arrivant quand même
à destination, des Guillaumet, Pivot, Mermoz, Riguelle, Simon, Collet,
Beauregard, Etienne, Vidal, Lassalle, Guerrero, Jaladieu pour ne parler
que des premiers qui ne sont plus!... La panne, la délivrance de Marcel
Reine et d'Edouard Serre amaigris et barbus après tant de mois de
privations. La captivité de tant d'autres camarades. Nos arrivées devant
Dakar où parfois, à cause de la fièvre jaune en recrudescence, le
cordon sanitaire attendait le courrier et nous interdisait l'entrée...
Mais tous ces périls ne faisaient qu'exalter nos volontés!...
Enthousiaste, heureux de me lancer vers des tâches nouvelles, je rentrai
à Toulouse pour réunir les papiers nécessaires et terminer les travaux
en cours.
Ce prochain départ m'obligeait à abandonner ma femme, à lui laisser le
soin de liquider le petit appartement que depuis quelques mois seulement
nous avions aménagé.
La pleine période des fêtes ne facilitait pas mes démarches mais quel
obstacle aurait pu m'arrêter!...
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