Mémorial des équipages ayant participé au premier courrier 100% aérien
de Toulouse à Santagio du Chili 11-15 mai 1930

 



L'épopée Atlantique par Jean Mermoz
Mais le principal obstacle restait à vaincre: les 3200 kilomètres d'océan, un interminable vol sans escale. Pourtant l'Atlantique Sud avait déjà été vaincu huit fois. Dès 1922, un équipage portugais avait réussi une traversée avec escales aux îles du Cap-Vert et de Saint-Paul; en 1926 des Espagnols, et en 1927 des Italiens et des Portugais avaient renouvelé cette performance. En octobre 1927, un équipage français, Costes et Le Brix, sur un "Bréguet 19", monomoteur Hispano-Suiza de 600 CV réussissait pour la première fois la traversée sans escale Dakar-Natal. Mais toutes ces traversées ressortissaient encore au domaine de l'exploit sportif: de beaux actes de courage sans lendemain, et que certains payaient de leur vie (de Saint-Roman, Mouneyrès et Petit en 1927). L'Aéropostale voulait mieux. Son but, c'était le service régulier cent pour cent aérien de Paris à Buenos-Aires. Jusqu'à présent et depuis mars 1928, le tronçon Dakar-Natal, seul tributaire des transports de surface, était effectué par des avisos qui accomplissaient la traversée en quatre jours. Il fallait à tout prix se libérer de cette dernière contrainte. Mais pour ces hommes animés jusqu'au fond de leur coeur par ce merveilleux "esprit de la ligne", ce dernier obstacle ne pouvait subsister. Et c'est pourquoi le 12 mai 1930, Mermoz, Dabry et Gimié assuraient pour la première fois la liaison postale entre les deux continents. 
Lorsque nous nous sommes envolés, le 12 mai, du fleuve Sénégal, à Saint-Louis, notre hydravion " Latécoère 28 " Hispano-Suiza 650 CV était pourvu de 2.600 litres d'essence et pesait 5.500 kilos. Pour moi, comme pour mes deux compagnons, le navigateur Dabry et le radiotélégraphiste Gimié, dont je tiens à faire un éloge tout particulier, notre tentative semblait devoir réussir sans grand mal. Habitués à voler par tous les temps, le jour et la nuit, à des jours et à des heures déterminés à l'avance, les pilotes de ligne ont acquis un sens de l'air qui leur paraît maintenant tout à fait naturel. C'est si vrai que lorsque nous nous sommes engagés au-dessus de l'Atlantique Sud, après avoir viré au-dessus de Saint-Louis  du  Sénégal, nous n'avons éprouvé aucune émotion et aucune crainte. Pour nous, nous ne faisions qu'accomplir un vol ordinaire. Le bruit du moteur me ravissait. J'avais la joie dans le cœur.
Une heure après l'île de Noronha, Gimié accrocha le poste de Natal, le but ! Devant moi, au-dessus de la ligne d'horizon, se détacha lentement un rocher. L'apparition de la terre, après avoir sillonné l'océan, m'éblouit. Ce fut une minute émouvante, la grande minute de notre randonnée. Je poussai un cri et Dabry et Gimié accoururent. Je n'ouvris pas la bouche. Dabry lança : "Saint-Roques!" Dans un même élan, étroitement solidaires, nous sentîmes la puissance de notre collaboration et éprouvâmes la même ivresse, celle de la victoire. Natal était au-dessous de nous ; je piquais vers la base de L'AEROPOSTALE installée sur le Rio Potingui. Je décrivis une large courbe, fis une " prise de terrain " ; l'appareil passa près des chalands, se rapprocha du fleuve et l'amerrissage fut facile. En 21h 15, nous avions amené de Saint - Louis à Natal le courrier qui avait été transporté de Toulouse à Saint - Louis en 24 heures successivement par Beauregard, Emler et Guerrero. Quarante-cinq minutes après notre amerrissage, Vanier repartait de Natal, emportant le courrier pour Rio de Janeiro ; Reine le relayait jusqu'à Buenos-Aires et Guillaumet effectuait le dernier parcours jusqu'à Santiago du Chili. La première traversée aérienne postale de l'Atlantique Sud ayant été réalisée, le courrier alla de Toulouse à Santiago-du-Chili - 13.400 kilomètres - en 108h. 40 dont 20h. 40 passées en escales. source 


La suite par Vanier Natal-Rio de Janeiro  source
Enfin la fine silhouette de l'hydravion se dessina à l'horizon. Bientôt sur l'eau calme du Rio Potengi, près du grand hangar dont il allait être le premier occupant, l'appareil se posa silencieusement.
Il était 7 h 30 et à cette heure matinale nous fûmes peu nombreux pour accueillir nos camarades.
Sans bruit, sans réclame inutile, modestement comme les artisans effectuant de leur mieux le travail demandé, cet équipage venait de battre le record de distance en ligne droite pour hydravion et de transporter au-dessus de 3 200 kilomètres d'eau le premier courrier aérien officiel. Trois grands sacs, plus de vingt mille lettres provenant de l'Europe entière et destinées au Brésil, à l'Uruguay, à l'Argentine, au Paraguay, au Chili et à la Bolivie!
Avec quelle émotion j'étreignis ces hommes qui venaient d'inscrire au palmarès de l'aviation commerciale l'une de ses plus belles pages de gloire. Avec quelle émotion aussi j'évoquai, pour Mermoz, en quelques phrases l'accident de Montevideo...

Les sacs sortis de l'hydravion furent chargés dans la camionnette qui démarra aussitôt et arriva quarante minutes plus tard au terrain.
Ce fut l'affairement et très vite l'avion libéré de ses cales commença à rouler, décolla, fonça en direction du Sud pour un nouveau voyage de 2 400 kilomètres dont le terme, après cinq étapes, était Rio-de-Janeiro.
Ai-je besoin de dire la joie de ce départ et aussi la volonté d'arriver qui m'animait. La joie mais aussi sur mes épaules le poids d'une responsabilité énorme, il me fallait achever cette oeuvre si magistralement commencée, réussir cette mission mieux que jamais. J'aurais voulu pousser le moteur pour atteindre la capitale du Brésil avant la fin de ce troisième jour mais ce moteur ne pouvait tourner plus vite qu'à l'ordinaire.
- Voilà Récife, prépare-toi, dis-je à mon mécanicien Lièvre.
Nous volions depuis une heure quarante-cinq. Je fis au-dessus du terrain un passage en rase-mottes afin de permettre à Lièvre de jeter par-dessus bord le sac de lettres. Je pouvais éviter cet atterrissage puisque, dans ce vol exceptionnel, aucun courrier n'était prévu entre les escales.
Les heures s'écoulèrent. Devant nous le soleil se rapprocha de l'horizon, de plus en plus bas, de plus en plus vite.
Ce fut Maceio, Bahia, Caravellas. Arrêt devant le hangar où tout le personnel s'affairait au déchargement de l'avion puis au transfert dans un autre appareil dont déjà le moteur tournait au ralenti. Le temps de descendre de l'un pour monter dans l'autre et, cinq minutes plus tard, nous reprenions l'air à nouveau.
Passé Caravellas, ce fut la nuit complète et un ciel entièrement couvert dans lequel la lune tardait à se lever. De gros flocons noirs, bruine ou nuages, s'interposaient souvent entre l'avion et le sol. Quelques grains, puis ce fut la pluie d'orage coupée d'éclaircies de plus en plus rares. Le temps allait en s'aggravant et rien ne permettait de supposer que plus loin les choses s'amélioreraient, car, à bord du LAT. XXV que j'utilisais jusque-là parce que plus rapide, nous n'avions pas la radio.
Quand enfin le phare de Victoria se révéla au loin dans une portion de ciel plus dégagée, nous reprîmes espoir. Mais pour déchanter presque aussitôt, car Rio signalait une pluie intermittente et de fortes tendances orageuses. Le vent sud-sud-ouest retarderait notre marche et, comme pour confirmer ces sombres pronostics, un fort grain vint crever sur le terrain martelant de ses larges gouttes le toit de fibro-ciment de la baraque dans laquelle nous nous restaurions rapidement avant de poursuivre.
A cette escale, il y avait comme avion de réserve un LAT. XXVl; par sécurité je décidai de le prendre et de remplacer le mécanicien par un radio. Le chef de poste brésilien Chagas, à qui je demandai de bien vouloir m'accompagner, n'avait jusqu'alors fait que survoler le terrain au cours d'essais par beau temps. Mais nous étions tous tellement pris par cette ambiance de record que, sans hésiter, il accepta; ce soir-là Chagas se sentait tous les courages.
Nous décollâmes à 19 h 30. Les nuages, si bas qu'ils semblaient traîner au sol, nous gênaient et souvent nous cachaient la côte. Des couches superposées voilaient la lune qui, bien que présente, ne parvenait pas à percer l'opacité de cette nuit. Pour ne point perdre de vue le dessin du rivage et pour éviter les collines qui le jalonnaient, il nous fallait jouer à cache-cache avec les nuages. Ainsi nous parvînmes sans trop de difficultés au cap San Thomè.
Le vent très violent nous secouait et retardait notre marche. Au cap Frio nous devions changer de direction et prendre à droite de 90°. La côte nous fuyait, cette côte bordée de marécages que les hautes marées recouvraient parfois et, quand nous avions contourné des collines de deux à quatre cents mètres, ce que nous croyions être la plage n'était le plus souvent qu'une bande de sable entre deux lagunes.
Nous mîmes deux heures pour franchir deux cents kilomètres; dans le noir devant nous le cap Frio devait être proche. Noyées dans la vapeur d'eau, la brume et les stratus au ras du sol, les lumières de la petite ville de Macahé se dessinèrent. Au même moment nous entrâmes dans un véritable déluge! Pareille à un rideau, la pluie tropicale nous inonda, dissimulant les repères que mes yeux avides cherchaient. Même par beau temps les phares côtiers obturés du côté terre ne peignaient qu'un faisceau insignifiant, alors dans cette bourrasque!...
Malgré le moteur et la carlingue inondés, la machine se comportait bien mais c'était là mon moindre souci, car j'avais dû descendre sous les cumulus pour éviter de perdre le contact avec la côte. .le connaissais bien cette région du cap Frio la plus difficile de tout ce parcours tourmenté, ses surfaces inondées étaient propices à une erreur de position dont le résultat pouvait être de nous mettre brusquement nez à nez avec l'une de ces collines érigées à l'extrémité du cap. L'intérieur n'était d'ailleurs pas plus rassurant : la forêt vierge, son vert sombre intense se confondant avec la nuit, ses arbres démesurés recouvrant aussi bien la plaine que les hauteurs.
Chagas me passa un message reçu de Rio. Il émanait de Reine qui du poste radio suivait notre marche lente; c'était lui qui devait prendre le courrier et continuer vers Buenos-Aires.
"Violent orage sur le terrain, visibilité nulle. Je crois que vous n'arriverez pas jusqu'ici..."
Que faire? Nous étions à trois heures trente de Victoria et à cent kilomètres de Rio sans suffisamment d'essence pour faire demi-tour, sans même y songer il faut bien le dire. Le courrier ne devait pas à cause de nous perdre le temps précieux que l'exploit de Mermoz lui avait fait gagner!
    

    Hélas! notre volonté risquait de ne pas suffire contre ce temps de plus en plus mauvais, contre cette obscurité si dense qu'il fallait passer la tête hors de la carlingue pour distinguer, grâce aux stries fulgurantes qui pourfendaient le ciel, le contour imprécis d'une côte balayée par les torrents.
" J'en ai trop vu, trop enduré pour abandonner maintenant, pensai-je, je réussirai, je veux réussir et, quel que soit devant moi le risque, je vais à sa rencontre. Dans une heure j'en aurai terminé ou bien... "
A la verticale, je suivis la côte et quand à la plage succédait la montagne ou quelque rocher abrupt je m'écartais en mer si la pluie moins dense me permettait de ne point perdre l'obstacle de vue, sinon je virais sur place pour ne point courir le risque d'être déporté. Combien de fois dus-je répéter ces manoeuvres avant d'arriver à la dernière falaise, celle qui, à cinq kilomètres de la baie de Rio, barre la route et nous faisait craindre l'échec si près du but!
L'antenne emportée, l'opérateur inondé et obligé de se cramponner pour ne pas être éjecté de son siège, assaillis de toutes parts par la bourrasque, nous dûmes pendant plus de cinq minutes au centre d'un orage d'une extrême violence, virer en spirales, l'aile à quelques mètres seulement du sable de la plage pour ne pas perdre de vue la frange d'écume, ce repère qui nous évitait de percuter la mer ou l'obstacle proche.
Enfin les éléments parurent s'assouvir, être vaincus, un calme relatif et momentané, nous permit de passer les dernières collines et d'entrer dans la baie de Rio entre les forts, par le chemin que suivent les navires.
Dix minutes plus tard, dans la boue et la pluie, nous roulions jusqu'au hangar de l'Aéropostale. Là, quelques dizaines d'aficionados, les représentants de l'aviation brésilienne et le directeur des postes nous attendaient.
Minuit était depuis longtemps passé. Les félicitations de nos amis ne m'atteignaient pas, car ce retard provoqué par le mauvais temps me préoccupait trop.
Le directeur des postes brésiliennes était un homme charmant, il comprit mon souci et à peine lui avais-je parlé que, sans la moindre hésitation, il me rassurait.
- Nous admirons tous vos efforts et ceux de vos camarades pour réduire au minimum la durée de ce voyage. Le timbre à date n'est pas encore modifié, il ne le sera pas, les plis porteront le cachet du 13 mai ainsi, monsieur Vanier, vous serez en quelque sorte arrivé avant minuit...
Le mauvais temps persistait; il ne fallait pas songer affronter en pleine nuit l'étape Rio-Santos. Au petit jour, Reine décolla pour Buenos-Aires, qu'il atteignit le soir du 14 mai. Quant à Guillaumet il franchit la Cordillère des Andes et toucha Santiago le jeudi 15, à 13 h 30. Le premier courrier cent pour cent aérien France Amérique du Sud avait mis quatre jours et demi pour aller des bords de la Seine au Pacifique. La France avait gagné!
Il ne me restait plus qu'à récupérer car, sur une absence de soixante-douze heures, j'avais volé trente-sept heures vingt.
Toute la satisfaction de Didier Daurat se devinait dans le télégramme aux termes affectueux que je reçus bientôt. A bord d'un aviso notre directeur avait suivi tout le vol.
Déjà j'étais prêt à repartir!