Antoine de Saint-Exupéry
LE PETIT PRINCE
1943
PREMIER CHAPITRE
CHAPITRE II CHAPITRE
III
CHAPITRE IV CHAPITRE V CHAPITRE
VI CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII CHAPITRE
IX CHAPITRE X
CHAPITRE XI CHAPITRE
XII CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV CHAPITRE XV CHAPITRE
XVI CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII CHAPITRE
XIX CHAPITRE XX
CHAPITRE XXI CHAPITRE XXII CHAPITRE XXIII CHAPITRE XXIV CHAPITRE XXV CHAPITRE
XXVI CHAPITRE XXVII
À propos de cette édition électronique
À LÉON WERTH
Je demande pardon aux
enfants d’avoir dédié ce livre à une grande
personne. J’ai une excuse sérieuse :
cette grande personne est le meilleur ami que
j’ai au monde. J’ai une autre excuse :
cette grande personne peut tout comprendre,
même les livres pour enfants. J’ai une
troisième excuse : cette grande personne
habite la France où elle a faim et froid. Elle
a bien besoin d’être consolée. Si toutes ces
excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier
ce livre à l’enfant qu’a été autrefois cette
grande personne. Toutes les grandes personnes
ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre
elles s’en souviennent.) Je corrige donc ma
dédicace :
À LÉON WERTH
QUAND IL ÉTAIT PETIT
GARÇON
PREMIER
CHAPITRE
Lorsque j’avais six ans
j’ai vu, une fois, une magnifique image, dans un
livre sur la Forêt Vierge qui s’appelait
« Histoires Vécues ». Ça représentait un
serpent boa qui avalait un fauve. Voilà la copie
du dessin.
On disait dans le
livre : « Les serpents boas avalent leur
proie tout entière, sans la mâcher. Ensuite ils ne
peuvent plus bouger et ils dorment pendant les six
mois de leur digestion. »
J’ai alors beaucoup
réfléchi sur les aventures de la jungle et, à mon
tour, j’ai réussi, avec un crayon de couleur, à
tracer mon premier dessin. Mon dessin
numéro 1. Il était comme ça :
J’ai montré mon
chef-d’œuvre aux grandes personnes et je leur ai
demandé si mon dessin leur faisait peur.
Elles m’ont
répondu : « Pourquoi un chapeau
ferait-il peur ? »
Mon dessin ne
représentait pas un chapeau. Il représentait un
serpent boa qui digérait un éléphant. J’ai alors
dessiné l’intérieur du serpent boa, afin que les
grandes personnes puissent comprendre. Elles ont
toujours besoin d’explications. Mon dessin
numéro 2 était comme ça :
Les grandes personnes
m’ont conseillé de laisser de côté les dessins de
serpents boas ouverts ou fermés, et de
m’intéresser plutôt à la géographie, à l’histoire,
au calcul et à la grammaire. C’est ainsi que j’ai
abandonné, à l’âge de six ans, une magnifique
carrière de peintre. J’avais été découragé par
l’insuccès de mon dessin numéro 1 et de mon
dessin numéro 2. Les grandes personnes ne
comprennent jamais rien toutes seules, et c’est
fatigant, pour les enfants, de toujours et
toujours leur donner des explications.
J’ai donc dû choisir un
autre métier et j’ai appris à piloter des avions.
J’ai volé un peu partout dans le monde. Et la
géographie, c’est exact, m’a beaucoup servi. Je
savais reconnaître, du premier coup d’œil, la
Chine de l’Arizona. C’est très utile, si l’on est
égaré pendant la nuit.
J’ai ainsi eu, au cours
de ma vie, des tas de contacts avec des tas de
gens sérieux. J’ai beaucoup vécu chez les grandes
personnes. Je les ai vues de très près. Ça n’a pas
trop amélioré mon opinion.
Quand j’en rencontrais
une qui me paraissait un peu lucide, je faisais
l’expérience sur elle de mon dessin numéro 1
que j’ai toujours conservé. Je voulais savoir si
elle était vraiment compréhensive. Mais toujours
elle me répondait : « C’est un
chapeau. » Alors je ne lui parlais ni de
serpents boas, ni de forêts vierges, ni d’étoiles.
Je me mettais à sa portée. Je lui parlais de
bridge, de golf, de politique et de cravates. Et
la grande personne était bien contente de
connaître un homme aussi raisonnable.
J’ai ainsi vécu seul,
sans personne avec qui parler véritablement,
jusqu’à une panne dans le désert du Sahara, il y a
six ans. Quelque chose s’était cassé dans mon
moteur. Et comme je n’avais avec moi ni
mécanicien, ni passagers, je me préparai à essayer
de réussir, tout seul, une réparation difficile.
C’était pour moi une question de vie ou de mort.
J’avais à peine de l’eau à boire pour huit jours.
Le premier soir je me
suis donc endormi sur le sable à mille milles de
toute terre habitée. J’étais bien plus isolé qu’un
naufragé sur un radeau au milieu de l’Océan. Alors
vous imaginez ma surprise, au lever du jour, quand
une drôle de petite voix m’a réveillé. Elle
disait :
– S’il vous plaît…
dessine-moi un mouton !
– Hein !
– Dessine-moi un
mouton…
J’ai sauté sur mes pieds
comme si j’avais été frappé par la foudre. J’ai
bien frotté mes yeux. J’ai bien regardé. Et j’ai
vu un petit bonhomme tout à fait extraordinaire
qui me considérait gravement. Voilà le meilleur
portrait que, plus tard, j’ai réussi à faire de
lui. Mais mon dessin, bien sûr, est beaucoup moins
ravissant que le modèle. Ce n’est pas ma faute.
J’avais été découragé dans ma carrière de peintre
par les grandes personnes, à l’âge de six ans, et
je n’avais rien appris à dessiner, sauf les boas
fermés et les boas ouverts.
Je regardai donc cette
apparition avec des yeux tout ronds d’étonnement.
N’oubliez pas que je me trouvais à mille milles de
toute région habitée. Or mon petit bonhomme ne me
semblait ni égaré, ni mort de fatigue, ni mort de
faim, ni mort de soif, ni mort de peur. Il n’avait
en rien l’apparence d’un enfant perdu au milieu du
désert, à mille milles de toute région habitée.
Quand je réussis enfin à parler, je lui dis :
– Mais… qu’est-ce
que tu fais là ?
Et il me répéta alors,
tout doucement, comme une chose très
sérieuse :
– S’il vous plaît…
dessine-moi un mouton…
Quand le mystère est trop
impressionnant, on n’ose pas désobéir. Aussi
absurde que cela me semblât à mille milles de tous
les endroits habités et en danger de mort, je
sortis de ma poche une feuille de papier et un
stylographe. Mais je me rappelai alors que j’avais
surtout étudié la géographie, l’histoire, le
calcul et la grammaire et je dis au petit bonhomme
(avec un peu de mauvaise humeur) que je ne savais
pas dessiner. Il me répondit :
– Ça ne fait rien.
Dessine-moi un mouton.
Comme je n’avais jamais
dessiné un mouton je refis, pour lui, l’un des
deux seuls dessins dont j’étais capable. Celui du
boa fermé. Et je fus stupéfait d’entendre le petit
bonhomme me répondre :
– Non !
Non ! Je ne veux pas d’un éléphant dans un
boa. Un boa c’est très dangereux, et un éléphant
c’est très encombrant. Chez moi c’est tout petit.
J’ai besoin d’un mouton. Dessine-moi un mouton.
Alors j’ai dessiné.
Il regarda attentivement,
puis :
– Non !
Celui-là est déjà très malade. Fais-en un autre.
Je dessinai :
Mon ami sourit gentiment,
avec indulgence :
– Tu vois bien… ce
n’est pas un mouton, c’est un bélier. Il a des
cornes…
Je refis donc encore mon
dessin :
Mais il fut refusé, comme
les précédents :
– Celui-là est trop
vieux. Je veux un mouton qui vive longtemps.
Alors, faute de patience,
comme j’avais hâte de commencer le démontage de
mon moteur, je griffonnai ce dessin-ci.
Et je lançai :
– Ça c’est la
caisse. Le mouton que tu veux est dedans.
Mais je fus bien surpris
de voir s’illuminer le visage de mon jeune
juge :
– C’est tout à fait
comme ça que je le voulais ! Crois-tu qu’il
faille beaucoup d’herbe à ce mouton ?
– Pourquoi ?
– Parce que chez moi
c’est tout petit…
– Ça suffira
sûrement. Je t’ai donné un tout petit mouton.
Il pencha la tête vers le
dessin :
– Pas si petit que
ça… Tiens ! Il s’est endormi…
Et c’est ainsi que je fis
la connaissance du petit prince.
Voilà le meilleur
portrait que, plus tard, j’ai réussi à faire de
lui
Il me fallut longtemps
pour comprendre d’où il venait. Le petit prince,
qui me posait beaucoup de questions, ne semblait
jamais entendre les miennes. Ce sont des mots
prononcés par hasard qui, peu à peu, m’ont tout
révélé. Ainsi, quand il aperçut pour la première
fois mon avion (je ne dessinerai pas mon avion,
c’est un dessin beaucoup trop compliqué pour moi)
il me demanda :
– Qu’est-ce que
c’est que cette chose-là ?
– Ce n’est pas une
chose. Ça vole. C’est un avion. C’est mon avion.
Et j’étais fier de lui
apprendre que je volais. Alors il s’écria :
– Comment ! tu
es tombé du ciel ?
– Oui, fis-je
modestement.
– Ah ! ça c’est
drôle…
Et le petit prince eut un
très joli éclat de rire qui m’irrita beaucoup. Je
désire que l’on prenne mes malheurs au sérieux.
Puis il ajouta :
– Alors, toi aussi
tu viens du ciel ! De quelle planète
es-tu ?
J’entrevis aussitôt une
lueur, dans le mystère de sa présence, et
j’interrogeai brusquement :
– Tu viens donc
d’une autre planète ?
Mais il ne me répondit
pas. Il hochait la tête doucement tout en
regardant mon avion :
– C’est vrai que,
là-dessus, tu ne peux pas venir de bien loin…
Et il s’enfonça dans une
rêverie qui dura longtemps. Puis, sortant mon
mouton de sa poche, il se plongea dans la
contemplation de son trésor.
Vous imaginez combien
j’avais pu être intrigué par cette demi-confidence
sur « les autres planètes ». Je
m’efforçai donc d’en savoir plus long :
– D’où viens-tu, mon
petit bonhomme ? Où est-ce « chez
toi » ? Où veux-tu emporter mon
mouton ?
Il me répondit après un
silence méditatif :
– Ce qui est bien,
avec la caisse que tu m’as donnée, c’est que, la
nuit, ça lui servira de maison.
– Bien sûr. Et si tu
es gentil, je te donnerai aussi une corde pour
l’attacher pendant le jour. Et un piquet.
La proposition parut
choquer le petit prince :
– L’attacher ?
Quelle drôle d’idée !
– Mais si tu ne
l’attaches pas, il ira n’importe où, et il se
perdra…
Et mon ami eut un nouvel
éclat de rire :
– Mais où veux-tu
qu’il aille !
– N’importe où.
Droit devant lui…
Alors le petit prince
remarqua gravement :
– Ça ne fait rien,
c’est tellement petit, chez moi !
Et, avec un peu de
mélancolie, peut-être, il ajouta :
– Droit devant soi
on ne peut pas aller bien loin…
J’avais ainsi appris une
seconde chose très importante : C’est que sa
planète d’origine était à peine plus grande qu’une
maison !
Ça ne pouvait pas
m’étonner beaucoup. Je savais bien qu’en dehors
des grosses planètes comme la Terre, Jupiter,
Mars, Vénus, auxquelles on a donné des noms, il y
en a des centaines d’autres qui sont quelquefois
si petites qu’on a beaucoup de mal à les
apercevoir au télescope. Quand un astronome
découvre l’une d’elles, il lui donne pour nom un
numéro. Il l’appelle par exemple :
« l’astéroïde 3251. »
J’ai de sérieuses raisons
de croire que la planète d’où venait le petit
prince est l’astéroïde B 612. Cet astéroïde
n’a été aperçu qu’une fois au télescope, en 1909,
par un astronome turc.
Il avait fait alors une
grande démonstration de sa découverte à un Congrès
International d’Astronomie. Mais personne ne
l’avait cru à cause de son costume. Les grandes
personnes sont comme ça.
Heureusement pour la
réputation de l’astéroïde B 612 un dictateur
turc imposa à son peuple, sous peine de mort, de
s’habiller à l’Européenne. L’astronome refit sa
démonstration en 1920, dans un habit très élégant.
Et cette fois-ci tout le monde fut de son avis.
Si je vous ai raconté ces
détails sur l’astéroïde B 612 et si je vous
ai confié son numéro, c’est à cause des grandes
personnes. Les grandes personnes aiment les
chiffres. Quand vous leur parlez d’un nouvel ami,
elles ne vous questionnent jamais sur l’essentiel.
Elles ne vous disent jamais : « Quel est
le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu’il
préfère ? Est-ce qu’il collectionne les
papillons ? » Elles vous
demandent : « Quel âge a-t-il ?
Combien a-t-il de frères ? Combien
pèse-t-il ? Combien gagne son
père ? » Alors seulement elles croient
le connaître. Si vous dites aux grandes
personnes : « J’ai vu une belle maison
en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres
et des colombes sur le toit… » elles ne
parviennent pas à s’imaginer cette maison. Il faut
leur dire : « J’ai vu une maison de cent
mille francs. » Alors elles s’écrient :
« Comme c’est joli ! »
Ainsi, si vous leur
dites : « La preuve que le petit prince
a existé c’est qu’il était ravissant, qu’il riait,
et qu’il voulait un mouton. Quand on veut un
mouton, c’est la preuve qu’on existe » elles
hausseront les épaules et vous traiteront
d’enfant ! Mais si vous leur dites :
« La planète d’où il venait est l’astéroïde
B 612 » alors elles seront convaincues,
et elles vous laisseront tranquille avec leurs
questions. Elles sont comme ça. Il ne faut pas
leur en vouloir. Les enfants doivent être très
indulgents envers les grandes personnes.
Mais, bien sûr, nous qui
comprenons la vie, nous nous moquons bien des
numéros ! J’aurais aimé commencer cette
histoire à la façon des contes de fées. J’aurais
aimé dire :
« Il était une fois
un petit prince qui habitait une planète à peine
plus grande que lui, et qui avait besoin d’un
ami… » Pour ceux qui comprennent la vie, ça
aurait eu l’air beaucoup plus vrai.
Car je n’aime pas qu’on
lise mon livre à la légère. J’éprouve tant de
chagrin à raconter ces souvenirs. Il y a six ans
déjà que mon ami s’en est allé avec son mouton. Si
j’essaie ici de le décrire, c’est afin de ne pas
l’oublier. C’est triste d’oublier un ami. Tout le
monde n’a pas eu un ami. Et je puis devenir comme
les grandes personnes qui ne s’intéressent plus
qu’aux chiffres. C’est donc pour ça encore que
j’ai acheté une boîte de couleurs et des crayons.
C’est dur de se remettre au dessin, à mon âge,
quand on n’a jamais fait d’autres tentatives que
celle d’un boa fermé et celle d’un boa ouvert, à
l’âge de six ans ! J’essaierai, bien sûr, de
faire des portraits le plus ressemblants possible.
Mais je ne suis pas tout à fait certain de
réussir. Un dessin va, et l’autre ne ressemble
plus. Je me trompe un peu aussi sur la taille. Ici
le petit prince est trop grand. Là il est trop
petit. J’hésite aussi sur la couleur de son
costume. Alors je tâtonne comme ci et comme ça,
tant bien que mal. Je me tromperai enfin sur
certains détails plus importants. Mais ça, il
faudra me le pardonner. Mon ami ne donnait jamais
d’explications. Il me croyait peut-être semblable
à lui. Mais moi, malheureusement, je ne sais pas
voir les moutons à travers les caisses. Je suis
peut-être un peu comme les grandes personnes. J’ai
dû vieillir.
Chaque jour j’apprenais
quelque chose sur la planète, sur le départ, sur
le voyage. Ça venait tout doucement, au hasard des
réflexions. C’est ainsi que, le troisième jour, je
connus le drame des baobabs.
Cette fois-ci encore ce
fut grâce au mouton, car brusquement le petit
prince m’interrogea, comme pris d’un doute
grave :
– C’est bien vrai,
n’est-ce pas, que les moutons mangent les
arbustes ?
– Oui. C’est vrai.
– Ah ! Je suis
content.
Je ne compris pas
pourquoi il était si important que les moutons
mangeassent les arbustes. Mais le petit prince
ajouta :
– Par conséquent ils
mangent aussi les baobabs ?
Je fis remarquer au petit
prince que les baobabs ne sont pas des arbustes,
mais des arbres grands comme des églises et que,
si même il emportait avec lui tout un troupeau
d’éléphants, ce troupeau ne viendrait pas à bout
d’un seul baobab.
L’idée du troupeau
d’éléphants fit rire le petit prince :
– Il faudrait les
mettre les uns sur les autres…
Mais il remarqua avec
sagesse :
– Les baobabs, avant
de grandir, ça commence par être petit.
– C’est exact !
Mais pourquoi veux-tu que tes moutons mangent les
petits baobabs ?
Il me répondit :
« Ben ! Voyons ! » comme s’il
s’agissait là d’une évidence. Et il me fallut un
grand effort d’intelligence pour comprendre à moi
seul ce problème.
Et en effet, sur la
planète du petit prince, il y avait comme sur
toutes les planètes, de bonnes herbes et de
mauvaises herbes. Par conséquent de bonnes graines
de bonnes herbes et de mauvaises graines de
mauvaises herbes. Mais les graines sont
invisibles. Elles dorment dans le secret de la
terre jusqu’à ce qu’il prenne fantaisie à l’une
d’elles de se réveiller. Alors elle s’étire, et
pousse d’abord timidement vers le soleil une
ravissante petite brindille inoffensive. S’il
s’agit d’une brindille de radis ou de rosier, on
peut la laisser pousser comme elle veut. Mais s’il
s’agit d’une mauvaise plante, il faut arracher la
plante aussitôt, dès qu’on a su la reconnaître. Or
il y avait des graines terribles sur la planète du
petit prince… c’étaient les graines de baobabs. Le
sol de la planète en était infesté. Or un baobab,
si l’on s’y prend trop tard, on ne peut jamais
plus s’en débarrasser. Il encombre toute la
planète. Il la perfore de ses racines. Et si la
planète est trop petite, et si les baobabs sont
trop nombreux, ils la font éclater.
« C’est une question
de discipline, me disait plus tard le petit
prince. Quand on a terminé sa toilette du matin,
il faut faire soigneusement la toilette de la
planète. Il faut s’astreindre régulièrement à
arracher les baobabs dès qu’on les distingue
d’avec les rosiers auxquels ils ressemblent
beaucoup quand ils sont très jeunes. C’est un
travail très ennuyeux, mais très facile. »
Et un jour il me
conseilla de m’appliquer à réussir un beau dessin,
pour bien faire entrer ça dans la tête des enfants
de chez moi. « S’ils voyagent un jour, me
disait-il, ça pourra leur servir. Il est
quelquefois sans inconvénient de remettre à plus
tard son travail. Mais, s’il s’agit des baobabs,
c’est toujours une catastrophe. J’ai connu une
planète, habitée par un paresseux. Il avait
négligé trois arbustes… »
Et, sur les indications
du petit prince, j’ai dessiné cette planète-là. Je
n’aime guère prendre le ton d’un moraliste. Mais
le danger des baobabs est si peu connu, et les
risques courus par celui qui s’égarerait dans un
astéroïde sont si considérables, que, pour une
fois, je fais exception à ma réserve. Je
dis : « Enfants ! Faites attention
aux baobabs ! » C’est pour avertir mes
amis d’un danger qu’ils frôlaient depuis
longtemps, comme moi-même, sans le connaître, que
j’ai tant travaillé ce dessin-là. La leçon que je
donnais en valait la peine. Vous vous demanderez
peut-être : Pourquoi n’y a-t-il pas, dans ce
livre, d’autres dessins aussi grandioses que le
dessin des baobabs ? La réponse est bien
simple : J’ai essayé mais je n’ai pas pu
réussir. Quand j’ai dessiné les baobabs j’ai été
animé par le sentiment de l’urgence.
Ah ! petit prince,
j’ai compris, peu à peu, ainsi, ta petite vie
mélancolique. Tu n’avais eu longtemps pour
distraction que la douceur des couchers de soleil.
J’ai appris ce détail nouveau, le quatrième jour
au matin, quand tu m’as dit :
– J’aime bien les
couchers de soleil. Allons voir un coucher de
soleil…
– Mais il faut
attendre…
– Attendre
quoi ?
– Attendre que le
soleil se couche.
Tu as eu l’air très
surpris d’abord, et puis tu as ri de toi-même. Et
tu m’as dit :
– Je me crois
toujours chez moi !
En effet. Quand il est
midi aux États-Unis, le soleil, tout le monde le
sait, se couche sur la France. Il suffirait de pouvoir aller en France en une minute pour
assister au coucher de soleil. Malheureusement la
France est bien trop éloignée. Mais, sur ta si
petite planète, il te suffisait de tirer ta chaise
de quelques pas. Et tu regardais le crépuscule
chaque fois que tu le désirais…
– Un jour, j’ai vu
le soleil se coucher quarante-trois fois !
Et un peu plus tard tu
ajoutais :
– Tu sais… quand on
est tellement triste on aime les couchers de
soleil…
– Le jour des
quarante-trois fois tu étais donc tellement
triste ?
Mais le petit prince ne
répondit pas.
Le cinquième jour,
toujours grâce au mouton, ce secret de la vie du
petit prince me fut révélé. Il me demanda avec
brusquerie, sans préambule, comme le fruit d’un
problème longtemps médité en silence :
– Un mouton, s’il
mange les arbustes, il mange aussi les
fleurs ?
– Un mouton mange
tout ce qu’il rencontre.
– Même les fleurs
qui ont des épines ?
– Oui. Même les
fleurs qui ont des épines.
– Alors les épines,
à quoi servent-elles ?
Je ne le savais pas.
J’étais alors très occupé à essayer de dévisser un
boulon trop serré de mon moteur. J’étais très
soucieux car ma panne commençait de m’apparaître
comme très grave, et l’eau à boire qui s’épuisait
me faisait craindre le pire.
– Les épines, à quoi
servent-elles ?
Le petit prince ne
renonçait jamais à une question, une fois qu’il
l’avait posée. J’étais irrité par mon boulon et je
répondis n’importe quoi :
– Les épines, ça ne
sert à rien, c’est de la pure méchanceté de la
part des fleurs !
– Oh !
Mais après un silence il
me lança, avec une sorte de rancune :
– Je ne te crois
pas ! Les fleurs sont faibles. Elles sont
naïves. Elles se rassurent comme elles peuvent.
Elles se croient terribles avec leurs épines…
Je ne répondis rien. À
cet instant-là je me disais : « Si ce
boulon résiste encore, je le ferai sauter d’un
coup de marteau. » Le petit prince dérangea
de nouveau mes réflexions :
– Et tu crois, toi,
que les fleurs…
– Mais non !
Mais non ! Je ne crois rien ! J’ai
répondu n’importe quoi. Je m’occupe, moi, de
choses sérieuses !
Il me regarda stupéfait.
– De choses
sérieuses !
Il me voyait, mon marteau
à la main, et les doigts noirs de cambouis, penché
sur un objet qui lui semblait très laid.
– Tu parles comme
les grandes personnes !
Ça me fit un peu honte.
Mais, impitoyable, il ajouta :
– Tu confonds tout…
tu mélanges tout !
Il était vraiment très
irrité. Il secouait au vent des cheveux tout
dorés :
– Je connais une
planète où il y a un Monsieur cramoisi. Il n’a
jamais respiré une fleur. Il n’a jamais regardé
une étoile. Il n’a jamais aimé personne. Il n’a
jamais rien fait d’autre que des additions. Et
toute la journée il répète comme toi :
« Je suis un homme sérieux ! Je suis un
homme sérieux ! » et ça le fait gonfler
d’orgueil. Mais ce n’est pas un homme, c’est un
champignon !
– Un quoi ?
– Un
champignon !
Le petit prince était
maintenant tout pâle de colère.
– Il y a des
millions d’années que les fleurs fabriquent des
épines. Il y a des millions d’années que les
moutons mangent quand même les fleurs. Et ce n’est pas sérieux
de chercher à comprendre pourquoi elles se donnent
tant de mal pour se fabriquer des épines qui ne
servent jamais à rien ? Ce n’est pas
important la guerre des moutons et des
fleurs ? Ce n’est pas plus sérieux et plus
important que les additions d’un gros Monsieur
rouge ? Et si je connais, moi, une fleur
unique au monde, qui n’existe nulle part, sauf
dans ma planète, et qu’un petit mouton peut
anéantir d’un seul coup, comme ça, un matin, sans
se rendre compte de ce qu’il fait, ce n’est pas
important ça !
Il rougit, puis
reprit :
– Si quelqu’un aime une fleur qui
n’existe qu’à un exemplaire dans les millions et
les millions d’étoiles, ça suffit pour qu’il soit
heureux quand il les regarde. Il se dit :
« Ma fleur est là quelque part… » Mais
si le mouton mange la fleur, c’est pour lui comme
si, brusquement, toutes les étoiles
s’éteignaient ! Et ce n’est pas important
ça !
Il ne put rien dire de
plus. Il éclata brusquement en sanglots. La nuit
était tombée. J’avais lâché mes outils. Je me
moquais bien de mon marteau, de mon boulon, de la
soif et de la mort. Il y avait, sur une étoile,
une planète, la mienne, la Terre, un petit prince
à consoler ! Je le pris dans les bras. Je le
berçai. Je lui disais : « La fleur que
tu aimes n’est pas en danger… Je lui dessinerai
une muselière, à ton mouton… Je te dessinerai une
armure pour ta fleur… Je… » Je ne savais pas
trop quoi dire. Je me sentais très maladroit. Je
ne savais comment l’atteindre, où le rejoindre…
C’est tellement mystérieux, le pays des larmes.
J’appris bien vite à
mieux connaître cette fleur. Il y avait toujours
eu, sur la planète du petit prince, des fleurs
très simples, ornées d’un seul rang de pétales, et
qui ne tenaient point de place, et qui ne
dérangeaient personne. Elles apparaissaient un
matin dans l’herbe, et puis elles s’éteignaient le
soir. Mais celle-là avait germé un jour, d’une
graine apportée d’on ne sait où, et le petit
prince avait surveillé de très près cette
brindille qui ne ressemblait pas aux autres
brindilles. Ça pouvait être un nouveau genre de
baobab. Mais l’arbuste cessa vite de croître, et
commença de préparer une fleur. Le petit prince,
qui assistait à l’installation d’un bouton énorme,
sentait bien qu’il en sortirait une apparition
miraculeuse, mais la fleur n’en finissait pas de
se préparer à être belle, à l’abri de sa chambre
verte. Elle choisissait avec soin ses couleurs.
Elle s’habillait lentement, elle ajustait un à un
ses pétales. Elle ne voulait pas sortir toute
fripée comme les coquelicots. Elle ne voulait
apparaître que dans le plein rayonnement de sa
beauté. Eh ! oui. Elle était très
coquette ! Sa toilette mystérieuse avait donc
duré des jours et des jours. Et puis voici qu’un
matin, justement à l’heure du lever du soleil,
elle s’était montrée.
Et elle, qui avait
travaillé avec tant de précision, dit en
bâillant :
– Ah ! Je me
réveille à peine… Je vous demande pardon… Je suis
encore toute décoiffée…
Le petit prince, alors,
ne put contenir son admiration :
– Que vous êtes
belle !
– N’est-ce pas,
répondit doucement la fleur. Et je suis née en
même temps que le soleil…
Le petit prince devina
bien qu’elle n’était pas trop modeste, mais elle
était si émouvante !
– C’est l’heure, je
crois, du petit déjeuner, avait-elle bientôt
ajouté, auriez-vous la bonté de penser à moi…
Et le petit prince, tout
confus, ayant été chercher un arrosoir d’eau
fraîche, avait servi la fleur.
Ainsi l’avait-elle bien
vite tourmenté par sa vanité un peu ombrageuse. Un
jour, par exemple, parlant de ses quatre épines,
elle avait dit au petit prince :
– Ils peuvent venir,
les tigres, avec leurs griffes !
– Il n’y a pas de tigres sur ma
planète, avait objecté le petit prince, et puis
les tigres ne mangent pas l’herbe.
– Je ne suis pas une herbe, avait
doucement répondu la fleur.
– Pardonnez-moi…
– Je ne crains rien des tigres, mais
j’ai horreur des courants d’air. Vous n’auriez pas
un paravent ?
« Horreur des courants d’air… ce n’est
pas de chance, pour une plante, avait remarqué le
petit prince. Cette fleur est bien
compliquée… »
– Le soir vous me mettrez sous globe.
Il fait très froid chez vous. C’est mal installé.
Là d’où je viens…
Mais elle s’était
interrompue. Elle était venue sous forme de
graine. Elle n’avait rien pu connaître des autres
mondes. Humiliée de s’être laissé surprendre à
préparer un mensonge aussi naïf, elle avait toussé
deux ou trois fois, pour mettre le petit prince
dans son tort :
– Ce paravent ?…
– J’allais le chercher mais vous me
parliez !
Alors elle avait forcé sa
toux pour lui infliger quand même des remords.
Ainsi le petit prince,
malgré la bonne volonté de son amour, avait vite
douté d’elle. Il avait pris au sérieux des mots
sans importance, et était devenu très malheureux.
« J’aurais dû ne pas
l’écouter, me confia-t-il un jour, il ne faut
jamais écouter les fleurs. Il faut les regarder et
les respirer. La mienne embaumait ma planète, mais
je ne savais pas m’en réjouir. Cette histoire de
griffes, qui m’avait tellement agacé, eût dû
m’attendrir… »
Il me confia encore :
« Je n’ai alors rien
su comprendre ! J’aurais dû la juger sur les
actes et non sur les mots. Elle m’embaumait et
m’éclairait. Je n’aurais jamais dû m’enfuir !
J’aurais dû deviner sa tendresse derrière ses
pauvres ruses. Les fleurs sont si
contradictoires ! Mais j’étais trop jeune
pour savoir l’aimer. »
Je crois qu’il profita,
pour son évasion, d’une migration d’oiseaux
sauvages. Au matin du départ il mit sa planète
bien en ordre. Il ramona soigneusement ses volcans
en activité. Il possédait deux volcans en
activité. Et c’était bien commode pour faire
chauffer le petit déjeuner du matin. Il possédait
aussi un volcan éteint. Mais, comme il disait,
« On ne sait jamais ! » Il ramona
donc également le volcan éteint. S’ils sont bien
ramonés, les volcans brûlent doucement et
régulièrement, sans éruptions. Les éruptions
volcaniques sont comme des feux de cheminée.
Évidemment sur notre terre nous sommes beaucoup
trop petits pour ramoner nos volcans. C’est
pourquoi ils nous causent des tas d’ennuis.
Le petit prince arracha
aussi, avec un peu de mélancolie, les dernières
pousses de baobabs. Il croyait ne jamais devoir
revenir. Mais tous ces travaux familiers lui
parurent, ce matin-là, extrêmement doux. Et, quand
il arrosa une dernière fois la fleur, et se
prépara à la mettre à l’abri sous son globe, il se
découvrit l’envie de pleurer.
– Adieu, dit-il à la
fleur.
Mais elle ne lui répondit
pas.
– Adieu,
répéta-t-il.
La fleur toussa. Mais ce
n’était pas à cause de son rhume.
– J’ai été sotte,
lui dit-elle enfin. Je te demande pardon. Tâche
d’être heureux.
Il fut surpris par
l’absence de reproches. Il restait là tout
déconcerté, le globe en l’air. Il ne comprenait
pas cette douceur calme.
– Mais oui, je
t’aime, lui dit la fleur. Tu n’en as rien su, par
ma faute. Cela n’a aucune importance. Mais tu as
été aussi sot que moi. Tâche d’être heureux…
Laisse ce globe tranquille. Je n’en veux plus.
– Mais le vent…
– Je ne suis pas si
enrhumée que ça… L’air frais de la nuit me fera du
bien. Je suis une fleur.
– Mais les bêtes…
– Il faut bien que je supporte deux ou trois
chenilles si je veux connaître les papillons. Il
paraît que c’est tellement beau. Sinon qui me
rendra visite ? Tu seras loin, toi. Quant aux
grosses bêtes, je ne crains rien. J’ai mes
griffes.
Et elle montrait
naïvement ses quatre épines. Puis elle
ajouta :
– Ne traîne pas
comme ça, c’est agaçant. Tu as décidé de partir.
Va-t’en.
Car elle ne voulait pas
qu’il la vît pleurer. C’était une fleur tellement
orgueilleuse…
Il se trouvait dans la
région des astéroïdes 325, 326, 327, 328, 329 et
330. Il commença donc par les visiter pour y
chercher une occupa-
-tion et pour
s’instruire.
La première était habitée
par un roi. Le roi siégeait, habillé de pourpre et
d’hermine, sur un trône très simple et cependant
majestueux.
– Ah ! Voilà un
sujet, s’écria le roi quand il aperçut le petit
prince.
Et le petit prince se
demanda:
« Comment peut-il me
reconnaître puisqu’il ne m’a encore jamais
vu ! »
Il ne savait pas que,
pour les rois, le monde est très simplifié. Tous
les hommes sont des sujets.
– Approche-toi que
je te voie mieux, lui dit le roi qui était tout
fier d’être roi pour quelqu’un.
Le petit prince chercha
des yeux où s’asseoir, mais la planète était toute
encombrée par le magnifique manteau d’hermine. Il
resta donc debout, et, comme il était fatigué, il
bâilla.
– Il est contraire à
l’étiquette de bâiller en présence d’un roi, lui
dit le monarque. Je te l’interdis.
– Je ne peux pas
m’en empêcher, répondit le petit prince tout
confus. J’ai fait un long voyage et je n’ai pas
dormi…
– Alors, lui dit le
roi, je t’ordonne de bâiller. Je n’ai vu personne
bâiller depuis des années. Les bâillements sont
pour moi des curiosités. Allons ! bâille
encore. C’est un ordre.
– Ça m’intimide… je
ne peux plus… fit le petit prince tout rougissant.
– Hum !
Hum ! répondit le roi. Alors je… je t’ordonne
tantôt de bâiller et tantôt de…
Il bredouillait un peu et
paraissait vexé.
Car le roi tenait
essentiellement à ce que son autorité fût
respectée. Il ne tolérait pas la désobéissance.
C’était un monarque absolu. Mais, comme il était
très bon, il donnait des ordres raisonnables.
« Si j’ordonnais,
disait-il couramment, si j’ordonnais à un général
de se changer en oiseau de mer, et si le général
n’obéissait pas, ce ne serait pas la faute du
général. Ce serait ma faute. »
– Puis-je
m’asseoir ? s’enquit timidement le petit
prince.
– Je t’ordonne de
t’asseoir, lui répondit le roi, qui ramena
majestueusement un pan de son manteau d’hermine.
Mais le petit prince
s’étonnait. La planète était minuscule. Sur quoi
le roi pouvait-il bien régner ?
– Sire, lui dit-il…
je vous demande pardon de vous interroger…
– Je t’ordonne de
m’interroger, se hâta de dire le roi.
– Sire… sur quoi
régnez-vous ?
– Sur tout, répondit
le roi, avec une grande simplicité.
– Sur tout ?
Le roi d’un geste discret
désigna sa planète, les autres planètes et les
étoiles.
– Sur tout ça ?
dit le petit prince.
– Sur tout ça…
répondit le roi.
Car non seulement c’était
un monarque absolu mais c’était un monarque
universel.
– Et les étoiles
vous obéissent ?
– Bien sûr, lui dit
le roi. Elles obéissent aussitôt. Je ne tolère pas
l’indiscipline.
Un tel pouvoir émerveilla
le petit prince. S’il l’avait détenu lui-même, il
aurait pu assister, non pas à quarante-quatre,
mais à soixante-douze, ou même à cent, ou même à
deux cents couchers de soleil dans la même
journée, sans avoir jamais à tirer sa
chaise ! Et comme il se sentait un peu triste
à cause du souvenir de sa petite planète
abandonnée, il s’enhardit à solliciter une grâce
du roi :
– Je voudrais voir
un coucher de soleil… Faites-moi plaisir… Ordonnez
au soleil de se coucher…
– Si j’ordonnais à
un général de voler d’une fleur à l’autre à la
façon d’un papillon, ou d’écrire une tragédie, ou
de se changer en oiseau de mer, et si le général
n’exécutait pas l’ordre reçu, qui, de lui ou de
moi, serait dans son tort ?
– Ce serait vous,
dit fermement le petit prince.
– Exact. Il faut
exiger de chacun ce que chacun peut donner, reprit
le roi. L’autorité repose d’abord sur la raison.
Si tu ordonnes à ton peuple d’aller se jeter à la
mer, il fera la révolution. J’ai le droit d’exiger
l’obéissance parce que mes ordres sont
raisonnables.
– Alors mon coucher
de soleil ? rappela le petit prince qui
jamais n’oubliait une question une fois qu’il
l’avait posée.
– Ton coucher de
soleil, tu l’auras. Je l’exigerai. Mais
j’attendrai, dans ma science du gouvernement, que
les conditions soient favorables.
– Quand ça
sera-t-il ? s’informa le petit prince.
– Hem !
hem ! lui répondit le roi, qui consulta
d’abord un gros calendrier, hem ! hem !
ce sera, vers… vers… ce sera ce soir vers sept
heures quarante ! Et tu verras comme je suis
bien obéi.
Le petit prince bâilla.
Il regrettait son coucher de soleil manqué. Et
puis il s’ennuyait déjà un peu :
– Je n’ai plus rien
à faire ici, dit-il au roi. Je vais
repartir !
– Ne pars pas,
répondit le roi qui était si fier d’avoir un
sujet. Ne pars pas, je te fais ministre !
– Ministre de
quoi ?
– De… de la
justice !
– Mais il n’y a
personne à juger !
– On ne sait pas,
lui dit le roi. Je n’ai pas fait encore le tour de
mon royaume. Je suis très vieux, je n’ai pas de
place pour un carrosse, et ça me fatigue de
marcher.
– Oh ! Mais
j’ai déjà vu, dit le petit prince qui se pencha
pour jeter encore un coup d’œil sur l’autre côté
de la planète. Il n’y a personne là-bas non plus…
– Tu te jugeras donc
toi-même, lui répondit le roi. C’est le plus
difficile. Il est bien plus difficile de se juger
soi-même que de juger autrui. Si tu réussis à bien
te juger, c’est que tu es un véritable sage.
– Moi, dit le petit
prince, je puis me juger moi-même n’importe où. Je
n’ai pas besoin d’habiter ici.
– Hem !
Hem ! dit le roi, je crois bien que sur ma
planète il y a quelque part un vieux rat. Je
l’entends la nuit. Tu pourras juger ce vieux rat.
Tu le condamneras à mort de temps en temps. Ainsi
sa vie dépendra de ta justice. Mais tu le
gracieras chaque fois pour l’économiser. Il n’y en
a qu’un.
– Moi, répondit le
petit prince, je n’aime pas condamner à mort, et
je crois bien que je m’en vais.
– Non, dit le roi.
Mais le petit prince,
ayant achevé ses préparatifs, ne voulut point
peiner le vieux monarque :
– Si Votre Majesté
désirait être obéie ponctuellement, elle pourrait
me donner un ordre raisonnable. Elle pourrait
m’ordonner, par exemple, de partir avant une
minute. Il me semble que les conditions sont
favorables…
Le roi n’ayant rien
répondu, le petit prince hésita d’abord, puis,
avec un soupir, prit le départ.
– Je te fais mon
ambassadeur, se hâta alors de crier le roi.
Il avait un grand air
d’autorité.
« Les grandes
personnes sont bien étranges », se dit le
petit prince, en lui-même, durant son voyage.
La seconde planète était
habitée par un vaniteux :
– Ah !
Ah ! Voilà la visite d’un admirateur !
s’écria de loin le vaniteux dès qu’il aperçut le
petit prince.
Car, pour les vaniteux,
les autres hommes sont des admirateurs.
– Bonjour, dit le
petit prince. Vous avez un drôle de chapeau.
– C’est pour saluer,
lui répondit le vaniteux. C’est pour saluer quand
on m’acclame. Malheureusement il ne passe jamais
personne par ici.
– Ah oui ? dit
le petit prince qui ne comprit pas.
– Frappe tes mains
l’une contre l’autre, conseilla donc le vaniteux.
Le petit prince frappa
ses mains l’une contre l’autre. Le vaniteux salua
modestement en soulevant son chapeau.
« Ça c’est plus
amusant que la visite au roi », se dit en
lui-même le petit prince. Et il recommença de
frapper ses mains l’une contre l’autre. Le
vaniteux recommença de saluer en soulevant son
chapeau.
Après cinq minutes
d’exercice le petit prince se fatigua de la
monotonie du jeu :
– Et, pour que le
chapeau tombe, demanda-t-il, que faut-il
faire ?
Mais le vaniteux ne
l’entendit pas. Les vaniteux n’entendent jamais
que les louanges.
– Est-ce que tu
m’admires vraiment beaucoup ? demanda-t-il au
petit prince.
– Qu’est-ce que
signifie admirer ?
– Admirer signifie
reconnaître que je suis l’homme le plus beau, le
mieux habillé, le plus riche et le plus
intelligent de la planète.
– Mais tu es seul
sur ta planète !
– Fais-moi ce
plaisir. Admire-moi quand même !
– Je t’admire, dit
le petit prince, en haussant un peu les épaules,
mais en quoi cela peut-il bien t’intéresser ?
Et le petit prince s’en
fut.
« Les grandes
personnes sont décidément bien bizarres », se
dit-il simplement en lui-même durant son voyage.
La planète suivante était
habitée par un buveur. Cette visite fut très
courte, mais elle plongea le petit prince dans une
grande mélancolie :
– Que fais-tu
là ? dit-il au buveur, qu’il trouva installé
en silence devant une collection de bouteilles
vides et une collection de bouteilles pleines.
– Je bois, répondit
le buveur, d’un air lugubre.
– Pourquoi
bois-tu ? lui demanda le petit prince.
– Pour oublier,
répondit le buveur.
– Pour oublier
quoi ? s’enquit le petit prince qui déjà le
plaignait.
– Pour oublier que
j’ai honte, avoua le buveur en baissant la tête.
– Honte de
quoi ? s’informa le petit prince qui désirait
le secourir.
– Honte de
boire ! acheva le buveur qui s’enferma
définitivement dans le silence.
Et le petit prince s’en
fut, perplexe.
« Les grandes
personnes sont décidément très très
bizarres », se disait-il en lui-même durant
le voyage.
La quatrième planète
était celle du businessman. Cet homme était si
occupé qu’il ne leva même pas la tête à l’arrivée
du petit prince.
– Bonjour, lui dit
celui-ci. Votre cigarette est éteinte.
– Trois et deux font
cinq. Cinq et sept douze. Douze et trois quinze.
Bonjour. Quinze et sept vingt-deux. Vingt-deux et
six vingt-huit. Pas le temps de la rallumer.
Vingt-six et cinq trente et un. Ouf ! Ça fait
donc cinq cent un millions six cent vingt-deux
mille sept cent trente et un.
– Cinq cents
millions de quoi ?
– Hein ? Tu es
toujours là ? Cinq cent un millions de… je ne
sais plus… J’ai tellement de travail ! Je
suis sérieux, moi, je ne m’amuse pas à des
balivernes ! Deux et cinq sept…
– Cinq cent un
millions de quoi ? répéta le petit prince qui
jamais de sa vie, n’avait renoncé à une question,
une fois qu’il l’avait posée.
Le businessman leva la
tête :
– Depuis
cinquante-quatre ans que j’habite cette
planète-ci, je n’ai été dérangé que trois fois. La
première fois ç’a été, il y a vingt-deux ans, par
un hanneton qui était tombé Dieu sait d’où. Il
répandait un bruit épouvantable, et j’ai fait
quatre erreurs dans une addition. La seconde fois
ç’a été, il y a onze ans, par une crise de
rhumatisme. Je manque d’exercice. Je n’ai pas le
temps de flâner. Je suis sérieux, moi. La
troisième fois… la voici ! Je disais donc
cinq cent un millions…
– Millions de
quoi ?
Le businessman comprit
qu’il n’était point d’espoir de paix :
– Millions de ces
petites choses que l’on voit quelquefois dans le
ciel.
– Des mouches ?
– Mais non, des
petites choses qui brillent.
– Des
abeilles ?
– Mais non. Des
petites choses dorées qui font rêvasser les
fainéants. Mais je suis sérieux, moi ! Je
n’ai pas le temps de rêvasser.
– Ah ! des
étoiles ?
– C’est bien ça. Des
étoiles.
– Et que fais-tu de
cinq cents millions d’étoiles ?
– Cinq cent un
millions six cent vingt-deux mille sept cent
trente et un. Je suis sérieux, moi, je suis
précis.
– Et que fais-tu de
ces étoiles ?
– Ce que j’en
fais ?
– Oui.
– Rien. Je les
possède.
– Tu possèdes les
étoiles ?
– Oui.
– Mais j’ai déjà vu
un roi qui…
– Les rois ne
possèdent pas. Ils « règnent » sur.
C’est très différent.
– Et à quoi cela te
sert-il de posséder les étoiles ?
– Ça me sert à être
riche.
– Et à quoi cela te
sert-il d’être riche ?
– À acheter d’autres
étoiles, si quelqu’un en trouve.
« Celui-là, se dit
en lui-même le petit prince, il raisonne un peu
comme mon ivrogne. »
Cependant il posa encore
des questions :
– Comment peut-on
posséder les étoiles ?
– À qui
sont-elles ? riposta, grincheux, le
businessman.
– Je ne sais pas. À
personne.
– Alors elles sont à
moi, car j’y ai pensé le premier.
– Ça suffit ?
– Bien sûr. Quand tu
trouves un diamant qui n’est à personne, il est à
toi. Quand tu trouves une île qui n’est à
personne, elle est à toi. Quand tu as une idée le
premier, tu la fais breveter : elle est à
toi. Et moi je possède les étoiles, puisque jamais
personne avant moi n’a songé à les posséder.
– Ça c’est vrai, dit
le petit prince. Et qu’en fais-tu ?
– Je les gère. Je
les compte et je les recompte, dit le businessman.
C’est difficile. Mais je suis un homme
sérieux !
Le petit prince n’était
pas satisfait encore.
– Moi, si je possède
un foulard, je puis le mettre autour de mon cou et
l’emporter. Moi, si je possède une fleur, je puis
cueillir ma fleur et l’emporter. Mais tu ne peux
pas cueillir les étoiles !
– Non, mais je puis
les placer en banque.
– Qu’est-ce que ça
veut dire ?
– Ça veut dire que
j’écris sur un petit papier le nombre de mes
étoiles. Et puis j’enferme à clef ce papier-là
dans un tiroir.
– Et c’est
tout ?
– Ça suffit !
« C’est amusant,
pensa le petit prince. C’est assez poétique. Mais
ce n’est pas très sérieux. »
Le petit prince avait sur
les choses sérieuses des idées très différentes
des idées des grandes personnes.
– Moi, dit-il
encore, je possède une fleur que j’arrose tous les
jours. Je possède trois volcans que je ramone
toutes les semaines. Car je ramone aussi celui qui
est éteint. On ne sait jamais. C’est utile à mes
volcans, et c’est utile à ma fleur, que je les
possède. Mais tu n’es pas utile aux étoiles…
Le businessman ouvrit la
bouche mais ne trouva rien à répondre, et le petit
prince s’en fut.
« Les grandes
personnes sont décidément tout à fait
extraordinaires », se disait-il simplement en
lui-même durant le voyage.
La cinquième planète
était très curieuse. C’était la plus petite de
toutes. Il y avait là juste assez de place pour
loger un réverbère et un allumeur de réverbères.
Le petit prince ne parvenait pas à s’expliquer à
quoi pouvaient servir, quelque part dans le ciel,
sur une planète sans maison, ni population, un
réverbère et un allumeur de réverbères. Cependant
il se dit en lui-même :
« Peut-être bien que
cet homme est absurde. Cependant il est moins
absurde que le roi, que le vaniteux, que le
businessman et que le buveur. Au moins son travail
a-t-il un sens. Quand il allume son réverbère,
c’est comme s’il faisait naître une étoile de
plus, ou une fleur. Quand il éteint son réverbère,
ça endort la fleur ou l’étoile. C’est une
occupation très jolie. C’est véritablement utile
puisque c’est joli. »
Lorsqu’il aborda la
planète il salua respectueusement
l’allumeur :
– Bonjour. Pourquoi
viens-tu d’éteindre ton réverbère ?
– C’est la consigne,
répondit l’allumeur. Bonjour.
– Qu’est-ce que la
consigne ?
– C’est d’éteindre
mon réverbère. Bonsoir.
Et il le ralluma.
– Mais pourquoi
viens-tu de le rallumer ?
– C’est la consigne,
répondit l’allumeur.
– Je ne comprends
pas, dit le petit prince.
– Il n’y a rien à
comprendre, dit l’allumeur. La consigne c’est la
consigne. Bonjour.
Et il éteignit son
réverbère.
Puis il s’épongea le
front avec un mouchoir à carreaux rouges.
– Je fais là un
métier terrible. C’était raisonnable autrefois.
J’éteignais le matin et j’allumais le soir.
J’avais le reste du jour pour me reposer, et le
reste de la nuit pour dormir…
– Et, depuis cette
époque, la consigne a changé ?
– La consigne n’a
pas changé, dit l’allumeur. C’est bien là le
drame ! La planète d’année en année a tourné
de plus en plus vite, et la consigne n’a pas
changé !
– Alors ? dit
le petit prince.
– Alors maintenant
qu’elle fait un tour par minute, je n’ai plus une
seconde de repos. J’allume et j’éteins une fois
par minute !
– Ça c’est
drôle ! Les jours chez toi durent une
minute !
– Ce n’est pas drôle
du tout, dit l’allumeur. Ça fait déjà un mois que
nous parlons ensemble.
– Un mois ?
– Oui. Trente
minutes. Trente jours ! Bonsoir.
Et il ralluma son
réverbère.
Le petit prince le
regarda et il aima cet allumeur qui était
tellement fidèle à la consigne. Il se souvint des
couchers de soleil que lui-même allait autrefois
chercher, en tirant sa chaise. Il voulut aider son
ami :
– Tu sais… je
connais un moyen de te reposer quand tu voudras…
– Je veux toujours,
dit l’allumeur.
Car on peut être, à la
fois, fidèle et paresseux.
Le petit prince
poursuivit :
– Ta planète est
tellement petite que tu en fais le tour en trois
enjambées. Tu n’as qu’à marcher assez lentement
pour rester toujours au soleil. Quand tu voudras
te reposer tu marcheras… et le jour durera aussi
longtemps que tu voudras.
– Ça ne m’avance pas
à grand’chose, dit l’allumeur. Ce que j’aime dans
la vie, c’est dormir.
– Ce n’est pas de
chance, dit le petit prince.
– Ce n’est pas de
chance, dit l’allumeur. Bonjour.
Et il éteignit son
réverbère.
« Celui-là, se dit
le petit prince, tandis qu’il poursuivait plus
loin son voyage, celui-là serait méprisé par tous
les autres, par le roi, par le vaniteux, par le
buveur, par le businessman. Cependant c’est le
seul qui ne me paraisse pas ridicule. C’est,
peut-être, parce qu’il s’occupe d’autre chose que
de soi-même. »
Il eut un soupir de
regret et se dit encore :
« Celui-là est le
seul dont j’eusse pu faire mon ami. Mais sa
planète est vraiment trop petite. Il n’y a pas de
place pour deux… »
Ce que le petit prince
n’osait pas s’avouer, c’est qu’il regrettait cette
planète bénie à cause, surtout, des mille quatre
cent quarante couchers de soleil par vingt-quatre
heures !
La sixième planète était
une planète dix fois plus vaste. Elle était
habitée par un vieux Monsieur qui écrivait
d’énormes livres.
– Tiens ! voilà
un explorateur ! s’écria-t-il, quand il
aperçut le petit prince.
Le petit prince s’assit
sur la table et souffla un peu. Il avait déjà tant
voyagé !
– D’où
viens-tu ? lui dit le vieux Monsieur.
– Quel est ce gros
livre ? dit le petit prince. Que faites-vous
ici ?
– Je suis géographe,
dit le vieux Monsieur.
– Qu’est-ce qu’un
géographe ?
– C’est un savant
qui connaît où se trouvent les mers, les fleuves,
les villes, les montagnes et les déserts.
– Ça c’est bien
intéressant, dit le petit prince. Ça c’est enfin
un véritable métier ! Et il jeta un coup
d’œil autour de lui sur la planète du géographe.
Il n’avait jamais vu encore une planète aussi
majestueuse.
– Elle est bien
belle, votre planète. Est-ce qu’il y a des
océans ?
– Je ne puis pas le
savoir, dit le géographe.
– Ah ! (Le
petit prince était déçu.) Et des montagnes ?
– Je ne puis pas le
savoir, dit le géographe.
– Et des villes et
des fleuves et des déserts ?
– Je ne puis pas le
savoir non plus, dit le géographe.
– Mais vous êtes
géographe !
– C’est exact, dit
le géographe, mais je ne suis pas explorateur. Je
manque absolument d’explorateurs. Ce n’est pas le
géographe qui va faire le compte des villes, des
fleuves, des montagnes, des mers, des océans et
des déserts. Le géographe est trop important pour
flâner. Il ne quitte pas son bureau. Mais il y
reçoit les explorateurs. Il les interroge, et il
prend en note leurs souvenirs. Et si les souvenirs
de l’un d’entre eux lui paraissent intéressants,
le géographe fait faire une enquête sur la
moralité de l’explorateur.
– Pourquoi ça ?
– Parce qu’un
explorateur qui mentirait entraînerait des
catastrophes dans les livres de géographie. Et
aussi un explorateur qui boirait trop.
– Pourquoi ça ?
fit le petit prince.
– Parce que les
ivrognes voient double. Alors le géographe
noterait deux montagnes, là où il n’y en a qu’une
seule.
– Je connais
quelqu’un, dit le petit prince, qui serait mauvais
explorateur.
– C’est possible.
Donc, quand la moralité de l’explorateur paraît
bonne, on fait une enquête sur sa découverte.
– On va voir ?
– Non. C’est trop
compliqué. Mais on exige de l’explorateur qu’il
fournisse des preuves. S’il s’agit par exemple de
la découverte d’une grosse montagne, on exige
qu’il en rapporte de grosses pierres.
Le géographe soudain
s’émut.
– Mais toi, tu viens
de loin ! Tu es explorateur ! Tu vas me
décrire ta planète !
Et le géographe, ayant
ouvert son registre, tailla son crayon. On note
d’abord au crayon les récits des explorateurs. On
attend, pour noter à l’encre, que l’explorateur
ait fourni des preuves.
– Alors ?
interrogea le géographe.
– Oh ! chez
moi, dit le petit prince, ce n’est pas très
intéressant, c’est tout petit. J’ai trois volcans.
Deux volcans en activité, et un volcan éteint.
Mais on ne sait jamais.
– On ne sait jamais,
dit le géographe.
– J’ai aussi une
fleur.
– Nous ne notons pas
les fleurs, dit le géographe.
– Pourquoi ça !
c’est le plus joli !
– Parce que les
fleurs sont éphémères.
– Qu’est-ce que
signifie : « éphémère » ?
– Les géographies,
dit le géographe, sont les livres les plus
précieux de tous les livres. Elles ne se démodent
jamais. Il est très rare qu’une montagne change de
place. Il est très rare qu’un océan se vide de son
eau. Nous écrivons des choses éternelles.
– Mais les volcans
éteints peuvent se réveiller, interrompit le petit
prince. Qu’est-ce que signifie
« éphémère » ?
– Que les volcans
soient éteints ou soient éveillés, ça revient au
même pour nous autres, dit le géographe. Ce qui
compte pour nous, c’est la montagne. Elle ne
change pas.
– Mais qu’est-ce que
signifie « éphémère » ? répéta le
petit prince qui, de sa vie, n’avait renoncé à une
question, une fois qu’il l’avait posée.
– Ça signifie
« qui est menacé de disparition
prochaine ».
– Ma fleur est
menacée de disparition prochaine ?
– Bien sûr.
Ma fleur est éphémère, se
dit le petit prince, et elle n’a que quatre épines
pour se défendre contre le monde ! Et je l’ai
laissée toute seule chez moi !
Ce fut là son premier
mouvement de regret. Mais il reprit courage :
– Que me
conseillez-vous d’aller visiter ?
demanda-t-il.
– La planète Terre,
lui répondit le géographe. Elle a une bonne
réputation…
Et le petit prince s’en
fut, songeant à sa fleur.
La septième planète fut
donc la Terre.
La Terre n’est pas une
planète quelconque ! On y compte cent onze
rois (en n’oubliant pas, bien sûr, les rois
nègres), sept mille géographes, neuf cent mille
businessmen, sept millions et demi d’ivrognes,
trois cent onze millions de vaniteux, c’est-à-dire
environ deux milliards de grandes personnes.
Pour vous donner une idée
des dimensions de la Terre je vous dirai qu’avant
l’invention de l’électricité on y devait
entretenir, sur l’ensemble des six continents, une
véritable armée de quatre cent soixante-deux mille
cinq cent onze allumeurs de réverbères.
Vu d’un peu loin ça
faisait un effet splendide. Les mouvements de
cette armée étaient réglés comme ceux d’un ballet
d’opéra. D’abord venait le tour des allumeurs de
réverbères de Nouvelle-Zélande et d’Australie.
Puis ceux-ci, ayant allumé leurs lampions, s’en
allaient dormir. Alors entraient à leur tour dans
la danse les allumeurs de réverbères de Chine et
de Sibérie. Puis eux aussi s’escamotaient dans les
coulisses. Alors venait le tour des allumeurs de
réverbères de Russie et des Indes. Puis de ceux
d’Afrique et d’Europe. Puis de ceux d’Amérique du
Sud. Puis de ceux d’Amérique du Nord. Et jamais
ils ne se trompaient dans leur ordre d’entrée en
scène. C’était grandiose.
Seuls, l’allumeur de
l’unique réverbère du pôle Nord, et son confrère
de l’unique réverbère du pôle Sud, menaient des
vies d’oisiveté et de nonchalance : ils
travaillaient deux fois par an.
Quand on veut faire de
l’esprit, il arrive que l’on mente un peu. Je n’ai
pas été très honnête en vous parlant des allumeurs
de réverbères. Je risque de donner une fausse idée
de notre planète à ceux qui ne la connaissent pas.
Les hommes occupent très peu de place sur la
terre. Si les deux milliards d’habitants qui
peuplent la terre se tenaient debout et un peu
serrés, comme pour un meeting, ils logeraient
aisément sur une place publique de vingt milles de
long sur vingt milles de large. On pourrait
entasser l’humanité sur le moindre petit îlot du
Pacifique.
Les grandes personnes,
bien sûr, ne vous croiront pas. Elles s’imaginent
tenir beaucoup de place. Elles se voient
importantes comme des baobabs. Vous leur
conseillerez donc de faire le calcul. Elles
adorent les chiffres : ça leur plaira. Mais
ne perdez pas votre temps à ce pensum.
C’est inutile. Vous avez confiance en moi.
Le petit prince, une fois
sur terre, fut donc bien surpris de ne voir
personne. Il avait déjà peur de s’être trompé de
planète, quand un anneau couleur de lune remua
dans le sable.
– Bonne nuit, fit le
petit prince à tout hasard.
– Bonne nuit, fit le
serpent.
– Sur quelle planète
suis-je tombé ? demanda le petit prince.
– Sur la Terre, en
Afrique, répondit le serpent.
– Ah !… Il n’y
a donc personne sur la Terre ?
– Ici c’est le
désert. Il n’y a personne dans les déserts. La
Terre est grande, dit le serpent.
Le petit prince s’assit
sur une pierre et leva les yeux vers le
ciel :
– Je me demande,
dit-il, si les étoiles sont éclairées afin que
chacun puisse un jour retrouver la sienne. Regarde
ma planète. Elle est juste au-dessus de nous… Mais
comme elle est loin !
– Elle est belle,
dit le serpent. Que viens-tu faire ici ?
– J’ai des
difficultés avec une fleur, dit le petit prince.
– Ah ! fit le
serpent.
Et ils se turent.
– Où sont les
hommes ? reprit enfin le petit prince. On est
un peu seul dans le désert…
– On est seul aussi
chez les hommes, dit le serpent.
Le petit prince le
regarda longtemps :
– Tu es une drôle de
bête, lui dit-il enfin, mince comme un doigt…
– Mais je suis plus
puissant que le doigt d’un roi, dit le serpent.
Le petit prince eut un
sourire :
– Tu n’es pas bien
puissant… tu n’as même pas de pattes… tu ne peux
même pas voyager…
– Je puis t’emporter
plus loin qu’un navire, dit le serpent.
Il s’enroula autour de la
cheville du petit prince, comme un bracelet
d’or :
– Celui que je
touche, je le rends à la terre dont il est sorti,
dit-il encore. Mais tu es pur et tu viens d’une
étoile…
Le petit prince ne
répondit rien.
– Tu me fais pitié,
toi si faible, sur cette Terre de granit. Je puis
t’aider un jour si tu regrettes trop ta planète.
Je puis…
– Oh ! J’ai
très bien compris, fit le petit prince, mais
pourquoi parles-tu toujours par énigmes ?
– Je les résous
toutes, dit le serpent.
Et ils se turent.
Le petit prince traversa
le désert et ne rencontra qu’une fleur. Une fleur
à trois pétales, une fleur de rien du tout…
– Bonjour, dit le
petit prince.
– Bonjour, dit la
fleur.
– Où sont les
hommes ? demanda poliment le petit prince.
La fleur, un jour, avait
vu passer une caravane :
– Les hommes ?
Il en existe, je crois, six ou sept. Je les ai
aperçus il y a des années. Mais on ne sait jamais
où les trouver. Le vent les promène. Ils manquent
de racines, ça les gêne beaucoup.
– Adieu, fit le
petit prince.
– Adieu, dit la
fleur.
Le petit prince fit
l’ascension d’une haute montagne. Les seules
montagnes qu’il eût jamais connues étaient les
trois volcans qui lui
arrivaient au genou. Et
il se servait du volcan éteint comme d’un
tabouret. « D’une montagne haute comme
celle-ci, se dit-il donc, j’apercevrai d’un coup
toute la planète et tous les hommes… » Mais
il n’aperçut rien que des aiguilles de roc bien
aiguisées.
– Bonjour, dit-il à
tout hasard.
– Bonjour… Bonjour…
Bonjour… répondit l’écho.
– Qui
êtes-vous ? dit le petit prince.
– Qui êtes-vous… qui
êtes-vous… qui êtes-vous… répondit l’écho.
– Soyez mes amis, je
suis seul, dit-il.
– Je suis seul… je
suis seul… je suis seul… répondit l’écho.
« Quelle drôle de
planète ! pensa-t-il alors. Elle est toute
sèche, et toute pointue et toute salée. Et les
hommes manquent d’imagination. Ils répètent ce
qu’on leur dit… Chez moi j’avais une fleur :
elle parlait toujours la première… »
Mais il arriva que le
petit prince, ayant longtemps marché à travers les
sables, les rocs et les neiges, découvrit enfin
une route. Et les routes vont toutes chez les
hommes.
– Bonjour, dit-il.
C’était un jardin fleuri
de roses.
– Bonjour, dirent
les roses.
Le petit prince les
regarda. Elles ressemblaient toutes à sa fleur.
– Qui
êtes-vous ? leur demanda-t-il, stupéfait.
– Nous sommes des
roses, dirent les roses.
– Ah ! fit le
petit prince…
Et il se sentit très
malheureux. Sa fleur lui avait raconté qu’elle
était seule de son espèce dans l’univers. Et voici
qu’il en était cinq mille, toutes semblables, dans
un seul jardin !
« Elle serait bien
vexée, se dit-il, si elle voyait ça… elle
tousserait énormément et ferait semblant de mourir
pour échapper au ridicule. Et je serais bien
obligé de faire semblant de la soigner, car,
sinon, pour m’humilier moi aussi, elle se
laisserait vraiment mourir… »
Puis il se dit
encore : « Je me croyais riche d’une
fleur unique, et je ne possède qu’une rose
ordinaire. Ça et mes trois volcans qui m’arrivent
au genou, et dont l’un, peut-être, est éteint pour
toujours, ça ne fait pas de moi un bien grand
prince… » Et, couché dans l’herbe, il pleura.
C’est alors qu’apparut le
renard.
– Bonjour, dit le
renard.
– Bonjour, répondit
poliment le petit prince, qui se retourna mais ne
vit rien.
– Je suis là, dit la
voix, sous le pommier.
– Qui es-tu ?
dit le petit prince. Tu es bien joli…
– Je suis un renard,
dit le renard.
– Viens jouer avec
moi, lui proposa le petit prince. Je suis
tellement triste…
– Je ne puis pas
jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas
apprivoisé.
– Ah ! pardon,
fit le petit prince.
Mais, après réflexion, il
ajouta :
– Qu’est-ce que
signifie « apprivoiser » ?
– Tu n’es pas d’ici,
dit le renard, que cherches-tu ?
– Je cherche les
hommes, dit le petit prince. Qu’est-ce que
signifie « apprivoiser » ?
– Les hommes, dit le
renard, ils ont des fusils et ils chassent. C’est
bien gênant ! Ils élèvent aussi des poules.
C’est leur seul intérêt. Tu cherches des
poules ?
– Non, dit le petit
prince. Je cherche des amis. Qu’est-ce que
signifie « apprivoiser » ?
– C’est une chose
trop oubliée, dit le renard. Ça signifie
« créer des liens… »
– Créer des
liens ?
– Bien sûr, dit le
renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon
tout semblable à cent mille petits garçons. Et je
n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de
moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard
semblable à cent mille renards. Mais, si tu
m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre.
Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour
toi unique au monde…
– Je commence à
comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur…
je crois qu’elle m’a apprivoisé…
– C’est possible,
dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes
de choses…
– Oh ! ce n’est
pas sur la Terre, dit le petit prince.
Le renard parut très
intrigué :
– Sur une autre
planète ?
– Oui.
– Il y a des
chasseurs, sur cette planète-là ?
– Non.
– Ça, c’est
intéressant ! Et des poules ?
– Non.
– Rien n’est
parfait, soupira le renard.
Mais le renard revint à
son idée :
– Ma vie est
monotone. Je chasse les poules, les hommes me
chassent. Toutes les poules se ressemblent, et
tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc
un peu. Mais, si tu m’apprivoises, ma vie sera
comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas
qui sera différent de tous les autres. Les autres
pas me font rentrer sous terre. Le tien
m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et
puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de
blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour
moi est inutile. Les champs de blé ne me
rappellent rien. Et ça, c’est triste ! Mais
tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera
merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le
blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et
j’aimerai le bruit du vent dans le blé…
Le renard se tut et
regarda longtemps le petit prince :
– S’il te plaît…
apprivoise-moi ! dit-il.
– Je veux bien,
répondit le petit prince, mais je n’ai pas
beaucoup de temps. J’ai des amis à découvrir et
beaucoup de choses à connaître.
– On ne connaît que
les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les
hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils
achètent des choses toutes faites chez les
marchands. Mais comme il n’existe point de
marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si
tu veux un ami, apprivoise-moi !
– Que faut-il
faire ? dit le petit prince.
– Il faut être très
patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord
un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te
regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien.
Le langage est source de malentendus. Mais, chaque
jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près…
Le lendemain revint le
petit prince.
– Il eût mieux valu
revenir à la même heure, dit le renard. Si tu
viens, par exemple, à quatre heures de
l’après-midi, dès trois heures je commencerai
d’être heureux. Plus l’heure avancera, plus je me
sentirai heureux. À quatre heures, déjà, je
m’agiterai et m’inquiéterai ; je découvrirai
le prix du bonheur ! Mais si tu viens
n’importe quand, je ne saurai jamais à quelle
heure m’habiller le cœur… Il faut des rites.
– Qu’est-ce qu’un
rite ? dit le petit prince.
– C’est aussi
quelque chose de trop oublié, dit le renard. C’est
ce qui fait qu’un jour est différent des autres
jours, une heure, des autres heures. Il y a un
rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent
le jeudi avec les filles du village. Alors le
jeudi est jour merveilleux ! Je vais me
promener jusqu’à la vigne. Si les chasseurs
dansaient n’importe quand, les jours se
ressembleraient tous, et je n’aurais point de
vacances.
Ainsi le petit prince
apprivoisa le renard. Et quand l’heure du départ
fut proche :
– Ah ! dit le
renard… Je pleurerai.
– C’est ta faute,
dit le petit prince, je ne te souhaitais point de
mal, mais tu as voulu que je t’apprivoise…
– Bien sûr, dit le
renard.
– Mais tu vas
pleurer ! dit le petit prince.
– Bien sûr, dit le
renard.
– Alors tu n’y
gagnes rien !
– J’y gagne, dit le
renard, à cause de la couleur du blé.
Puis il ajouta :
– Va revoir les
roses. Tu comprendras que la tienne est unique au
monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai
cadeau d’un secret.
Le petit prince s’en fut
revoir les roses.
– Vous n’êtes pas du
tout semblables à ma rose, vous n’êtes rien
encore, leur dit-il. Personne ne vous a
apprivoisées et vous n’avez apprivoisé personne.
Vous êtes comme était mon renard. Ce n’était qu’un
renard semblable à cent mille autres. Mais j’en ai
fait mon ami, et il est maintenant unique au
monde.
Et les roses étaient bien
gênées.
– Vous êtes belles,
mais vous êtes vides, leur dit-il encore. On ne
peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à
moi, un passant ordinaire croirait qu’elle vous
ressemble. Mais à elle seule elle est plus
importante que vous toutes, puisque c’est elle que
j’ai arrosée. Puisque c’est elle que j’ai mise
sous globe. Puisque c’est elle que j’ai abritée
par le paravent. Puisque c’est elle dont j’ai tué
les chenilles (sauf les deux ou trois pour les
papillons). Puisque c’est elle que j’ai écoutée se
plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se
taire. Puisque c’est ma rose.
Et il revint vers le
renard :
– Adieu, dit-il…
– Adieu, dit le
renard. Voici mon secret. Il est très
simple : on ne voit bien qu’avec le cœur.
L’essentiel est invisible pour les yeux.
– L’essentiel est
invisible pour les yeux, répéta le petit prince,
afin de se souvenir.
– C’est le temps que
tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si
importante.
– C’est le temps que
j’ai perdu pour ma rose… fit le petit prince, afin
de se souvenir.
– Les hommes ont
oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne
dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour
toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es
responsable de ta rose…
– Je suis
responsable de ma rose… répéta le petit prince,
afin de se souvenir.
– Bonjour, dit le
petit prince.
– Bonjour, dit
l’aiguilleur.
– Que fais-tu
ici ? dit le petit prince.
– Je trie les
voyageurs, par paquets de mille, dit l’aiguilleur.
J’expédie les trains qui les emportent, tantôt
vers la droite, tantôt vers la gauche.
Et un rapide illuminé,
grondant comme le tonnerre, fit trembler la cabine
d’aiguillage.
– Ils sont bien
pressés, dit le petit prince. Que
cherchent-ils ?
– L’homme de la
locomotive l’ignore lui-même, dit l’aiguilleur.
Et gronda, en sens
inverse, un second rapide illuminé.
– Ils reviennent
déjà ? demanda le petit prince…
– Ce ne sont pas les
mêmes, dit l’aiguilleur. C’est un échange.
– Ils n’étaient pas
contents, là où ils étaient ?
– On n’est jamais
content là où l’on est, dit l’aiguilleur.
Et gronda le tonnerre
d’un troisième rapide illuminé.
– Ils poursuivent
les premiers voyageurs ? demanda le petit
prince.
– Ils ne poursuivent
rien du tout, dit l’aiguilleur. Ils dorment
là-dedans, ou bien ils bâillent. Les enfants seuls
écrasent leur nez contre les vitres.
– Les enfants seuls
savent ce qu’ils cherchent, fit le petit prince.
Ils perdent du temps pour une poupée de chiffons,
et elle devient très importante, et si on la leur
enlève, ils pleurent…
– Ils ont de la
chance, dit l’aiguilleur.
– Bonjour, dit le
petit prince.
– Bonjour, dit le
marchand.
C’était un marchand de
pilules perfectionnées qui apaisent la soif. On en
avale une par semaine et l’on n’éprouve plus le
besoin de boire.
– Pourquoi vends-tu
ça ? dit le petit prince.
– C’est une grosse
économie de temps, dit le marchand. Les experts
ont fait des calculs. On épargne cinquante-trois
minutes par semaine.
– Et que fait-on de
ces cinquante-trois minutes ?
– On en fait ce que
l’on veut…
« Moi, se dit le
petit prince, si j’avais cinquante-trois minutes à
dépenser, je marcherais tout doucement vers une
fontaine… »
Nous en étions au
huitième jour de ma panne dans le désert, et
j’avais écouté l’histoire du marchand en buvant la
dernière goutte de ma provision d’eau :
– Ah ! dis-je
au petit prince, ils sont bien jolis, tes
souvenirs, mais je n’ai pas encore réparé mon
avion, je n’ai plus rien à boire, et je serais
heureux, moi aussi, si je pouvais marcher tout
doucement vers une fontaine !
– Mon ami le renard,
me dit-il…
– Mon petit
bonhomme, il ne s’agit plus du renard !
– Pourquoi ?
– Parce qu’on va
mourir de soif…
Il ne comprit pas mon
raisonnement, il me répondit :
– C’est bien d’avoir
eu un ami, même si l’on va mourir. Moi, je suis
bien content d’avoir eu un ami renard…
« Il ne mesure pas
le danger, me dis-je. Il n’a jamais ni faim ni
soif. Un peu de soleil lui suffit… »
Mais il me regarda et
répondit à ma pensée :
– J’ai soif aussi…
cherchons un puits…
J’eus un geste de
lassitude : il est absurde de chercher un
puits, au hasard, dans l’immensité du désert.
Cependant nous nous mîmes en marche.
Quand nous eûmes marché,
des heures, en silence, la nuit tomba, et les
étoiles commencèrent de s’éclairer. Je les
apercevais comme en rêve, ayant un peu de fièvre,
à cause de ma soif. Les mots du petit prince
dansaient dans ma mémoire :
– Tu as donc soif,
toi aussi ? lui demandai-je.
Mais il ne répondit pas à
ma question. Il me dit simplement :
– L’eau peut aussi
être bonne pour le cœur…
Je ne compris pas sa
réponse mais je me tus… Je savais bien qu’il ne
fallait pas l’interroger.
Il était fatigué. Il
s’assit. Je m’assis auprès de lui. Et, après un
silence, il dit encore :
– Les étoiles sont
belles, à cause d’une fleur que l’on ne voit pas…
Je répondis « bien
sûr » et je regardai, sans parler, les plis
du sable sous la lune.
– Le désert est
beau, ajouta-t-il…
Et c’était vrai. J’ai
toujours aimé le désert. On s’assoit sur une dune
de sable. On ne voit rien. On n’entend rien. Et
cependant quelque chose rayonne en silence…
– Ce qui embellit le
désert, dit le petit prince, c’est qu’il cache un
puits quelque part…
Je fus surpris de
comprendre soudain ce mystérieux rayonnement du
sable. Lorsque j’étais petit garçon j’habitais une
maison ancienne, et la légende racontait qu’un
trésor y était enfoui. Bien sûr, jamais personne
n’a su le découvrir, ni peut-être même ne l’a
cherché. Mais il enchantait toute cette maison. Ma
maison cachait un secret au fond de son cœur…
– Oui, dis-je au
petit prince, qu’il s’agisse de la maison, des
étoiles ou du désert, ce qui fait leur beauté est
invisible !
– Je suis content,
dit-il, que tu sois d’accord avec mon renard.
Comme le petit prince
s’endormait, je le pris dans mes bras, et me remis
en route. J’étais ému. Il me semblait porter un
trésor fragile. Il me semblait même qu’il n’y eût
rien de plus fragile sur la Terre. Je regardais, à
la lumière de la lune, ce front pâle, ces yeux
clos, ces mèches de cheveux qui tremblaient au
vent, et je me disais : « Ce que je vois
là n’est qu’une écorce. Le plus important est
invisible… »
Comme ses lèvres
entr’ouvertes ébauchaient un demi-sourire je me
dis encore : « Ce qui m’émeut si fort de
ce petit prince endormi, c’est sa fidélité pour
une fleur, c’est l’image d’une rose qui rayonne en
lui comme la flamme d’une lampe, même quand il
dort… » Et je le devinai plus fragile encore.
Il faut bien protéger les lampes : un coup de
vent peut les éteindre…
Et, marchant ainsi, je
découvris le puits au lever du jour.
– Les hommes, dit le
petit prince, ils s’enfournent dans les rapides,
mais ils ne savent plus ce qu’ils cherchent. Alors
ils s’agitent et tournent en rond…
Et il ajouta :
– Ce n’est pas la
peine…
Le puits que nous avions
atteint ne ressemblait pas aux puits sahariens.
Les puits sahariens sont de simples trous creusés
dans le sable. Celui-là ressemblait à un puits de
village. Mais il n’y avait là aucun village, et je
croyais rêver.
– C’est étrange,
dis-je au petit prince, tout est prêt : la
poulie, le seau et la corde…
Il rit, toucha la corde,
fit jouer la poulie. Et la poulie gémit comme
gémit une vieille girouette quand le vent a
longtemps dormi.
– Tu entends, dit le
petit prince, nous réveillons ce puits et il
chante…
Je ne voulais pas qu’il
fît un effort :
– Laisse-moi faire,
lui dis-je, c’est trop lourd pour toi.
Lentement je hissai le
seau jusqu’à la margelle. Je l’y installai bien
d’aplomb. Dans mes oreilles durait le chant de la
poulie et, dans l’eau qui tremblait encore, je
voyais trembler le soleil.
– J’ai soif de cette
eau-là, dit le petit prince, donne-moi à boire…
Et je compris ce qu’il
avait cherché !
Je soulevai le seau
jusqu’à ses lèvres. Il but, les yeux fermés.
C’était doux comme une fête. Cette eau était bien
autre chose qu’un aliment. Elle était née de la
marche sous les étoiles, du chant de la poulie, de
l’effort de mes bras. Elle était bonne pour le
cœur, comme un cadeau. Lorsque j’étais petit
garçon, la lumière de l’arbre de Noël, la musique
de la messe de minuit, la douceur des sourires
faisaient ainsi tout le rayonnement du cadeau de
Noël que je recevais.
– Les hommes de chez
toi, dit le petit prince, cultivent cinq mille
roses dans un même jardin… et ils n’y trouvent pas
ce qu’ils cherchent…
– Ils ne le trouvent
pas, répondis-je…
– Et cependant ce
qu’ils cherchent pourrait être trouvé dans une
seule rose ou un peu d’eau…
– Bien sûr,
répondis-je.
Et le petit prince
ajouta :
– Mais les yeux sont
aveugles. Il faut chercher avec le cœur.
J’avais bu. Je respirais
bien. Le sable, au lever du jour, est couleur de
miel. J’étais heureux aussi de cette couleur de
miel. Pourquoi fallait-il que j’eusse de la peine…
– Il faut que tu
tiennes ta promesse, me dit doucement le petit
prince, qui, de nouveau, s’était assis auprès de
moi.
– Quelle
promesse ?
– Tu sais… une
muselière pour mon mouton… je suis responsable de
cette fleur !
Je sortis de ma poche mes
ébauches de dessin. Le petit prince les aperçut et
dit en riant :
– Tes baobabs, ils
ressemblent un peu à des choux…
– Oh !
Moi qui étais si fier des
baobabs !
– Ton renard… ses
oreilles… elles ressemblent un peu à des cornes…
et elles sont trop longues !
Et il rit encore.
– Tu es injuste,
petit bonhomme, je ne savais rien dessiner que les
boas fermés et les boas ouverts.
– Oh ! ça ira,
dit-il, les enfants savent.
Je crayonnai donc une
muselière. Et j’eus le cœur serré en la lui
donnant :
– Tu as des projets
que j’ignore…
Mais il ne me répondit
pas. Il me dit :
– Tu sais, ma chute
sur la Terre… c’en sera demain l’anniversaire…
Puis, après un silence il
dit encore :
– J’étais tombé tout
près d’ici…
Et il rougit.
Et de nouveau, sans
comprendre pourquoi, j’éprouvai un chagrin
bizarre. Cependant une question me vint :
– Alors ce n’est pas
par hasard que, le matin où je t’ai connu, il y a
huit jours, tu te promenais comme ça, tout seul, à
mille milles de toutes les régions habitées !
Tu retournais vers le point de ta chute ?
Le petit prince rougit
encore.
Et j’ajoutai, en
hésitant :
– À cause,
peut-être, de l’anniversaire ?…
Le petit prince rougit de
nouveau. Il ne répondait jamais aux questions,
mais, quand on rougit, ça signifie
« oui », n’est-ce pas ?
– Ah ! lui
dis-je, j’ai peur…
Mais il me
répondit :
– Tu dois maintenant
travailler. Tu dois repartir vers ta machine. Je
t’attends ici. Reviens demain soir…
Mais je n’étais pas
rassuré. Je me souvenais du renard. On risque de
pleurer un peu si l’on s’est laissé apprivoiser…
Il y avait, à côté du
puits, une ruine de vieux mur de pierre. Lorsque
je revins de mon travail, le lendemain soir,
j’aperçus de loin mon petit prince assis là-haut,
les jambes pendantes. Et je l’entendis qui
parlait :
– Tu ne t’en
souviens donc pas ? disait-il. Ce n’est pas
tout à fait ici !
Une autre voix lui
répondit sans doute, puisqu’il répliqua :
– Si !
Si ! c’est bien le jour, mais ce n’est pas
ici l’endroit…
Je poursuivis ma marche
vers le mur. Je ne voyais ni n’entendais toujours
personne. Pourtant le petit prince répliqua de
nouveau :
– … Bien sûr. Tu
verras où commence ma trace dans le sable. Tu n’as
qu’à m’y attendre. J’y serai cette nuit.
J’étais à vingt mètres du
mur et je ne voyais toujours rien.
Le petit prince dit
encore, après un silence :
– Tu as du bon
venin ? Tu es sûr de ne pas me faire souffrir
longtemps ?
Je fis halte, le cœur
serré, mais je ne comprenais toujours pas.
– Maintenant
va-t’en, dit-il… je veux redescendre !
Alors j’abaissai moi-même
les yeux vers le pied du mur, et je fis un
bond ! Il était là, dressé vers le petit
prince, un de ces serpents jaunes qui vous
exécutent en trente secondes. Tout en fouillant ma
poche pour en tirer mon revolver, je pris le pas
de course, mais, au bruit que je fis, le serpent
se laissa doucement couler dans le sable, comme un
jet d’eau qui meurt, et, sans trop se presser, se
faufila entre les pierres avec un léger bruit de
métal.
Je parvins au mur juste à
temps pour y recevoir dans les bras mon petit
bonhomme de prince, pâle comme la neige.
– Quelle est cette
histoire-là ! Tu parles maintenant avec les
serpents !
J’avais défait son
éternel cache-nez d’or. Je lui avais mouillé les
tempes et l’avais fait boire. Et maintenant je
n’osais plus rien lui demander. Il me regarda
gravement et m’entoura le cou de ses bras. Je
sentais battre son cœur comme celui d’un oiseau
qui meurt, quand on l’a tiré à la carabine. Il me
dit :
– Je suis content
que tu aies trouvé ce qui manquait à ta machine.
Tu vas pouvoir rentrer chez toi…
– Comment
sais-tu !
Je venais justement lui
annoncer que, contre toute espérance, j’avais
réussi mon travail !
Il ne répondit rien à ma
question, mais il ajouta :
– Moi aussi,
aujourd’hui, je rentre chez moi…
Puis, mélancolique :
– C’est bien plus
loin… c’est bien plus difficile…
Je sentais bien qu’il se
passait quelque chose d’extraordinaire. Je le
serrais dans les bras comme un petit enfant, et
cependant il me semblait qu’il coulait
verticalement dans un abîme sans que je pusse rien
pour le retenir…
Il avait le regard
sérieux, perdu très loin :
– J’ai ton mouton.
Et j’ai la caisse pour le mouton. Et j’ai la
muselière…
Et il sourit avec
mélancolie.
J’attendis longtemps. Je
sentais qu’il se réchauffait peu à peu :
– Petit bonhomme, tu
as eu peur…
Il avait eu peur, bien
sûr ! Mais il rit doucement :
– J’aurai bien plus
peur ce soir…
De nouveau je me sentis
glacé par le sentiment de l’irréparable. Et je
compris que je ne supportais pas l’idée de ne plus
jamais entendre ce rire. C’était pour moi comme
une fontaine dans le désert.
– Petit bonhomme, je
veux encore t’entendre rire…
Mais il me dit :
– Cette nuit, ça
fera un an. Mon étoile se trouvera juste au-dessus
de l’endroit où je suis tombé l’année dernière…
– Petit bonhomme,
n’est-ce pas que c’est un mauvais rêve cette
histoire de serpent et de rendez-vous et d’étoile…
Mais il ne répondit pas à
ma question. Il me dit :
– Ce qui est
important, ça ne se voit pas…
– Bien sûr…
– C’est comme pour
la fleur. Si tu aimes une fleur qui se trouve dans
une étoile, c’est doux, la nuit, de regarder le
ciel. Toutes les étoiles sont fleuries.
– Bien sûr…
– C’est comme pour
l’eau. Celle que tu m’as donnée à boire était
comme une musique, à cause de la poulie et de la
corde… tu te rappelles… elle était bonne.
– Bien sûr…
– Tu regarderas, la
nuit, les étoiles. C’est trop petit chez moi pour
que je te montre où se trouve la mienne. C’est
mieux comme ça. Mon étoile, ça sera pour toi une
des étoiles. Alors, toutes les étoiles, tu aimeras
les regarder… Elles seront toutes tes amies. Et
puis je vais te faire un cadeau…
Il rit encore.
– Ah ! petit
bonhomme, petit bonhomme j’aime entendre ce
rire !
– Justement ce sera
mon cadeau… ce sera comme pour l’eau…
– Que veux-tu
dire ?
– Les gens ont des
étoiles qui ne sont pas les mêmes. Pour les uns,
qui voyagent, les étoiles sont des guides. Pour
d’autres elles ne sont rien que de petites
lumières. Pour d’autres, qui sont savants, elles
sont des problèmes. Pour mon businessman elles
étaient de l’or. Mais toutes ces étoiles-là se
taisent. Toi, tu auras des étoiles comme personne
n’en a…
– Que veux-tu
dire ?
– Quand tu
regarderas le ciel, la nuit, puisque j’habiterai
dans l’une d’elles, puisque je rirai dans l’une
d’elles, alors ce sera pour toi comme si riaient
toutes les étoiles. Tu auras, toi, des étoiles qui
savent rire !
Et il rit encore.
– Et quand tu seras
consolé (on se console toujours) tu seras content
de m’avoir connu. Tu seras toujours mon ami. Tu
auras envie de rire avec moi. Et tu ouvriras
parfois ta fenêtre, comme ça, pour le plaisir… Et
tes amis seront bien étonnés de te voir rire en
regardant le ciel. Alors tu leur diras :
« Oui, les étoiles, ça me fait toujours
rire ! » Et ils te croiront fou. Je
t’aurai joué un bien vilain tour…
Et il rit encore.
– Ce sera comme si
je t’avais donné, au lieu d’étoiles, des tas de
petits grelots qui savent rire…
Et il rit encore. Puis il
redevint sérieux :
– Cette nuit… tu
sais… ne viens pas.
– Je ne te quitterai
pas.
– J’aurai l’air
d’avoir mal… j’aurai un peu l’air de mourir. C’est
comme ça. Ne viens pas voir ça, ce n’est pas la
peine…
– Je ne te quitterai
pas.
Mais il était soucieux.
– Je te dis ça…
c’est à cause aussi du serpent. Il ne faut pas
qu’il te morde… Les serpents, c’est méchant. Ça
peut mordre pour le plaisir…
– Je ne te quitterai
pas.
Mais quelque chose le
rassura :
– C’est vrai qu’ils
n’ont plus de venin pour la seconde morsure…
Cette nuit-là je ne le
vis pas se mettre en route. Il s’était évadé sans
bruit. Quand je réussis à le rejoindre il marchait
décidé, d’un pas rapide. Il me dit
seulement :
– Ah ! tu es
là…
Et il me prit par la
main. Mais il se tourmenta encore :
– Tu as eu tort. Tu
auras de la peine. J’aurai l’air d’être mort et ce
ne sera pas vrai…
Moi je me taisais.
– Tu comprends.
C’est trop loin. Je ne peux pas emporter ce
corps-là. C’est trop lourd.
Moi je me taisais.
– Mais ce sera comme
une vieille écorce abandonnée. Ce n’est pas triste
les vieilles écorces…
Moi je me taisais.
Il se découragea un peu.
Mais il fit encore un effort :
– Ce sera gentil, tu
sais. Moi aussi je regarderai les étoiles. Toutes
les étoiles seront des puits avec une poulie
rouillée. Toutes les étoiles me verseront à boire…
Moi je me taisais.
– Ce sera tellement
amusant ! Tu auras cinq cents millions de
grelots, j’aurai cinq cents millions de fontaines…
Et il se tut aussi, parce
qu’il pleurait…
– C’est là.
Laisse-moi faire un pas tout seul.
Et il s’assit parce qu’il
avait peur.
Il dit encore :
– Tu sais… ma fleur…
j’en suis responsable ! Et elle est tellement
faible ! Et elle est tellement naïve. Elle a
quatre épines de rien du tout pour la protéger
contre le monde…
Moi je m’assis parce que
je ne pouvais plus me tenir debout. Il dit :
– Voilà… C’est tout…
Il hésita encore un peu,
puis il se releva. Il fit un pas. Moi je ne
pouvais pas bouger.
Il n’y eut rien qu’un
éclair jaune près de sa cheville. Il demeura un
instant immobile. Il ne cria pas. Il tomba
doucement comme tombe un arbre. Ça ne fit même pas
de bruit, à cause du sable.
Et maintenant, bien sûr,
ça fait six ans déjà… Je n’ai jamais encore
raconté cette histoire. Les camarades qui m’ont
revu ont été bien contents de me revoir vivant.
J’étais triste mais je leur disais :
« C’est la fatigue… »
Maintenant je me suis un
peu consolé. C’est-à-dire… pas tout à fait. Mais
je sais bien qu’il est revenu à sa planète, car,
au lever du jour, je n’ai pas retrouvé son corps.
Ce n’était pas un corps tellement lourd… Et j’aime
la nuit écouter les étoiles. C’est comme cinq cent
millions de grelots…
Mais voilà qu’il se passe
quelque chose d’extraordinaire. La muselière que
j’ai dessinée pour le petit prince, j’ai oublié
d’y ajouter la courroie de cuir ! Il n’aura
jamais pu l’attacher au mouton. Alors je me
demande : « Que s’est-il passé sur sa
planète ? Peut-être bien que le mouton a
mangé la fleur… »
Tantôt je me dis :
« Sûrement non ! Le petit prince enferme
sa fleur toutes les nuits sous son globe de verre,
et il surveille bien son mouton… » Alors je
suis heureux. Et toutes les étoiles rient
doucement.
Tantôt je me dis :
« On est distrait une fois ou l’autre, et ça
suffit ! Il a oublié, un soir, le globe de
verre, ou bien le mouton est sorti sans bruit
pendant la nuit… » Alors les grelots se
changent tous en larmes !…
C’est là un bien grand
mystère. Pour vous qui aimez aussi le petit
prince, comme pour moi, rien de l’univers n’est
semblable si quelque part, on ne sait où, un
mouton que nous ne connaissons pas a, oui ou non,
mangé une rose…
Regardez le ciel.
Demandez-vous : le mouton oui ou non a-t-il
mangé la fleur ? Et vous verrez comme tout
change…
Et aucune grande personne
ne comprendra jamais que ça a tellement
d’importance !
Ça c’est, pour moi, le
plus beau et le plus triste paysage du monde.
C’est le même paysage que celui de la page
précédente, mais je l’ai dessiné une fois encore
pour bien vous le montrer. C’est ici que le petit
prince a apparu sur terre, puis disparu.
Regardez attentivement ce
paysage afin d’être sûrs de le reconnaître, si
vous voyagez un jour en Afrique, dans le désert.
Et, s’il vous arrive de passer par là, je vous en
supplie, ne vous pressez pas, attendez un peu
juste sous l’étoile ! Si alors un enfant
vient à vous, s’il rit, s’il a des cheveux d’or,
s’il ne répond pas quand on l’interroge, vous
devinerez bien qui il est. Alors soyez
gentils ! Ne me laissez pas tellement
triste : écrivez-moi vite qu’il est revenu…