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MEMOIRES DE L’AMI DE BOUY  par Maurice CONTANT   
professeur de français à l'école européenne de Mogador 

  


Postale de Nuit  Aéropostale   Bienvenue 

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Ce ne sont pas les souffrances physiques qui comptent…. On ne les sent plus quand il y en a trop. Ce sont les autres. On pense… On pense…   





Il en faudrait, des pages, pour raconter l’aviateur, le pionnier, le héros, l’être d’exception, que fut mon ami Henri GUILLAUMET.
Cela a été fait : par des hommes – ses compagnons – qui ont mené le même combat, et qui l’ont gagné, avec lui. Ils étaient, tous, des rescapés provisoires.
Je pense à l’un des plus grands, à l’un des plus purs qui a quitté la "Terre des Hommes" quatre ans après GUILLAUMET et qui écrivit cette phrase, si fière et si humble aussi : "Je suis de GUILLAUMET, de la même substance"…
Mes pages, à moi, ne seront que d’amitié et des souvenirs. D’abord, des années " RIRI " de ma prime enfance. Puis des moments: GUILLAUMET de l’Aéropostale, de l’Atlantique Sud, de la Cordillère des Andes. GUILLAUMET qui passe au Maroc entre deux conquêtes et qui me conte gravement des épopées.
Je n’irai pas au delà; cela ne m’appartient pas.
Un jour de novembre 1940, Henri m’enverra sa dernière photographie, prise au hasard sur un marché parisien. Oui, la toute dernière. Car, le 27 de ce même mois, au large de Bizerte, il lancera en plein ciel le message du héros assassiné.
Oui. Antoine de Saint-Exupéry écrivait : "Je suis de GUILLAUMET", de la même substance!". Humaniste, il parlait de l’homme. Il me disait aussi, alors qu’on tournait "Courrier Sud" à Mogador:
"A vous aussi, il a donné de lui–même, puisque vous êtes son ami..".
Si je suis un peu de GUILLAUMET, c’est de celui qui annonçait l’homme.

Qui le préparait.
Car l’HOMME, je n’ai pu le rattraper. Il était trop grand pour moi. Je suis, à quelques mois près, du "moment" de Guillaumet.
Je suis de son enfance.
Je suis de son village.

La Champagne sèche qui, du Nord au Sud, s’allonge de l’Ardenne sévère à la somptueuse forêt d’Othe, est striée par le travers de rivières charmantes : la Suippe, la Vesle, la Marne et la toute jeune Seine.
Entre elles, en ce temps là, la plaine monotone était sclérosée de craie avec des landes rases, des bois de sapins renfrognés, des moutons et leur berger enveloppé de bure. L’été, ça sentait bon la résine, le thym sauvage et le miel.
Mais, tout au long des rivières, c’était un merveilleux et étroit chemin d’oasis : hauts peupliers laçant droit leurs torches vertes, aulnes rouges, rouvres en boules, prés et sous-bois fleurant bon la mousse et la morille. Et, quelque part sur cette Vesle, emmitouflée de grands arbres, BOUY, notre village, plus beau que tous les autres, justement parce qu’il est le nôtre.

La maison GUILLAUMET est au pied de l’église. Une vieille, vieille église romane, lourde et sombre, avec des cloches énormes qu’on entend jusqu’à la Montagne de Reims quand le vent porte bien … Toutes les cloches de ces pays là ont des résonances profondes : elles ont annoncé, sur ces marches de l’Est, tellement d’invasions !.
C’est sans doute une ferme, cette maison GUILLAUMET. Autour d’une très grande cour, le logis, la grange, la porcherie car on y élève des cochons. Avec quelques champs et le jardin, on vit… mais tout juste. Veuf, le papa Paul GUILLAUMET veille avec une gouvernante qui fait ce qu’elle peut sur ses trois garçons : René, André et Henri. Elle a la charge des gosses, de la cuisine, du linge, du ménage, du jardin et elle aide aussi au dur ouvrage sur les bêtes. On vit un peu à la diable et les fricots, au long des jours, se ressemblent souvent. Pourtant, dans cette maison, quelle sérénité, quelle entente ! Tout est sain, solide et franc. On s’aide et on s’aime. Les garçons portent, l’un suivant l’autre, sans récréminer, les mêmes vêtements, rapetassés jusqu’à l’agonie mais sans manquer l’école où ils sont souvent les meilleurs élèves.
Le père gronde un peu, parce qu’il n’y a pas à gronder.
Nul ne se plaint. Une naturelle simplicité unit et encourage.

Et c’est là qu’est le commencement…

Henri m’avait choisi et je l’avais choisi. Nous avions huit ans, neuf peut–être, que nous étions déjà des amis. Vif, franc, honnête, plein de santé, volontiers bagarreur, il m’offrait sa protection quand il le fallait. A vrai dire, comme dans tous les villages, nous étions intégrés à un groupe de copains, heureux de se retrouver chaque jeudi, chaque dimanche, hors famille, hors école, hors église.
On apprenait déjà à choisir, et à juger. A notre façon, bien sûr!
Il était admis, une fois pour toutes que, collecter des garennes, tendre des cordeaux dans la Vesle, cueillir dans les vergers de pleins tabliers de cerises ou de pommes ne constituaient pas un délit. Mais, si par hasard, l’un de nous proposait un coup douteux, RIRI se fâchait net : " C’est pas franc, ça, j’marche pas ". On n’insistait pas … Il avait les poings solides.
Mais voilà que, soudain, l’équipe abandonne maraudes et collets, dédaigne la pêche clandestine et s’émerveille de la plus fantastique des aventures commençantes.
Et d’en être si près … Et d’en être témoins… Et d’y participer, peut-être.

Au camp de Châlons, à deux kilomètres seulement du village, il se passe des choses extraordinaires, et le monde entier est à l’écoute de ces choses là ! Des hommes apprennent à voler sur de grands oiseaux de toile et de bois., des oiseaux qui ne battent pas des ailes et ils ont moteur, comme les autos, et des roues comme les bicyclettes. Le beau rêve d’Icare !!.
On y travaille dans des hangar bien clos et on connaît déjà des noms : FARMAN, VOISIN, TRAIN, BLERIOT… Et les aéroplanes volent vraiment, des prix sont offerts.
Henri FARMAN réussit BOUY–REIMS, trente kilomètres, juste à hauteur des peupliers de la Vesle. Tous les journaux du monde en parlent. RIRI est ébloui, subjugué.
"Dis, on y va, à l’aviation?On y va".
On y va après l’école, avec nos petites pattes, à travers les luzernes et les semis de sapins. C’est tard, on ne voit jamais grand chose, à ces heures là. On rode… On écoute les mécanos, dans les cantines. RIRI connaît déjà des tas de choses, il m’explique :
"Les gouvernails, c’est pas tous les mêmes, tu sais. Celui de direction, on le manœuvre avec les pieds. Celui de profondeur, avec les mains : il fait monter ou  descendre. Et il faut s’envoler le nez au vent parce que, le vent, il soulève l’aéro, tu comprends? Et puis, si tu ne mets pas ta casquette à l’envers, bien serrée sur ta tête, ou que tu n’accroches pas bien ton écharpe et que ça s’envole dans l’hélice, eh ben, mon veux, l’hélice, elle part en morceaux!
- Tu blagues, une hélice, c’est dur et une casquette c’est mou.
- Justement !! Tiens… un bout de fer que tu lances dans l’hélice, elle te le renvoie !… Et puis, c’est comme ça !… C’est un mécano qui me l’a dit, alors, tu penses ! ".
Je ne discute pas, Henri est au courant.
Mon père, seul boulanger au village, va chaque jour à midi avec la carriole et le cheval livrer le pain à "l’aviation" .. Le jeudi, je l’accompagne et RIRI est déjà là, il m’attend. Il sort de sa poche un bout de toile huilée:
"C’est d’une aile mon vieux, et un morceau d’aluminium : ça vient de l’ancien moteur. Ils en ont mis un moins lourd ! Un fragment de bois creux : et ça, c’est d’un hauban.". Il n’a pas ramassé que ça… mais aussi tous les potins, tous les pronostics, et il me les conte. Moi, je porte les trois flûtes d’une livre à FARMAN et ses mécaniciens et j’entre, avec Henri, par une petite porte dérobée. Je pose mes flûtes sur une table à dessins, couverte de feuillets, de règles, d’équerres et de plans enroulés. Chaque pain coûte trois sous. Je prends la petite " semeuse " d’argent de cinquante centimes, posée d’avance sur table. Le sou qui reste est pour nous, on nous connaît. Et on nous laisse tout voir car on sait qu’on ne touche à rien. On tourne autour du grand biplan fragile, posé sur ses deux roues de bicyclette. Justement on s’y affaire. FARMAN et les deux mécaniciens HERBSTER et KREFFER démontent quelque chose. " Viens voir, chuchote Henri, on démonte l’hélice !. " FARMAN, en combinaison bleue d’ouvrier, mégot aux lèvres, fourrage dans le lourd moteur. Je revois son visage fin et mince, qu’allonge une barbichette noire et surtout son regard vif, comme un peu fiévreux, mais devenant très doux quand mon camarade, tout à fait indiscret, se penche aussi vers le moteur, le nez à toucher l’huile ourlant les cylindres.
"  M’sieur Farman, vous me ferez monter une fois, n’est ce pas?
Mais oui, seulement pour aujourd’hui… Décampez !… On met en route une nouvelle hélice et elle peut sauter !
-Elle est en bois ?
-Oui ! Elle est en lames de bois qu’on a fait bouillir et qu’on colle, en les comprimant. C’est bien plus léger…
-Alors, on laisse tomber les hélices en fer ?
-Oui. Allez !…. Filez !… "

Mais Henri ne se lasse pas. Ne se décourage pas.
-Amène toi ! On va voir les "Antoinette!"
On y est moins bien accueillis. Latham, grand garçon dégingandé, courageux, méticuleux, n’est pas toujours commode. Un jour, il revenait de la chasse du côté de Reims et il avait attaché trois faisans à la queue de son monoplan. Henri me faisait voir comment l’entoilage de cette queue était compliquée, mais aussi élégant. Il me disait : " C’est une vraie queue d’oiseau ! C’est pas comme les " cages à lapin " de Voisin ! On éprouvait, du bout des doigts, la raideur et la douceur de la toile. Tout à coup, Latham surgit, hurle et nous botte les fesses ! Il croyait qu’on en voulait à ses faisans. (Soixante ans plus tard, j’ai été fort ému d’entendre à la télévision madame Guillaumet rappeler cette anecdote).
A travers tant d’années, les souvenirs ne s’inscrivent plus exactement, avec leurs noms, leurs dates… Henri Guillaumet connaît, en même temps que moi, Train, Chavez, Blériot, la baronne de La Roche, les deux frères Védrines, Labouchère, Levavasseur, Sommer, Gilbert… et tant d’autres… Et les Bréguet, les Morane, les Déperdussin, les Nieuport. Il examine, il étudie, il raisonne. Déjà, il s’intègre àl’exaltante équipe. En silence, il se construit, malgré les déconvenues, malgré les drames. On a vu Kimmerling brûler vif dans son avion, encastré dans un pylône métallique. On a vu piquer àmort Gilbert, de trois mille mètres et son minuscule avion de soie se redresser tout seul, au ras du gazon, en sauvant son pilote. On a vu Jacques Védrines sauter de son avion en feu à l’atterrissage et s’en tirer avec seulement une double entorse ! On a vu…. Mais je me souviens particulièrement de ce jour où Henri, bouleversé, m’affirma sa vocation. On avait sorti du hangar un aéroplane d’ordonnancement révolutionnaire construit en secret, et qu’on appelait le " Canard ". Il avait déjà roulé, aujourd’hui, il allait voler. C’était un biplan extraordinairement léger, qui avait l’air de se déplacer … à l’envers : ailes à l’arrière, fuselage tendu vers l’avant et, tout au bout de ce fuselage, le gouvernail de profondeur ! Le pilote tourné vers la queue ! Il roule, tout d’abord en se dandinant. Il se lance, pour un premier tour du camp… Il décolle, retombe aussitôt, décolle encore, retombe et revient, beaucoup trop vite droit sur le hangar. D’un coup, le fuselage se replie sur les ailes, et il n’y a plus qu’un misérable tas de bois et de toile qui, miracle, ne flambe pas. Allongé sur le gazon roux, la tête sur sa veste pliée en quatre, le pilote râle doucement, en attendant l’ambulance de Mourmelon. Sa femme, à genoux, passe sur ses cheveux et sur son front un mouchoir imbibé d’eau de Cologne, tiré de son sac. Geste machinal de tendresse et de désarroi. Henri prend ma main dans la sienne, il la serra à me faire mal et me dit :
-Il n’y a pas assez d’aviateurs… Il en faut beaucoup, beaucoup pour faire des progrès en vitesse, pour qu’on ne voie plus de choses comme ça… Je serai aviateur, je te le jure ! Et je t’emmènerai, tu penses… !

BOUY – 1914 – 1915

Parce qu’un archiduc et sa femme, strictement inconnus, ont été assassinés, dans une ville tout aussi inconnue, c’est la guerre qui supprime, d’un coup, la grande attraction, l’Aviation Civile ! Le camp est remilitarisé, l’entrée interdite.
Et tout va vite.
Bouy est envahi, puis délivré par la bataille de la Marne. Les hommes sont partis, les femmes ont bien d’autres choses à faire que s’occuper des gosses. Dans notre village de soixante feux, il y a en permanence trois mille soldats. Les poilus restent quatre jours dans le patelin, montent en ligne, et reviennent quatre jours après. Pas tous, et pas toujours les mêmes. Une ambiance de laisser-aller, de rigolade, la dérive…
Mais la guerre nous rappelle à l’ordre !… En septembre 1915, l’extravagante attaque française sur Souain, Tahure, Pethes, à 10 kilomètres du village, fait des dizaines de milliers de morts. Pour quelques champs de craie !
On voit revenir la longue et effroyable cohue des blessés, carapaçonnés de pansements rouges. De fourgons archi-pleins, on décharge les autres qui gémissent ou qui hurlent, et qu’on aligne à même la paille dans les remises ou dans les granges.
On creuse des tombes.
On plante des croix de bois.
Et puis on reçoit les premières bombes des " Taubes " . De ridicules boules de tôles que le pilote balance par dessus la carlingue. De l’artisanat ! Et le premier nuage de gaz asphyxiants qui traîne au vent ses effilochures jaunes. Ca pue l’eau de javel, ça rend fous les oiseaux et ça tue les garennes dans leurs terriers.
Je quitte Bouy pour entrer au collège de Châlons avec déjà un an de retard. Henri m’accompagne à la gare.

-Mon vieux, finies les rigolades ! Faut gagner sa croûte et foutre les prussiens dehors. Moi, je me mets au boulot avec les frangins : battages, labours, cochons. Pour les cochons, c’est facile avec tous les restes des cuistots. E toi, tu veux toujours être maître d’école ?
-Oui
-C’est une bonne idée ".
Et comme il ne perd jamais le sens pratique des choses, il ajoute en me serrant les deux mains :
-Si tu as deux jours de congés, à la Toussaint, tâche de t’amener. La Vesle sera en crue ! On tendra aux anguilles ! 
La guerre nous sépare, et chacun suit sa destinée.

BOUY - 1925

D’un seul coup, l’éclat de la renommée !! A la une de tous les quotidiens de France, on peut lire : " Le Sergent Guillaumet remporte la Military Zénith ".
J’accours pour le féliciter. Bardé de perdreaux, il revient d’une partie de chasse dans les sapins de la commune. Je le retrouve, superbe, athlétique mais pensif :
-Tu n’est pas content ?
-Oh ! si. Un prix de 25000 francs. Tu penses ! Et des tas de chèques qui pleuvent. J’ai acheté un tracteur et j’ai fait retaper la baraque . Mais…
-Mais quoi ?
-J’ai envie d’autre chose. Je vais te dire : mon record, je m’en fous. Ecoute, qu’est ce que ça veut dire, un record ? Que le ciel était beau ? Qu’on n’a pas bouffé les soupapes ? Que les concurrents ont eu la poisse ? Et après ? … J’en ai marre de cette vie militaire, minutée, réglée, calibrée, sanctionnée. On n’apprend rien ! Je veux voler, voler large et loin pour que ça serve à quelque chose. Dans l’aviation civile, on sait ce qu’on fait et pourquoi on le fait. Il faut que l’aviation civile devienne un outil de travail, et qu’il rapproche les hommes. Battre des records ? Evidemment… Mais battre son propre record, chaque mois, chaque semaine et sans rien dire à personne. Construire… et que ce soit français. Français, comprends-tu ? Après cette putain de guerre, on besoin de repartir, de se redresser, de donner l’exemple. Tu vois, je rêve de l’Afrique et que cette ligne, qui part de Toulouse, s’allonge jusqu’à Dakar, jusqu’à Brazzaville, jusqu’au Cap. Mijoter à Thionville, en attendant de passer adjudant ? Oh ! non, mon vieux ! Si ça rate, j’aurai au moins le mérite d’avoir essayé.
-Tu sais Henri, que je lorgne aussi sur l’Afrique du Nord ? J’ai besoin de respirer plus large. Au Maroc, peut-être… ".
Alors, Henri sourit, à plein visage :
-Sans blague !!! Tu nous vois, tous les deux, en train de bouffer le couscous chez les bédouins ?

MOGADOR – MAROC - 1927 

J’apprends que Guillaumet, pilote chez Latécoère, vient d’être promu Chevalier de la Légion d’Honneur. Il a sauvé, dans des conditions impossibles, un équipage uruguayen perdu dans une sebka saharienne…

MOGADOR – MAROC – 1929

Henri fait le tour de mon patio qui, par le haut, découpe un carré de ciel plein d’étoiles.
-C’est là que je te vois passer quand tu lances ta fusée pour me dire bonsoir. La première fois, les enturbannés ont eu la frousse. Ils croyaient que tu avais le feu au cul !!
-T’en fais pas, on a de bons taxis maintenant. Et on fait Casa–Agadir de nuit pour gagner du temps.
Puis, lentement, le regard plein de bonheur :
-Mais que tu sois là, moi !! Et que ce soit chez toi !! Dans la même petite ville perdue tout au fond du Maroc !! Et qu’on vienne des bords de la Vesle !! C’est pas un hasard, ça ? Aussi, mon vieux, faut pas en rester là ! Je te veux comme passager, sur Casa - Toulouse, dans un ou deux ans, quand ça sera plus sûr.
- J’y ai déjà pensé mais… Henri… Le porto chauffe. Parle-moi du Sud.
- Oh , tu sais, c’est parler du vide. D’un vide qui est pourtant plein de choses… Les rezzous… Les enlèvements… Les rançons… La mort, aussi… Et quelle mort !… C’est terriblement loin, Casa, Dakar. Ca n’en finit pas de se dérouler, les dunes ! Et les couscous ont beau faire l’impossible ! Même en volant à deux, on est parfois en panne tous les deux ! Mais on sent qu’on fait quelque chose. On pique des petits drapeaux sur la carte, et de plus en plus loin. Après, ce sera l’Atlantique Sud !!
- Et les hommes ?
- J’ai rien à en dire, que ça : des hommes ! Des purs ! Un jour, je te présenterai Jean et Tonio.
- Jean ??
- Oui, Mermoz ! Et Tonio, c’est Saint – Ex… Saint – Exupéry. Les autres sont comme eux !
- Et les escales ?
- Justement ! Tiens ! Saint – Ex est chef d’aéroplace à Juby. Et tu n’imagines sûrement pas Juby. Un fortin espagnol, avec des disciplinaires. D’un côté, la mer. De l’autre, les dunes et les Maures. Pas d’arbre. Pas d’eau. La flotte, elle vient des Canaries, dans des bidons et par voilier. Sur les avions, sur les pilotes et sur le terrain, Saint – Ex règne. Son palais est une baraque en planches . Il s’impose aux maures, il fait risette aux espagnols, il va chercher les avions perdus. Chef…Pilote… Diplomate… Et aussi écrivain.
- Ecrivain ?
- Oui, figure-toi que, dans sa cabane, Saint – Ex écrit !… Et c’est drôlement bien, ce qu’il écrit. Moi, pour analyser, c’est pas mon fort. Mais ça me remue.
- Quel genre ?
- Oh, une histoire d’amour. Et une histoire d’avion. L’avion, ça te fait voir la terre et autrement, l’amour…

Quand j’arrive, Tonio m’embrasse et me dit : Viens lire, tu me diras ce qui ne va pas. J’ai beau protester, puisque tout est bien et qu’il écrit comme je pense. Il insiste, alors j’invente des détails, des détails techniques à changer.
Tonio est content, le manuscrit s’épaissit à chaque visite. Alors il me demande si je crois qu’on comprendra tout et si je crois qu’on l’aimera, son " Courrier Sud ". Je lui répond qu’on l’aimera, bien sûr, tu penses !! Après quoi, on passe aux choses beaucoup plus terre à terre parce que… construire un vrai déjeuner, à Cap-Juby, c’est toute une histoire. J’apporte d’Agadir ou de Casa des légumes frais, des fruits frais, de bonnes bouteilles, tout un trésor ! Et bientôt, monte de la cuisine l’odeur complexe et suspecte des côtes de porc qu’on fait frire. Parce que, je vais t’expliquer : Saint-Ex élève deux ou trois cochons à Juby. Mais comme on n’a pas grand chose à leur donner, on les bourre de soles, de soles magnifiques qu’on pêche à la petite senne, devant le fort, chaque matin. C’est ce qui fait que le rôti sent un peu drôle…  Il sourit, puis il ajoute, le regard lointain:
-Tu vois, notre vie bien serrés dans ce désert qui écarte le monde, c’est la plus belle vie. Sans grisaille. Sans combines… Sans vacheries… Et on va y arriver. La plus belle ligne du monde! 

MOGADOR . Au Club - Janvier 1930

A gauche, en entrant, un guéridon avec une bouteille de champagne et quatre coupes. Allongés dans des fauteuils, mes invités d’une heure : Mermoz, Guillaumet et Collenot.
-Tu comprends, je n’ai pas voulu passer sans te dire bonjour ! Et te présenter mes amis. On arrive d’Agadir et il faut être à Casa pour dîner. Et… comme la bagnole n’est pas jeune… On nous appelle au grand conseil, sûrement pour du nouveau.
Guillaumet a son bon sourire d’homme toujours heureux.
Mermoz, splendide athlète aux lourds cheveux bouclés, murmure :
-Du nouveau, c’est bien ce qu’on doit attendre, tous les jours ! Si on veut que ça marche… C’est bien joli, la ligne d’Afrique… c’est bien joli la ligne d’Amérique du Sud… Mais, entre les deux il y a l’océan. Et tant que le courrier prendra le bateau…
Alors, je remets en route l’éternelle question :
-Pour franchir l’Atlantique, l’avion ou l’hydravion ?
- Les roulettes, l’avion, répondent Mermoz et Guillaumet, absolument d’accord
- Mais, enfin, au dessus de la mer, l’hydravion semble plus logique. En cas de panne, il y a les flotteurs !
- Logique, peut-être, sourit Mermoz, mais non valable. Le meilleur des hydros, en admettant qu’il ne se brise pas en cas de chute, ne tient que deux ou trois heures si la mer est agitée. Il coule immédiatement si il y a tempête. Evidemment, s’il peut se poser doucement… et par mer calme. Et puis, l’hydro est trop lourd. Je n’y crois pas pour les longues traversées, du moins pour un boulot régulier!
- Pensez-vous qu’un avion à roulettes puisse, sur un coup de chance comme celui de Lindberg, mais régulièrement, se lancer sur des milliers de kilomètres d’Océan, et sans risques ?
- Sûrement, fait Collenot, mais pas l’avion actuel !
- Le jour viendra, annonce Mermoz prophétiquement, et il n’est pas tellement lointain, où on franchira l’Atlantique Nord, l’Atlantique Sud, sans aléas, et suivant un horaire fixe. On ira de Dakar à Rio… de Paris à New York comme on va aujourd’hui de Casa à Agadir. Il faudra une énorme surpuissance et des vols à grande altitude ".
Guillaumet continue, à mon adresse :
-Tu comprends, ce sera une question de vitesse, donc de sécurité, et ce n’est pas paradoxal ! A mille kilomètres - heure et au-dessus de toutes les perturbations, l’avion deviendra une fusée, presque un projectile, n’est-ce pas, Jean ?
-Oui, et dans ce projectile, il y aura cent passagers bien tranquilles qui ne songeront même pas à la panne, et qu’ils sauront qu’à la minute prévue ils arriveront à bon port. Seulement, on n’y est pas encore. Il y a tant de choses à changer : le profil, le poids, les alliages, le carburant. Et tout faire pour vaincre de plus en plus la résistance de l’air. Les roues, par exemple, c’est lourd, ça freine, ça gène…
- Et les ailes, si on les enlevait aussi, m’sieur Mermoz, dit Collenot en riant.
Guillaumet, à cette phrase, répond, trente ans à l’avance :
-Ca peut se replier, les ailes… Les fusées n’ont pas d’ailes !… "
Et chacun construit son rêve… Mermoz s’est levé, a regardé la baie vitrée, et l’admirable panorama des remparts, de la mer et des îlots qu’elle découpe. Il se retourne et dit :
-Quelle belle escale, Mogador !
On lève les coupes.
-A l’Atlantique!
-Au désert !
-A la ligne!
-A l’avion qui rentrera ses roues.
-A l’avion qui repliera ses ailes.

La mer, ce jour – là, aussi bleue que le ciel, rêvassait, tranquille au long des vieux murs. Et c’est par une mer aussi belle, aussi douce que, six ans plus tard, Mermoz et Collenot disparaissaient entre Dakar et Natal. Ils pilotaient un hydro.

MOGADOR. Ecole européenne. Octobre 1930

A travers les vitres dépolies, une forte silhouette. La porte s’ouvre. GUILLAUMET ! ! Un Guillaumet magnifique, vêtu de cuir et qui me tend les bras, et qui m’embrasse. Dix grands élèves sont encore là, après l’heure, pour des cours supplémentaires. Ils écarquillent les yeux.
-Les enfants, je vous présente Henri Guillaumet, le héros de la Cordillère!
Tous se lèvent, claquent des mains ! Car ils connaissent l’histoire. Ils s’intéressent à la ligne et savent ce que vaut de luttes, de sacrifices aussi ce passage d’un avion de l’Aéropostale, deux fois par semaine, au dessus de Mogador. Et ce que cela a coûté de jeunes hommes ! Guillaumet sourit à tous. Il se promène dans la classe. Il regarde les copies.
-Ca me fait drôle. Je retrouve Bouy et l’école du bon père Gentil… Il y a vingt ans de cela.
Il montre du doigt à Sonia, sur sa copie, une faute de grammaire. Sonia rougit un peu, corrige et murmure :
-Ben… alors… pour un aviateur!
Et tout le monde rit. Deux heures plus tard, chez moi, au dessert, Henri parle tout de même de son aventure parce que j’insiste.
-Ce ne sont pas les souffrances physiques qui comptent…. (retour) On ne les sent plus quand il y en a trop. Ce sont les autres. On pense… On pense… A quatre mille mètres, sur des glaciers inconnus, avec de la neige, parfoisjusqu’à la ceinture, je savais bien que je n’en sortirais pas. Je savais bien qu’on ne me retrouverait pas. Tu penses ! Un homme, tout seul, dans ce monde glacé, dans ce monde minéral, plus large, plus haut que les Alpes…Il fallait descendre. Il fallait qu’on puisse récupérer mon corps pour l’assurance ! Je pensais à ma femme. Je pensais aux copains, à Saint–Ex qui devait me rechercher. Je pensais à mon petit chien Looping que j’avais exceptionnellement laissé à Buenos–Ayres, parce que je l’emmenais souvent avec moi. Quatre jours et trois nuits de descente… Sans jamais dormir… J’ai perdu ma boussole, ma boîte à alcool, ma boîte de lait… Mon écharpe de laine s’est envolée dans un gouffre… J’ai perdu un gant. Et tu sais, un gant, quant il fait moins trente… Une idée fixe, la descente. Je tombais, je me relevais… M’arrêter, c’était mourir trop tôt. J’avais un piolet : mon ouvre-boîte ! Avec ça je fendais aussi mes chaussures parce que mes pieds gonflaient. Après quatre jours, j’ai trouvé de l’herbe, de l’eau qui coulait, de l’eau qui n’était pas gelée ! La neige m’avait brûlé les gencives. A plat ventre, j’ai bu, puis j’ai bouffé de l’herbe, comme une vache.Et c’est là, tu vois, que j’ai vraiment cru que tout était fini !..
- Comment ça ?
- Oui, j’ai vu arriver une bête grise, une bête énorme, poils dressés, gueule bavante, droit sur moi. J’ai enfoui ma tête dans l’herbe, entre mes bras repliés.
- Qu’est-ce que c’était ? Un chien… Seulement, je vais te dire, on m’avait parlé de ces chiens là. Figure toi que, sur les pentes des Andes, il y a des troupeaux qui remontent le plus haut possible, vers les neiges. Les bergers, indiens primitifs, vivent dans des cabanes misérables et ils ignorent tout du monde. Chacun d’eux a des chiens, car ils ont peur des voleurs de troupeaux. Mais ces chiens là sont des fauves, plus forts et plus féroces que les loups. Ils tiennent tête aux pumas et ils n’admettent pas d’autre présence humaine que celle de leur maître. Tout étranger est instantanément égorgé s’il ne peut abattre la bête. J’en avais un sur moi. J’ai senti son souffle chaud dans mon cou. Il m’a flairé, flairé longuement. Il a essayé, d’un coup de museau brutal, de décroiser mes mains serrées sur ma nuque. Et alors, tu ne sais pas ce qu’il a fait ? ? ? Il a léché ma main gelée… et mon poignet… avec application et sans fin. Il m’a léché le cou, puis les joues … car j’ai tourné le visage vers le ciel. J’étais au bout, je me rendais… Entre mes paupières bouffies, je voyais les crocs, la langue rouge. Je sais que je pleurais… il léchait mes larmes… et j’étais bien, tout à coup, tu sais, j’étais bien. La chaleur de la bête m’imprégnait, elle descendait en moi par mon visage… Puis le chien a hurlé, mais de façon spéciale, à petits coups brefs, comme un appel convenu. Et il s’est couché sur moi. Une ombre est venue, mais sur ses deux pattes, celle-là. On m’a dit que j’avais crié " Aviador ! ! Aviador ! ! " Le reste, tout le monde le connaît. Et tu vois, j’en suis sorti. Le père Guillaumet a fait des gosses de bonne qualité ! Quand je suis arrivé à Mendoza et que Saint-Ex m’a ramassé et que j’ai dit que je venais à pied de la Laguna Diamante, même les vieux montagnards ne me croyaient pas. Mais on a bien retrouvé mon coucou, les roues en l’air et presque pas abîmé. Et le bouquin que je lisais à Santiago et que je rapportais : "Le grand silence blanc". Tu te rends compte !
Henri ouvre son portefeuille, tire une photo :
-Garde la. C’est dans mon Potez. J’ai tout de l’esquimau ! Et vise le confort du Zinc ! ! Juste un pare-brise de mica, devant les cinq mille mètres de l’Aconcagua !
Puis, sur le petit carton, à travers le ciel des Andes, il écrit quelques lignes affectueuses. 

Le témoignage de Juan Gualberto Garcia... Le 19 juin, il fut trouvé par un enfant, moi-même. alors 14 ans C’est l’hiver, en ce mois de juin 1930. Les perturbations se succèdent, rudes, avec leurs tempêtes de neige, le froid… Et ce vent terrible qui vient de là haut, très haut, très froid, pour ensuite balayer la Pampa.. S'il avait pu trouver son chemin, il aurait pu sortir de la Cordillère en une journée et demi de marche. Mais à cause de l'énorme quantité de neige accumulée, il s'est égaré, marchant d'un côté et de l'autre pendant jours et nuits.
J'étais parti de la maison vers 4 h du matin pour retrouver mon père à la chasse. (...) Au lever du soleil, je suis arrivé dans un site nommé le Salitral, sur la pente des Caracoles. Au clair du jour, il m'a semblé voir une empreinte, que j'ai suivie: je pensais que c'était celle d'un animal, puis j'ai vu quelqu'un qui marchait près de la colline. Pendant la nuit, un grand vent avait soufflé et je savais qu'un avion (NDRL : un Potez 25) était tombé dans la Cordillère. Mais l'idée que l'homme qui était devant moi pouvait être le pilote ne me vint d'abord pas.

- Quand il m'a vu, il a commencé à crier, à faire des gestes, à courir. Il prenait son écharpe, il la levait vers le ciel et la jetait par terre ; puis il la levait encore et recommençait. Alors, je me suis arrêté. J'ai lu sur son visage une expression de folie et j'ai pris peur: je me mis à courir. Voyant que je m'en allais, il cria et courut vers moi. Je fuyais de plus belle. Une fois chez moi, je dis à ma mère qu'un fou venait par le ruisseau. Elle me dit d'aller le trouver: (...) peut-être s'agissait-il du pilote égaré dans la Cordillère. J'insistais: c'était un fou! Nous y allâmes pourtant. Nous avancions d'un côté du ruisseau et lui venait à notre rencontre de l'autre côté. A portée de voix, il nous cria : "si aviaturi, cae airiplani".(...) J'ai traversé le ruisseau à cheval pour aller le chercher. Il ne savait pas monter et voulu prendre mon bras. Je l'ai conduit jusqu'à une cascade. Nous avons traversé un pont en bois ; il faillit tomber dans la rivière tant il était exténué. Ma mère est venue m'aider, nous l'avons porté et nous l'avons conduit chez nous. En arrivant dans la cuisine, il se laissa tomber sur une chaise, but du lait de chèvre et s'endormit à même la table. J'ai allumé du feu et nous avons mis l'étranger au lit. Je suis reparti dans la montagne pour prévenir mon père. Il était cinq heures de l'après-midi. (...) Quand nous sommes revenus, il était presque dix heures du soir. Mon père a prévenu la police, puis l'armée. Toutes ces démarches ont pris la nuit entière mais il fallait absolument que tous sachent que le pilote était en vie. Vers dix heures le lendemain matin, Guillaumet fut conduit chez Eugenio Bustos, où l'attendait un avion. Lorsqu'il a vu l'appareil, il s'élança hors de la voiture et couru vers lui : il voulait piloter ! Et c'est comme ça qu'il est revenu parmi les siens à Buenos Aires.Après six jours de repos, il est revenu en avion sur les lieux du drame pour voir son appareil qu'il avait abandonné dans la neige. Nos voisins nous ont dit qu'il saluait ceux qu'il voyait de la main. (...) Plus tard, nous avons été en contact avec sa famille. Nous nous sommes écrits jusqu'à ce qu'il soit tué pendant la guerre (NDRL: le 29 novembre 1940). Un an après l'accident, à la fonte des neiges, il fallut déterrer l'avion accidenté. Une équipe, conduite par Don Pastor Lima se chargea des travaux. L'opération était délicate puisqu'il fallait détacher les ailes et le moteur qui fut chargé sur un char à boeufs. (...) Et c'est ainsi que l'avion fut lui aussi un miraculé des Andes.


Casa – Toulouse – 3 juillet 1931.

Je l’ai mon billet. Un beau billet tout neuf, barré de tricolore et qui dit que ce jour, un Laté 28 monomoteur me conduira, si tout va bien, en douze heures, de Casablanca à Toulouse. Au revers du billet, sont imprimés des avis très prudents : " Les départs ne sont pas garantis " . " La Compagnie Générale Aéropostale  ne répond pas des interruptions de parcours, décline toute responsabilité pour retards, pertes, dommages ou accidents pouvant advenir au départ, en vol, à l’atterrissage au passager et à ses bagages, quelle qu’en soit la cause, etc…
A cinq heures donc, ce beau jour là, une camionnette vaguement aménagée m’emmène, avec cinq autres passagers et un douanier, au terrain d’Anfa.
L’aube se lève, à peine rose. Le phare d’El Hank clignote encore. Deux ou trois mécaniciens, devant des hangars assez minables, s’affairent autour d’un beau Laté tout neuf. Il a fière allure, bien campé sur ses deux roues épaisses, le nez en l’air, les longues ailes élégantes comme tendues vers l’envol. Le pilote, Antoine, un beau costaud muet, nous fait monter puis va prendre son poste. Deux hommes tiennent les ficelles des cales.
Le moteur crachote, ronfle, fait son point fixe. Il n’y a pas de piste : On roule dans l’herbe en cahotant. Puis l’herbe se rase, devient lisse et fluide et voilà déjà, sous les ailes, le damier lumineux de Casablanca avec ses guirlandes d’ampoules.
Escales… Terrain étriqué de Rabat… On frôle les barrières.
Tanger. On " fait " de l’essence : un marocain fait rouler dans l’herbe un fut de 200 litres et installe la pompe à main. C’est laborieux ! ! Le confort, dans les aéroports, n’arrivera que beaucoup, beaucoup plus tard.
Quelques jolis virages pour mieux voir Tanger puis Gibraltar laqué de béton. Puis la Sierra Nevada, plus haute que nous, avec ses moutons blancs : la neige. Onze heures : Alicante, ses quais, ses palmiers en bouquets de soleil. Friselis de l’hélice, on cahote, on se dandine… dans un nuage de poussière rouge. Les hommes, qui empoignent les haubans pour faire virer l’appareil, s’y prennent mal, à vous faire culbuter des fauteuils. Antoine saute de l’avion, engueule tout le monde. La béquille arrière a été arrachée et a voltigé à vingt mètres. La poussière étouffante retombe. Les espagnols jurent, il fait 38° à l’ombre.
Un grand gars émergé, auréolé de sable et de soleil : Guillaumet ! Il se précipite, m’embrasse. Antoine regarde, sa mauvaise humeur est tombée.
-Tu n’aurais pas pu me prévenir que tu avais un copain dans l’avion ? "
Une parenthèse : Guillaumet arrive de Toulouse, avec l’avion descendant. Il reprend l’avion d’Antoine qui conduira l’autre à Casa. Chaque pilote fait donc un aller-retour.
Antoine sort de sa poche un minuscule Kodak :
-Mettez-vous là, tous les deux, pour la postérité ".
Henri interroge:
-Tu n’as rien à me signaler ?
- Le taxi penche un peu à droite et puis, cette foutue béquille va labourer. Et toi ?
- Tout va bien. Une goutte d’huile sur le plexiglas de temps en temps. Pas grave. Signale le…
Henri, des ses deux bras solides, enveloppe mes deux épaules. La cantine est modeste, étouffante et gaie. Des piles de sandwiches. Un muscadet délicieux et redoutable. Tout est gratuit. Henry me parle de Bouy, et de la permission qu’il vient de passer au bord de la Vesle.
-Je choisis juin, tu penses ! ! C’est le moment de la manne pour la truite. On ne me voit pas de la journée. Je file avec ma vieille Bugatti ; elle n’a plus de siège. Je planque le météore dans le seigle et je pêche sur Louvercy ou sur Vadenay. Cette année, rien que des belles. J’en ai pris une de sept livres, juste sous le pont des chasseurs. Tu te rappelles ?
- Oui, c’est là qu’un jour on a mis les pattes dans un nid d’abeilles sauvages.
Ah ! La bonne bouffée de souvenirs !
- Henri, un jour tu viendras à Mogador. Moi aussi, j’ai ma rivière… aussi belle, aussi précieuse que la Vesle !
Et tout le reste est d’un beau voyage. Sûrement le plus beau de ma vie.. L’Espagne calcinée déroule sa carte bariolée, ocre et rouge. La soie irisée de la mer. Et les plages d’où les baigneurs nous font bonjour au passage. Barcelone, presque en piqué ; un terrain exigu. Un terrain qui donne le hoquet, plein de cailloux, de buissons ras, d’herbes hautes. Sous nos ailes, des myriades de minuscules moineaux en tourbillons. Des hangars de misère. D’en haut, Barcelone semble un damier démesuré. Voici Gérone, moyenâgeuse et tarabiscotée de ruelles. Le Canigou, emmitouflé d’une écharpe de brume. Les sombres Corbières. Carcassonne, toute grise, toute vieille. Puis, à trois fois la hauteur des arbres, on suit tout bonnement la route nationale qui tranche en deux les villages. On saute de ferme en ferme, de petit village au hameau suivant… On voit les troupeaux sages, les carrioles sur la route, les jardinets bien clos et les carrés hérissés de piquants bien verts, qui sont des vignes. Enfin, dans le soleil qui brille, déjà rose, dans les hublots, un halo gris de brume et de fumée : Toulouse.Une heure après, Henri me présente sa ravissante épouse, Noëlle, qui demeurera ma correspondante fidèle jusqu’au bout de leur vie, à tous les deux…

MOGADOR . Automne 1936.

Un merveilleux hasard veut qu’on tourne, à Mogador, les extérieurs de " Courrier Sud ", mis en scène par Pierre Billion et que Saint-Exupéry soit là pour doubler le pilote Pierre Richard Wilm, et aussi pour veiller, conseiller, suggérer. Aussi ce n’est pas sans une certaine émotion que je monte l’escalier de l’Hôtel de Paris, au fond de la place du Chayla et que je frappe à la porte de la chambre n° 16. J’ai, sous les bras, " Courrier Sud et " Vol de Nuit ". Une voix très douce me dit d’entrer. Saint-Exupéry est assis à sa table de travail. Il se lève. Il est très grand. Tout de suite, je dis :
-Je m’excuse de vous déranger. Je suis un ami de Guillaumet.
-Si vous êtes l’ami de mon meilleur ami, vous êtes mille fois le bienvenu.
- Quand j’ai su que vous veniez ici, j’ai demandé à Henri : je voudrai quelques mots sur les deux ouvrages de Saint-Exupéry. Si je viens de ta part, crois-tu qu’il acceptera ? Il m’a répondu : Tu penses !
Saint-Exupéry me coupe, me prend aux deux épaules, me force de m’asseoir près de lui :
-Ah! Vous venez de réveiller Guillaumet ! Tu penses ! ! C’est ce qu’il dit, dans les grandes occasions. Tu penses ! ! … Quand, après son martyr des Andes, je le noyais de tisanes à Mendoza pour le dégeler et que je lui disais : comme tu as dû souffrir, mon pauvre vieux ! !, il répondait doucement, doucement, les yeux fermés : Tu penses ! ! !…
Quand je lui disais :
-il paraît que vous en avez fait une foire à Santiago pour ta deux centième traversée des Andes,
il répondait, rieur :
-Tu penses ! !… C’est son exclamation bien à lui, qui mesure ou résume les joies, les angoisses, les prouesses, les projets. Et… vous êtes de Bouy, vous aussi ?
- Oui, nous avons assisté à l’éclosion des premiers oiseaux, au Camp de Châlons, il y a 25 ans .
Antoine de Saint-Exupéry est simple et beau. Dès qu’il parle, on sait qu’il est très bon. Son regard scrute, mais plein de paix et de douceur. Il a le front très grand d’un penseur ou d’un technicien, un visage épanoui. Des joues à fossette qui vont avec un sourire franc et délicieusement enfantin. De suite, sans timidité, on bavarde. Et ce que me dit Saint-Ex, je l’ai retrouvé presque mot à mot dans " Terre des Hommes ".
-Guillaumet fut d’abord mon professeur. Le meilleur. C’est lui qui m’a enseigné l’Espagne… Pas celle des géographes. Il n’était pas question de degrés ou d’échelle. Non, ses doigts couraient sur la carte, ses regards appelaient les miens. Il bâtissait pour moi une Espagne utile. J’en marquais la carte avec des croix, avec des ronds, avec des étoiles. Les croix, c’étaient les pièges : un olivier, un fossé, un troupeau paisible et meurtrier (Attention à ce pré, juste au bout du terrain ! Toujours des moutons qui t’emmerdent ! !). Les ronds, c’étaient les refuges : les anses au sable dur, les rios sans galets, les champs sans failles. Les étoiles, c’étaient les fermes accueillantes, les terrains avec téléphone, essence, outils. Et puis, il me disait de quelle façon dominer l’adversaire : la mer, l’orage, la machine qui lâche… Par le courage tranquille, la gravité qui te font accepter le combat. Ne cède pas ! Ne cède jamais ! Ne fais pas demi tour ! Il te reste toujours un moyen… Réfléchis. Et surtout, l’adversaire, ne le méprise pas. Jauge le. Tu le réduiras !
Mais le temps passe, je ne veux pas être opportun. Je me lève, Saint-Ex garde mes livres :
-Vous les avez déjà fait relier ! Et en bleu, comme le ciel ! Couleur heureuse pour les pilotes… Venez les chercher ce soir, voulez-vous ? Au café Coutolle, après dîner.
Neuf heures.
Sur la place, illuminée et joyeuse, c’est la ronde sans fin des jeunes gens qui s’interpellent : françaises délurées qui ont laissé passer l’heure du repas. Marocaines riant des yeux au-dessus de leur voile. Petites juives provocantes… qu’on frôle très fort au passage. Jeunes soldats en goguette. La terrasse est encore garnie. Saint-Exupéry me faire signe. Mes deux bouquins sont près de lui et servent de presse-papiers à des feuillets barbouillés de signes bizarres et de figures géométriques. Il dessine, examine son croquis, rature ou ajoute quelque chose, puis prend une nouvelle feuille toute blanche :
-Je veux améliorer l’altimètre. Je cherche… C’est sûrement possible… L’altimètre actuel manque de précision, dans certains cas, au dessous de cinq cent mètres ! On est aussi bien à trois cents ou quatre cents… Alors, par temps bouché, on franchit la colline on la rabote ou on l’emboutit. Songez qu’on porte encore l’altimètre autour du cou, comme une vieille dame porte son pendentif pour aller à la messe. Et je veux aussi trouver un dérivomètre plus valable. Mais… Excusez-moi, ce sont là digressions d’atelier ou de laboratoire.
Il y a, à la table voisine, un joli petit bout de femme qui feuillette un très gros cahier. Je remarque sa frimousse intelligente et vive. Je remarque aussi la lourde natte de cheveux noirs qui lui barre la nuque d’une oreille à l’autre. C’est " Bouchon ", la script girl de " Courrier Sud ". On en reparlera, elle s’appelle Françoise Giroud qui, quarante ans plus tard, sera ministre de la Condition Féminine. Alors, nous parlons de Bernis, de Fabien et de Rivière.. Et de Guillaumet… de Daudat… de Mermoz… De l’avion qui fait découvrir le " vrai visage de la terre ".
-Nous avons lâché les servitudes de la planète et nous ne comprenons plus que des carrés, bordés de haies et de murs soient, depuis des siècles, le sujet de tant de compétitions. Nous ne comprenons plus les haines par dessus les frontières devenues invisibles. Et l’avion fera mieux aimer la terre. Car il est aussi une récompense. De là-haut, la terre est une planète déserte. Mais, quand on la retrouve après un vol difficile quand on redécouvre les arbres, les ruisseaux, les troupeaux et leurs bergers qui ont repris sagement leur place, et qui vous attendaient, alors on se remet à aimer les hommes.
Un grand gars surgit de la foule, dégingandé, gesticulant, le sourire jusqu’aux oreilles. Il appelle, hurle :
- M’sieur Saint-Exupéry, le compte-rendu.
C’est Aimos. Sec comme un coup de trique, pas rasé depuis quinze jours, pour se faire un visage exigé par le film : celui d’un sergent perdu dans un fortin de Mauritanie. Ce visage là, maigre, velu, pète d’une joie exubérante (Aimos a été tué sur une barricade, lors de la libération de Paris en août 1944).
-Figurez–vous que c’est fini ! ! En une journée ! ! Trois répètes et c’est tout ! ! Demain, on peut démolir le fortin et vous reconduirez vos Maures à Juby !
- Alors, tout a bien marché, Aimos ?
- Trop bien, presque, M’sieur Saint-Exupéry ! Trop bien ! Au poil, quoi ! Y’a des Maures qu’ont reçu des coups de crosse en pleine poire (ils aiment pas les sénégalais) mais, ne vous en faites bas ! Les bleus, ça ne se voit pas sur des hommes " bleus ". Seul’ment, croyez-moi, m’sieur Saint-Exupéry, faudrait pas recommencer souvent. J’ai ram’né ma section à la caserne et, la harka de Juby, vaudrait mieux qu’elle s’attarde pas trop dans l’village !
Saint-Exupéry range ses papiers, félicite gentiment Aimos et dit :
-Courrier Sud se construit. Puisse ce film nous aider aussi à construire la ligne, de Paris jusqu’à la Patagonie. J’ai revu Saint-Exupéry presque tous les jours. Jusqu’à la fin du tournage, je me suis imprégné de Saint-Exupéry. Ces êtres d’exception, est-on sûr de les revoir jamais ? Il m’a fait lire des notes, des bouts de chapitres que j’ai retrouvés dans ‘Terre des Hommes ", dans " Citadelle ".

 

MOGADOR . 15 juillet 1939

J’apprends que Guillaumet bat le record du monde de distance sans escale. New-York–Biscarosse (5875 km) à bord de l’hydravion hexamoteur " Lieutenant de Vaisseau Paris ".       

MOGADOR 28 novembre 1940.

L’aube froide se lève sur la lagune. Toutes les petites flaquent commencent de luire et les dunes barrent, de leurs gros dos noirs arrondis, un ciel très doux d’aquarelle. Mais il fait vraiment frisquet et, les mains dans les poches, je ne sais comment tenir mon fusil. Rapide, au dessus, un vrombissement, un sifflement plutôt. J’ai tiré dans le bruit. Un choc dans l’eau, un choc par terre. Quelqu’un aussi a tiré deux fois.
Puis le soleil cligne de l’œil et dépoétise les choses de la nuit. Je ramasse mes deux canards. L’autre chasseur, tout près, ramasse les siens. La passée est finie. J’appelle :
- Allo, Capitaine. (C’est un vieil officier en retraite qui a fait 14-18, l’Indochine et toutes les Afriques. Il hait tout ce qui est allemand et il voudrait barouder. Passionné et maniaque de radio, tout au long du jour, il ausculte le monde). Quoi de neuf, Capitaine ?
- Oh ! Vous savez, ça ne va pas fort en France avec le père Pétain. Ca accroche !
Et puis :
-Ils viennent de nous descendre l’avion qui emmenait Chiappe en Syrie !
- Chiappe ?
- Oui, notre nouveau Haut Commissaire... Ancien Préfet de Paris, je crois. Il ne plaisait pas à tout le monde… Et un avion civil ! Autorisé ! ! Non armé ! !
- Triste guerre, hélas.
- Seulement, dit le vieux capitaine, ils nous ont tué deux bons pilotes, des anciens de l’Aéropostale. Reine et Guillaumet.
- Vous dites ?
-Oui, on a confirmé… ce matin. Reine et Guillaumet. Au large de Bizerte. C’est ces cochons d’italiens… Mais… qu’est – ce que vous avez ?…
- Rien… Je n’étais pas très bien… ce matin… Laissez moi… Laissez moi… 
J’avais froid, froid partout. Vite, ma chambre, mon divan. Une main de glace m’écrasait le cœur jusqu’à l’étouffement :
-Ah ! Les salauds !… Les salauds !… Les salauds !…

 MOGADOR Juin 1942

Il m’avait dit un jour, entre deux escales :
- Je n’atteindra pas mes quarante ans.
Il les aurait fêtés le 29 mai de cette année. Sa dernière photographie porte l’ombre de cette certitude. Cet anniversaire se confondrait presque avec celui de son dernier départ. Mais partout, le chaos est si grand, les mesures de la douleur sont si illimités qu’on ne songe guère aux héros assassinés. Je ne dirai plus la vie éblouissante du pilote Guillaumet. On la connaît. Je ne dirai qu’un mot de sa bonté et de sa force parce que je suis son ami et qu’il n’appartient qu’à un ami de donner pour lui un peu de cœur. Oui, il était bon, jusqu’à l’extrême limite de la bonté. Fort jusqu’au sacrifice. Dévoué pour tous, il ne comprenait ni les rivalités ni les abandons. Il ne citait pas des pilotes, des radios, des mécanos, mais des camarades. Il les unissait tous dans la même affectueuse tendresse. Il les conduisait par l’exemple et le renoncement. Chef, il dirigeait l’équipe par le cœur, vers le but : la Ligne. Vers l’idéal : le renom de la France.

Cela exigeait la force continue, toujours renouvelée, toujours claire de source. En Guillaumet, elle ne s’est jamais tarie. Entre deux vols, quand il venait me voir, il me contait simplement des épopées. Il ne gouaillait jamais. Il mesurait une tâche à sa dureté et il la réduisait en connaissant la valeur de l’effort. Cent fois, la mort avait reculé devant le calme et pur visage. Il lui avait fallu six jours pour arracher sa chair aux neiges des Andes. Il avait ramené son corps intact des sables de Mauritanie, des tornades du Pot au Noir, des brumes de l’Atlantique Nord. Il avait reçu les honneurs avec orgueil et simplicité. Il était solide et gai et il oubliait, durant ses rapides congés, que ce n’étaient là que des escales de la vie.
J’ai devant moi sa photographie prise par un coéquipier à bord du Potez qui les menait d’Argentine au Chili. Malgré les trois combinaisons de fourrure et le vent de glace, et les trente degrés au dessous de zéro.
Guillaumet se retourne pour l’objectif et sourit, heureux de sa sûreté tranquille. J’ai aussi devant moi la lettre qu’il m’écrivait dix jours après la fin de Mermoz : "Je suis bouleversé par la mort de Jean. C’était un si grand cœur, un si parfait camarade. Il était tellement au dessus de nous ! ". Ces lignes, on pourrait les réécrire pour lui-même, car il a rejoint Mermoz. Pourtant, si j’ai voulu parler de lui, après un an c’est que je veux livrer un des secrets, le plus grand, le plus pur : celui de cette force et de cette bonté. J’aurais un scrupule si il ne me l’avait dit tant de fois ; et je veux consoler celle qui attend toujours, malgré l’évidence. Celle qui m’envoie aujourd’hui les échos de sa détresse. Celle qu’il aimait à l’égal de la cause qu’il servait : " Sans ma femme, me disait-il, je n’aurai jamais fait tout cela. Je lutte et elle m’explique ma lutte. J’ai sa bonne parole et sa tendresse partout avec moi. Elle m’accompagne, toujours plus loin, à mesure que s’allonge la ligne, jusqu’aux escales perdues. Si le coup est dur, je pense à elle. Et je m’en tire parce qu’elle savait que je m’en tirerai. Quand je rentre, elle m’accueille comme au retour d’un simple voyage mais ses yeux qui rient portent encore les cernes de l’attente et de l’angoisse. Tiens, dans la Cordillère, quand je n’en pouvais plus, quand les bêtes même n’auraient pu faire ce que j’ai fait, après quatre jours de marche, pieds saignants et brûlés, je me disais : si elle sait que je vis, elle sait que je marche. Donc je dois marcher. Elle ne pense pas que je puisse m’arrêter. Si je m’arrête, je la trahis. Je mangeais de l’herbe, je mordais la neige et je marchais… Sans celle, je n’aurais pas été si fort ".

Et c’est à tous deux que je pense en cet anniversaire. A toi, mon ami disparu. A celle qui fut ton fidèle soutien par sa présence, par sa parole lointaine, par ses messages qui, au bout du monde, vibrants et doux, savaient toujours t’atteindre.

Dans quel gouffre vogues-tu maintenant, mon pauvre camarade? Si tu as pu, à la suprême seconde, penser à ces douces mains aimées caressant ton front, je sais que tu as cru encore à leur protection. Au moment ou le sablier se renverse, tu n’as cherché qu’une nouvelle victoire. A travers la grande chute rouge qui t’engloutissais, tu soutenais encore de toute ta chair et de toute ta force, les plans qui cédaient. Tu guettais le tremplin d’eau pour essayer un autre miracle. De toute ton intelligence, de toute ta tendresse aussi pour ce métal qui était cependant ta chose, tu voulais demeurer le maître. Tu devenais sauvage et tu suppliais. Mais l’oiseau brisé s’échappait de tes mains pour la première fois et t’abandonnait au suprême vertige. Tu avais tout prévu, mon camarade. Tout. Même la trahison de la machine. Mais pas la lâcheté des hommes. Mais pas l’assassinat. Du meilleur de toi, tu as fait trois parts égales : une pour Elle, avec la tendresse, une pour ta rude tâche, avec ta force, une pour ton pays, avec ton courage tranquille.

Et, disparu, tu demeures un vivant exemple.

MOGADOR 26 décembre 1972.

Elle aussi ! !
Dans ses dernières lettres, Noëlle Guillaumet me disait qu’elle était toujours fatiguée, et sans raison précise.
Et puis le sinistre papier bordé de noir :
" Les obsèques auront lieu le jeudi 04 janvier 1973, à 8H45, au Crématorium du Père Lachaise où, selon la volonté de la défunte, aura lieu l’incinération ".
Elle m’avait dit :
-Je veux disparaître par le feu… Comme lui .
Et maintenant ?
Maintenant, à deux pas d’ici, il y a la rue Henri Guillaumet. Et puis aussi à Bouy, à Casablanca, à Biscarosse, à Santiago, à Buenos Ayres, à Dakar et, sûrement, ailleurs…
Il y a ce timbre poste à l’effigie de Guillaumet et de Codos.
Car il ne faut pas, officiellement, perdre le souvenir de ses héros.
Mais il y a surtout, à Bouy, sur la place de la Mairie, un monument, bien à nous, à nous qui continuons de t’aimer, tout simple et d’une émouvante beauté. Haut, solide et droit. Comme toi.
Il n’est, pour le passant, qu’une pierre dressée…. Pour moi, il a la réalité d’une tombe. Il affirme ta présence. Parce que, sous les tilleuls, il se lève au milieu de ce que fut notre cour d’école…. Parce que tu y régentais, avec moi, d’interminables parties de barres. Parce que tu y complotais, toujours avec moi, des braconnes, des maraudes, des escapades à l’aviation. Parce que le bon père Gentil, derrière ses lorgnons qu’un lacet fixait sur son gilet à ganses, nous faisait les gros yeux lorsque nous poussions une pointe vers la cour des filles… Parce que de ton bras robuste, tu enveloppais mes épaules quand un jeune sauvage me menaçait.. Parce que… Parce que…
De ceux de notre temps , il en reste peu au village mais je sais qu’ils ont expliqué à leurs enfants, à leurs petits enfants, la définition de cette pierre et que, dans la belle école rénovée, on a enseigné Guillaumet.
C’est tout, mon camarade, je te devais cela. Je suis heureux. Et… qui sait ? Au delà du grand mystère de la mort, peut-être nos âmes errantes arriveront-elles à se rejoindre ?…





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Le 04 mars 1987, je recevais par l’intermédiaire de monsieur Claude MACHET, alors Maire de Bouy, un courrier expédié depuis Parentis en Born dont voici la teneur:
" D’abord, excusez-moi de vous déranger pour une démarche toute personnelle et d’ordre seulement sentimental, au sujet du musée Guillaumet. Je vous éclaire d’abord sur ma personne. Je suis né à Bouy en 1901, dans la maison de la route des Grandes Loges, couverte d’ardoises (La plus haute !), d’un père boulanger de son état et d’une maman Godart. Et Henri a été, de suite, à l’école de Monsieur Gentil, mon meilleur camarade. J’allai avec lui à l’aviation, et nous avons connu tous les pionniers : Farman, Lathan, Sommer Vedrines…. Et Henri m’a dit un jour "Je serai aviateur et je t’emmènerai, tu penses!!". Ce qui fut fait beaucoup plus tard. La guerre est arrivée. Nous nous sommes toujours retrouvés (J’étais en 16, 17, 18 au collège… puis trois ans d’école normale). Nous allions à la pêche ensemble, à la manne comme on dit à Bouy et aussi chez les voisins de Vadenay, Cuperly…

Je pars au Maroc comme Instituteur à Mogador. Henri m’y retrouve, vient me voir, me raconte ses projets au Sahara, ses raids. Il raconte à mes élèves dans ma classe son épopée des Andes. Il est mon pilote entre Casa et Toulouse en 1931. Il me présente Mermoz, Collenot. Il me fait connaître Antoine de Saint-Exupéry avec qui je passe plusieurs journées magnifiques car on tourne "Courrier Sud" à Mogador. Et puis c’est la guerre et l’assassinat de Henri en plein vol. Je suis resté le fidèle correspondant de madame Guillaumet jusqu’à sa mort à Paris.
Et, excusez-moi, j’arrive au but de cette lettre. J’ai ici un gros album de photos et de souvenirs de Henri et j’y tiens absolument (J’en avais déjà parlé à René) . Si vous voulez, j’en fais don au musée Guillaumet de Bouy, mais à une condition formelle, c’est qu’il figure bien à ce musée. Je suis sûr que vous me comprenez. Je vous demande d’excuser ma démarche un peu hâtive et mon écriture de vieux chat de 86 ans. Il me reste à Bouy une cousine, madame Solange Arnould et son frère Roland Lagauche. Des amis? très peu… André Vilepoux, Hélène Chouez et… une tombe ou deux au cimetière. Peut-être essaierai-je d’y faire un dernier pèlerinage car j’y pense souvent avec infiniment d’émotion ". Maurice Contant

Nous avons bien sûr répondu favorablement à cette proposition inespérée et, quelques temps après arrivait un recueil qui figure en bonne place au musée, dans une vitrine, mais que personne, malheureusement, ne feuillette jamais car il se trouve placé dans une vitrine fermée à clé. Pourtant, la qualité de l’écrit et l’émotion qui s’en dégage ne peuvent laisser insensibles tous les inconditionnels de cet homme exceptionnel de simplicité que fut Henri Guillaumet. C’est donc avec un grand plaisir et que j’ai retapé pour les lecteurs tous ces écrits, scanné les photos et constitué un petit recueil de "mots d’ami" , à l’occasion de l’année commémorative du centenaire de la naissance de Henri.   Christian Lantenois, janvier 2002



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