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Il en faudrait, des pages, pour raconter
l’aviateur, le pionnier, le héros, l’être d’exception, que
fut mon ami Henri GUILLAUMET.
Cela a été fait : par des hommes – ses compagnons –
qui ont mené le même combat, et qui l’ont gagné, avec lui.
Ils étaient, tous, des rescapés provisoires.
Je pense à l’un des plus grands, à l’un des plus purs qui
a quitté la "Terre des Hommes" quatre ans après GUILLAUMET
et qui écrivit cette phrase, si fière et si humble
aussi : "Je suis de GUILLAUMET, de la même
substance"…
Mes pages, à moi, ne seront que d’amitié et des souvenirs.
D’abord, des années " RIRI " de ma prime
enfance. Puis des moments: GUILLAUMET de l’Aéropostale, de
l’Atlantique Sud, de la Cordillère des Andes. GUILLAUMET
qui passe au Maroc entre deux conquêtes et qui me conte
gravement des épopées.
Je n’irai pas au delà; cela ne m’appartient pas.
Un jour de novembre 1940, Henri m’enverra sa dernière
photographie, prise au hasard sur un marché parisien. Oui,
la toute dernière. Car, le 27 de ce même mois, au large de
Bizerte, il lancera en plein ciel le message du héros
assassiné.
Oui. Antoine de Saint-Exupéry écrivait : "Je suis de
GUILLAUMET", de la même substance!". Humaniste, il parlait
de l’homme. Il me disait aussi, alors qu’on tournait
"Courrier Sud" à Mogador:
"A vous aussi, il a donné de lui–même, puisque vous êtes
son ami..".
Si je suis un peu de GUILLAUMET, c’est de celui qui
annonçait l’homme.
Qui le préparait.
Car l’HOMME, je n’ai pu le rattraper. Il était trop grand
pour moi. Je suis, à quelques mois près, du "moment" de
Guillaumet.
Je suis de son enfance.
Je suis de son village.
La Champagne sèche qui, du Nord au Sud,
s’allonge de l’Ardenne sévère à la somptueuse forêt
d’Othe, est striée par le travers de rivières
charmantes : la Suippe, la Vesle, la Marne et la
toute jeune Seine.
Entre elles, en ce temps là, la plaine monotone était
sclérosée de craie avec des landes rases, des bois de
sapins renfrognés, des moutons et leur berger enveloppé de
bure. L’été, ça sentait bon la résine, le thym sauvage et
le miel.
Mais, tout au long des rivières, c’était un merveilleux et
étroit chemin d’oasis : hauts peupliers laçant droit
leurs torches vertes, aulnes rouges, rouvres en boules,
prés et sous-bois fleurant bon la mousse et la morille.
Et, quelque part sur cette Vesle, emmitouflée de grands
arbres, BOUY, notre village, plus beau que tous les
autres, justement parce qu’il est le nôtre.
La maison GUILLAUMET est au pied de
l’église. Une vieille, vieille église romane, lourde et
sombre, avec des cloches énormes qu’on entend jusqu’à la
Montagne de Reims quand le vent porte bien … Toutes les
cloches de ces pays là ont des résonances profondes :
elles ont annoncé, sur ces marches de l’Est, tellement
d’invasions !.
C’est sans doute une ferme, cette maison GUILLAUMET.
Autour d’une très grande cour, le logis, la grange, la
porcherie car on y élève des cochons. Avec quelques champs
et le jardin, on vit… mais tout juste. Veuf, le papa Paul
GUILLAUMET veille avec une gouvernante qui fait ce qu’elle
peut sur ses trois garçons : René, André et Henri.
Elle a la charge des gosses, de la cuisine, du linge, du
ménage, du jardin et elle aide aussi au dur ouvrage sur
les bêtes. On vit un peu à la diable et les fricots, au
long des jours, se ressemblent souvent. Pourtant, dans
cette maison, quelle sérénité, quelle entente ! Tout
est sain, solide et franc. On s’aide et on s’aime. Les
garçons portent, l’un suivant l’autre, sans récréminer,
les mêmes vêtements, rapetassés jusqu’à l’agonie mais sans
manquer l’école où ils sont souvent les meilleurs élèves.
Le père gronde un peu, parce qu’il n’y a pas à gronder.
Nul ne se plaint. Une naturelle simplicité unit et
encourage.
Et c’est là qu’est le commencement…
Henri m’avait choisi et je l’avais
choisi. Nous avions huit ans, neuf peut–être, que nous
étions déjà des amis. Vif, franc, honnête, plein de santé,
volontiers bagarreur, il m’offrait sa protection quand il
le fallait. A vrai dire, comme dans tous les villages,
nous étions intégrés à un groupe de copains, heureux de se
retrouver chaque jeudi, chaque dimanche, hors famille,
hors école, hors église.
On apprenait déjà à choisir, et à juger. A notre façon,
bien sûr!
Il était admis, une fois pour toutes que, collecter des
garennes, tendre des cordeaux dans la Vesle, cueillir dans
les vergers de pleins tabliers de cerises ou de pommes ne
constituaient pas un délit. Mais, si par hasard, l’un de
nous proposait un coup douteux, RIRI se fâchait net :
" C’est pas franc, ça, j’marche pas ". On
n’insistait pas … Il avait les poings solides.
Mais voilà que, soudain, l’équipe abandonne maraudes et
collets, dédaigne la pêche clandestine et s’émerveille de
la plus fantastique des aventures commençantes.
Et d’en être si près … Et d’en être témoins… Et d’y
participer, peut-être.
Au camp de Châlons, à deux kilomètres
seulement du village, il se passe des choses
extraordinaires, et le monde entier est à l’écoute de ces
choses là ! Des hommes apprennent à voler sur de
grands oiseaux de toile et de bois., des oiseaux qui ne
battent pas des ailes et ils ont moteur, comme les autos,
et des roues comme les bicyclettes. Le beau rêve
d’Icare !!.
On y travaille dans des hangar bien clos et on connaît
déjà des noms : FARMAN, VOISIN, TRAIN, BLERIOT… Et
les aéroplanes volent vraiment, des prix sont offerts.
Henri FARMAN réussit BOUY–REIMS, trente kilomètres, juste
à hauteur des peupliers de la Vesle. Tous les journaux du
monde en parlent. RIRI est ébloui, subjugué.
"Dis, on y va, à l’aviation?On y va".
On y va après l’école, avec nos petites pattes, à travers
les luzernes et les semis de sapins. C’est tard, on ne
voit jamais grand chose, à ces heures là. On rode… On
écoute les mécanos, dans les cantines. RIRI connaît déjà
des tas de choses, il m’explique :
"Les gouvernails, c’est pas tous les mêmes, tu sais. Celui
de direction, on le manœuvre avec les pieds. Celui de
profondeur, avec les mains : il fait monter ou
descendre. Et il faut s’envoler le nez au vent parce que,
le vent, il soulève l’aéro, tu comprends? Et puis, si tu
ne mets pas ta casquette à l’envers, bien serrée sur ta
tête, ou que tu n’accroches pas bien ton écharpe et que ça
s’envole dans l’hélice, eh ben, mon veux, l’hélice, elle
part en morceaux!
- Tu blagues, une hélice, c’est dur et une casquette c’est
mou.
- Justement !! Tiens… un bout de fer que tu lances
dans l’hélice, elle te le renvoie !… Et puis, c’est
comme ça !… C’est un mécano qui me l’a dit, alors, tu
penses ! ".
Je ne discute pas, Henri est au courant.
Mon père, seul boulanger au village, va chaque jour à midi
avec la carriole et le cheval livrer le pain à
"l’aviation" .. Le jeudi, je l’accompagne et RIRI est déjà
là, il m’attend. Il sort de sa poche un bout de toile
huilée:
"C’est d’une aile mon vieux, et un morceau
d’aluminium : ça vient de l’ancien moteur. Ils en ont
mis un moins lourd ! Un fragment de bois creux :
et ça, c’est d’un hauban.". Il n’a pas ramassé que ça…
mais aussi tous les potins, tous les pronostics, et il me
les conte. Moi, je porte les trois flûtes d’une livre à
FARMAN et ses mécaniciens et j’entre, avec Henri, par une
petite porte dérobée. Je pose mes flûtes sur une table à
dessins, couverte de feuillets, de règles, d’équerres et
de plans enroulés. Chaque pain coûte trois sous. Je prends
la petite " semeuse " d’argent de cinquante
centimes, posée d’avance sur table. Le sou qui reste est
pour nous, on nous connaît. Et on nous laisse tout voir
car on sait qu’on ne touche à rien. On tourne autour du
grand biplan fragile, posé sur ses deux roues de
bicyclette. Justement on s’y affaire. FARMAN et les deux
mécaniciens HERBSTER et KREFFER démontent quelque chose.
" Viens voir, chuchote Henri, on démonte
l’hélice !. " FARMAN, en combinaison bleue
d’ouvrier, mégot aux lèvres, fourrage dans le lourd
moteur. Je revois son visage fin et mince, qu’allonge une
barbichette noire et surtout son regard vif, comme un peu
fiévreux, mais devenant très doux quand mon camarade, tout
à fait indiscret, se penche aussi vers le moteur, le nez à
toucher l’huile ourlant les cylindres.
" M’sieur Farman, vous me ferez monter une fois,
n’est ce pas?
Mais oui, seulement pour aujourd’hui… Décampez !… On
met en route une nouvelle hélice et elle peut
sauter !
-Elle est en bois ?
-Oui ! Elle est en lames de bois qu’on a fait
bouillir et qu’on colle, en les comprimant. C’est bien
plus léger…
-Alors, on laisse tomber les hélices en fer ?
-Oui. Allez !…. Filez !… "
Mais Henri ne se lasse pas. Ne se
décourage pas.
-Amène toi ! On va voir les "Antoinette!"
On y est moins bien accueillis. Latham, grand garçon
dégingandé, courageux, méticuleux, n’est pas toujours
commode. Un jour, il revenait de la chasse du côté de
Reims et il avait attaché trois faisans à la queue de son
monoplan. Henri me faisait voir comment l’entoilage de
cette queue était compliquée, mais aussi élégant. Il me
disait : " C’est une vraie queue d’oiseau !
C’est pas comme les " cages à lapin " de
Voisin ! On éprouvait, du bout des doigts, la raideur
et la douceur de la toile. Tout à coup, Latham surgit,
hurle et nous botte les fesses ! Il croyait qu’on en
voulait à ses faisans. (Soixante ans plus tard, j’ai été
fort ému d’entendre à la télévision madame Guillaumet
rappeler cette anecdote).
A travers tant d’années, les souvenirs ne s’inscrivent
plus exactement, avec leurs noms, leurs dates… Henri
Guillaumet connaît, en même temps que moi, Train, Chavez,
Blériot, la baronne de La Roche, les deux frères Védrines,
Labouchère, Levavasseur, Sommer, Gilbert… et tant
d’autres… Et les Bréguet, les Morane, les Déperdussin, les
Nieuport. Il examine, il étudie, il raisonne. Déjà, il
s’intègre àl’exaltante équipe. En silence, il se
construit, malgré les déconvenues, malgré les drames. On a
vu Kimmerling brûler vif dans son avion, encastré dans un
pylône métallique. On a vu piquer àmort Gilbert, de trois
mille mètres et son minuscule avion de soie se redresser
tout seul, au ras du gazon, en sauvant son pilote. On a vu
Jacques Védrines sauter de son avion en feu à
l’atterrissage et s’en tirer avec seulement une double
entorse ! On a vu…. Mais je me souviens
particulièrement de ce jour où Henri, bouleversé,
m’affirma sa vocation. On avait sorti du hangar un
aéroplane d’ordonnancement révolutionnaire construit en
secret, et qu’on appelait le " Canard ". Il
avait déjà roulé, aujourd’hui, il allait voler. C’était un
biplan extraordinairement léger, qui avait l’air de se
déplacer … à l’envers : ailes à l’arrière, fuselage
tendu vers l’avant et, tout au bout de ce fuselage, le
gouvernail de profondeur ! Le pilote tourné vers la
queue ! Il roule, tout d’abord en se dandinant. Il se
lance, pour un premier tour du camp… Il décolle, retombe
aussitôt, décolle encore, retombe et revient, beaucoup
trop vite droit sur le hangar. D’un coup, le fuselage se
replie sur les ailes, et il n’y a plus qu’un misérable tas
de bois et de toile qui, miracle, ne flambe pas. Allongé
sur le gazon roux, la tête sur sa veste pliée en quatre,
le pilote râle doucement, en attendant l’ambulance de
Mourmelon. Sa femme, à genoux, passe sur ses cheveux et
sur son front un mouchoir imbibé d’eau de Cologne, tiré de
son sac. Geste machinal de tendresse et de désarroi. Henri
prend ma main dans la sienne, il la serra à me faire mal
et me dit :
-Il n’y a pas assez d’aviateurs… Il en faut beaucoup,
beaucoup pour faire des progrès en vitesse, pour qu’on ne
voie plus de choses comme ça… Je serai aviateur, je te le
jure ! Et je t’emmènerai, tu penses… !
BOUY – 1914 – 1915
Parce qu’un archiduc et sa femme,
strictement inconnus, ont été assassinés, dans une ville
tout aussi inconnue, c’est la guerre qui supprime, d’un
coup, la grande attraction, l’Aviation Civile ! Le
camp est remilitarisé, l’entrée interdite.
Et tout va vite.
Bouy est envahi, puis délivré par la bataille de la Marne.
Les hommes sont partis, les femmes ont bien d’autres
choses à faire que s’occuper des gosses. Dans notre
village de soixante feux, il y a en permanence trois mille
soldats. Les poilus restent quatre jours dans le patelin,
montent en ligne, et reviennent quatre jours après. Pas
tous, et pas toujours les mêmes. Une ambiance de
laisser-aller, de rigolade, la dérive…
Mais la guerre nous rappelle à l’ordre !… En
septembre 1915, l’extravagante attaque française sur
Souain, Tahure, Pethes, à 10 kilomètres du village, fait
des dizaines de milliers de morts. Pour quelques champs de
craie !
On voit revenir la longue et effroyable cohue des blessés,
carapaçonnés de pansements rouges. De fourgons
archi-pleins, on décharge les autres qui gémissent ou qui
hurlent, et qu’on aligne à même la paille dans les remises
ou dans les granges.
On creuse des tombes.
On plante des croix de bois.
Et puis on reçoit les premières bombes des
" Taubes " . De ridicules boules de tôles que le
pilote balance par dessus la carlingue. De
l’artisanat ! Et le premier nuage de gaz asphyxiants
qui traîne au vent ses effilochures jaunes. Ca pue l’eau
de javel, ça rend fous les oiseaux et ça tue les garennes
dans leurs terriers.
Je quitte Bouy pour entrer au collège de Châlons avec déjà
un an de retard. Henri m’accompagne à la gare.
-Mon vieux, finies les rigolades !
Faut gagner sa croûte et foutre les prussiens dehors. Moi,
je me mets au boulot avec les frangins : battages,
labours, cochons. Pour les cochons, c’est facile avec tous
les restes des cuistots. E toi, tu veux toujours être
maître d’école ?
-Oui
-C’est une bonne idée ".
Et comme il ne perd jamais le sens pratique des choses, il
ajoute en me serrant les deux mains :
-Si tu as deux jours de congés, à la Toussaint, tâche de
t’amener. La Vesle sera en crue ! On tendra aux
anguilles !
La guerre nous sépare, et chacun suit sa destinée.
BOUY - 1925
D’un seul coup, l’éclat de la
renommée !! A la une de tous les quotidiens de
France, on peut lire : " Le Sergent Guillaumet
remporte la Military Zénith ".
J’accours pour le féliciter. Bardé de perdreaux, il
revient d’une partie de chasse dans les sapins de la
commune. Je le retrouve, superbe, athlétique mais
pensif :
-Tu n’est pas content ?
-Oh ! si. Un prix de 25000 francs. Tu penses !
Et des tas de chèques qui pleuvent. J’ai acheté un
tracteur et j’ai fait retaper la baraque . Mais…
-Mais quoi ?
-J’ai envie d’autre chose. Je vais te dire : mon
record, je m’en fous. Ecoute, qu’est ce que ça veut dire,
un record ? Que le ciel était beau ? Qu’on n’a
pas bouffé les soupapes ? Que les concurrents ont eu
la poisse ? Et après ? … J’en ai marre de cette
vie militaire, minutée, réglée, calibrée, sanctionnée. On
n’apprend rien ! Je veux voler, voler large et loin
pour que ça serve à quelque chose. Dans l’aviation civile,
on sait ce qu’on fait et pourquoi on le fait. Il faut que
l’aviation civile devienne un outil de travail, et qu’il
rapproche les hommes. Battre des records ?
Evidemment… Mais battre son propre record, chaque mois,
chaque semaine et sans rien dire à personne. Construire…
et que ce soit français. Français, comprends-tu ?
Après cette putain de guerre, on besoin de repartir, de se
redresser, de donner l’exemple. Tu vois, je rêve de
l’Afrique et que cette ligne, qui part de Toulouse,
s’allonge jusqu’à Dakar, jusqu’à Brazzaville, jusqu’au
Cap. Mijoter à Thionville, en attendant de passer
adjudant ? Oh ! non, mon vieux ! Si ça
rate, j’aurai au moins le mérite d’avoir essayé.
-Tu sais Henri, que je lorgne aussi sur l’Afrique du
Nord ? J’ai besoin de respirer plus large. Au Maroc,
peut-être… ".
Alors, Henri sourit, à plein visage :
-Sans blague !!! Tu nous vois, tous les deux, en
train de bouffer le couscous chez les bédouins ?
MOGADOR – MAROC -
1927
J’apprends que Guillaumet, pilote chez
Latécoère, vient d’être promu Chevalier de la Légion
d’Honneur. Il a sauvé, dans des conditions impossibles, un
équipage uruguayen perdu dans une sebka saharienne…
MOGADOR – MAROC – 1929
Henri fait le tour de mon patio qui, par
le haut, découpe un carré de ciel plein d’étoiles.
-C’est là que je te vois passer quand tu lances ta fusée
pour me dire bonsoir. La première fois, les enturbannés
ont eu la frousse. Ils croyaient que tu avais le feu au
cul !!
-T’en fais pas, on a de bons taxis maintenant. Et on fait
Casa–Agadir de nuit pour gagner du temps.
Puis, lentement, le regard plein de bonheur :
-Mais que tu sois là, moi !! Et que ce soit chez
toi !! Dans la même petite ville perdue tout au fond
du Maroc !! Et qu’on vienne des bords de la
Vesle !! C’est pas un hasard, ça ? Aussi, mon
vieux, faut pas en rester là ! Je te veux comme
passager, sur Casa - Toulouse, dans un ou deux ans, quand
ça sera plus sûr.
- J’y ai déjà pensé mais… Henri… Le porto chauffe.
Parle-moi du Sud.
- Oh , tu sais, c’est parler du vide. D’un vide qui
est pourtant plein de choses… Les rezzous… Les
enlèvements… Les rançons… La mort, aussi… Et quelle
mort !… C’est terriblement loin, Casa, Dakar. Ca n’en
finit pas de se dérouler, les dunes ! Et les couscous
ont beau faire l’impossible ! Même en volant à deux,
on est parfois en panne tous les deux ! Mais on sent
qu’on fait quelque chose. On pique des petits drapeaux sur
la carte, et de plus en plus loin. Après, ce sera
l’Atlantique Sud !!
- Et les hommes ?
- J’ai rien à en dire, que ça : des hommes ! Des
purs ! Un jour, je te présenterai Jean et Tonio.
- Jean ??
- Oui, Mermoz ! Et Tonio, c’est Saint – Ex… Saint –
Exupéry. Les autres sont comme eux !
- Et les escales ?
- Justement ! Tiens ! Saint – Ex est chef
d’aéroplace à Juby. Et tu n’imagines sûrement pas Juby. Un
fortin espagnol, avec des disciplinaires. D’un côté, la
mer. De l’autre, les dunes et les Maures. Pas d’arbre. Pas
d’eau. La flotte, elle vient des Canaries, dans des bidons
et par voilier. Sur les avions, sur les pilotes et sur le
terrain, Saint – Ex règne. Son palais est une baraque en
planches . Il s’impose aux maures, il fait risette aux
espagnols, il va chercher les avions perdus. Chef…Pilote…
Diplomate… Et aussi écrivain.
- Ecrivain ?
- Oui, figure-toi que, dans sa cabane, Saint – Ex
écrit !… Et c’est drôlement bien, ce qu’il écrit.
Moi, pour analyser, c’est pas mon fort. Mais ça me remue.
- Quel genre ?
- Oh, une histoire d’amour. Et une histoire d’avion.
L’avion, ça te fait voir la terre et autrement, l’amour…
Quand j’arrive, Tonio m’embrasse et me
dit : Viens lire, tu me diras ce qui ne va pas. J’ai
beau protester, puisque tout est bien et qu’il écrit comme
je pense. Il insiste, alors j’invente des détails, des
détails techniques à changer.
Tonio est content, le manuscrit s’épaissit à chaque
visite. Alors il me demande si je crois qu’on comprendra
tout et si je crois qu’on l’aimera, son " Courrier
Sud ". Je lui répond qu’on l’aimera, bien sûr, tu
penses !! Après quoi, on passe aux choses beaucoup
plus terre à terre parce que… construire un vrai déjeuner,
à Cap-Juby, c’est toute une histoire. J’apporte d’Agadir
ou de Casa des légumes frais, des fruits frais, de bonnes
bouteilles, tout un trésor ! Et bientôt, monte de la
cuisine l’odeur complexe et suspecte des côtes de porc
qu’on fait frire. Parce que, je vais t’expliquer :
Saint-Ex élève deux ou trois cochons à Juby. Mais comme on
n’a pas grand chose à leur donner, on les bourre de soles,
de soles magnifiques qu’on pêche à la petite senne, devant
le fort, chaque matin. C’est ce qui fait que le rôti sent
un peu drôle… Il sourit, puis il ajoute, le regard
lointain:
-Tu vois, notre vie bien serrés dans ce désert qui écarte
le monde, c’est la plus belle vie. Sans grisaille. Sans
combines… Sans vacheries… Et on va y arriver. La plus
belle ligne du monde!
MOGADOR . Au Club -
Janvier 1930
A gauche, en entrant, un guéridon avec
une bouteille de champagne et quatre coupes. Allongés dans
des fauteuils, mes invités d’une heure : Mermoz,
Guillaumet et Collenot.
-Tu comprends, je n’ai pas voulu passer sans te dire
bonjour ! Et te présenter mes amis. On arrive
d’Agadir et il faut être à Casa pour dîner. Et… comme la
bagnole n’est pas jeune… On nous appelle au grand
conseil, sûrement pour du nouveau.
Guillaumet a son bon sourire d’homme toujours heureux.
Mermoz, splendide athlète aux lourds cheveux bouclés,
murmure :
-Du nouveau, c’est bien ce qu’on doit attendre, tous les
jours ! Si on veut que ça marche… C’est bien joli, la
ligne d’Afrique… c’est bien joli la ligne d’Amérique du
Sud… Mais, entre les deux il y a l’océan. Et tant que le
courrier prendra le bateau…
Alors, je remets en route l’éternelle question :
-Pour franchir l’Atlantique, l’avion ou l’hydravion ?
- Les roulettes, l’avion, répondent Mermoz et Guillaumet,
absolument d’accord
- Mais, enfin, au dessus de la mer, l’hydravion semble
plus logique. En cas de panne, il y a les flotteurs !
- Logique, peut-être, sourit Mermoz, mais non valable. Le
meilleur des hydros, en admettant qu’il ne se brise pas en
cas de chute, ne tient que deux ou trois heures si la mer
est agitée. Il coule immédiatement si il y a tempête.
Evidemment, s’il peut se poser doucement… et par mer
calme. Et puis, l’hydro est trop lourd. Je n’y crois pas
pour les longues traversées, du moins pour un boulot
régulier!
- Pensez-vous qu’un avion à roulettes puisse, sur un coup
de chance comme celui de Lindberg, mais régulièrement, se
lancer sur des milliers de kilomètres d’Océan, et sans
risques ?
- Sûrement, fait Collenot, mais pas l’avion actuel !
- Le jour viendra, annonce Mermoz prophétiquement, et il
n’est pas tellement lointain, où on franchira l’Atlantique
Nord, l’Atlantique Sud, sans aléas, et suivant un horaire
fixe. On ira de Dakar à Rio… de Paris à New York comme on
va aujourd’hui de Casa à Agadir. Il faudra une énorme
surpuissance et des vols à grande altitude ".
Guillaumet continue, à mon adresse :
-Tu comprends, ce sera une question de vitesse, donc de
sécurité, et ce n’est pas paradoxal ! A mille
kilomètres - heure et au-dessus de toutes les
perturbations, l’avion deviendra une fusée, presque un
projectile, n’est-ce pas, Jean ?
-Oui, et dans ce projectile, il y aura cent passagers bien
tranquilles qui ne songeront même pas à la panne, et
qu’ils sauront qu’à la minute prévue ils arriveront à bon
port. Seulement, on n’y est pas encore. Il y a tant de
choses à changer : le profil, le poids, les alliages,
le carburant. Et tout faire pour vaincre de plus en plus
la résistance de l’air. Les roues, par exemple, c’est
lourd, ça freine, ça gène…
- Et les ailes, si on les enlevait aussi, m’sieur Mermoz,
dit Collenot en riant.
Guillaumet, à cette phrase, répond, trente ans à
l’avance :
-Ca peut se replier, les ailes… Les fusées n’ont pas
d’ailes !… "
Et chacun construit son rêve… Mermoz s’est levé, a regardé
la baie vitrée, et l’admirable panorama des remparts, de
la mer et des îlots qu’elle découpe. Il se retourne et
dit :
-Quelle belle escale, Mogador !
On lève les coupes.
-A l’Atlantique!
-Au désert !
-A la ligne!
-A l’avion qui rentrera ses roues.
-A l’avion qui repliera ses ailes.
La mer, ce jour – là, aussi bleue que le
ciel, rêvassait, tranquille au long des vieux murs. Et
c’est par une mer aussi belle, aussi douce que, six ans
plus tard, Mermoz et Collenot disparaissaient entre Dakar
et Natal. Ils pilotaient un hydro.
MOGADOR. Ecole
européenne. Octobre 1930
A travers les vitres dépolies, une forte
silhouette. La porte s’ouvre. GUILLAUMET ! ! Un
Guillaumet magnifique, vêtu de cuir et qui me tend les
bras, et qui m’embrasse. Dix grands élèves sont encore là,
après l’heure, pour des cours supplémentaires. Ils
écarquillent les yeux.
-Les enfants, je vous présente Henri Guillaumet, le héros
de la Cordillère!
Tous se lèvent, claquent des mains ! Car ils
connaissent l’histoire. Ils s’intéressent à la ligne et
savent ce que vaut de luttes, de sacrifices aussi ce
passage d’un avion de l’Aéropostale, deux fois par
semaine, au dessus de Mogador. Et ce que cela a coûté de
jeunes hommes ! Guillaumet sourit à tous. Il se
promène dans la classe. Il regarde les copies.
-Ca me fait drôle. Je retrouve Bouy et l’école du bon père
Gentil… Il y a vingt ans de cela.
Il montre du doigt à Sonia, sur sa copie, une faute de
grammaire. Sonia rougit un peu, corrige et murmure :
-Ben… alors… pour un aviateur!
Et
tout
le monde rit. Deux heures plus tard, chez moi, au
dessert, Henri parle tout de même de son aventure parce
que j’insiste.
-Ce ne sont pas les souffrances physiques qui comptent…. (retour) On ne les sent plus quand
il y en a trop. Ce sont les autres. On pense… On pense… A
quatre mille mètres, sur des glaciers inconnus, avec de la
neige, parfoisjusqu’à la ceinture, je savais bien que je
n’en sortirais pas. Je savais bien qu’on ne me
retrouverait pas. Tu penses ! Un homme, tout seul,
dans ce monde glacé, dans ce monde minéral, plus large,
plus haut que les Alpes…Il fallait descendre. Il fallait
qu’on puisse récupérer mon corps pour l’assurance !
Je pensais à ma femme. Je pensais aux copains, à Saint–Ex
qui devait me rechercher. Je pensais à mon petit chien
Looping que j’avais exceptionnellement laissé à
Buenos–Ayres, parce que je l’emmenais souvent avec moi.
Quatre jours et trois nuits de descente… Sans jamais
dormir… J’ai perdu ma boussole, ma boîte à alcool, ma
boîte de lait… Mon écharpe de laine s’est envolée dans un
gouffre… J’ai perdu un gant. Et tu sais, un gant, quant il
fait moins trente… Une idée fixe, la descente. Je tombais,
je me relevais… M’arrêter, c’était mourir trop tôt.
J’avais un piolet : mon ouvre-boîte ! Avec ça je
fendais aussi mes chaussures parce que mes pieds
gonflaient. Après quatre jours, j’ai trouvé de l’herbe, de
l’eau qui coulait, de l’eau qui n’était pas gelée !
La neige m’avait brûlé les gencives. A plat ventre, j’ai
bu, puis j’ai bouffé de l’herbe, comme une vache.Et c’est
là, tu vois, que j’ai vraiment cru que tout était
fini !..
- Comment ça ?
- Oui, j’ai vu arriver une bête grise, une bête énorme,
poils dressés, gueule bavante, droit sur moi. J’ai enfoui
ma tête dans l’herbe, entre mes bras repliés.
- Qu’est-ce que c’était ? Un chien… Seulement, je
vais te dire, on m’avait parlé de ces chiens là. Figure
toi que, sur les pentes des Andes, il y a des troupeaux
qui remontent le plus haut possible, vers les neiges. Les
bergers, indiens primitifs, vivent dans des cabanes
misérables et ils ignorent tout du monde. Chacun d’eux a
des chiens, car ils ont peur des voleurs de troupeaux.
Mais ces chiens là sont des fauves, plus forts et plus
féroces que les loups. Ils tiennent tête aux pumas et ils
n’admettent pas d’autre présence humaine que celle de leur
maître. Tout étranger est instantanément égorgé s’il ne
peut abattre la bête. J’en avais un sur moi. J’ai senti
son souffle chaud dans mon cou. Il m’a flairé, flairé
longuement. Il a essayé, d’un coup de museau brutal, de
décroiser mes mains serrées sur ma nuque. Et alors, tu ne
sais pas ce qu’il a fait ? ? ? Il a léché
ma main gelée… et mon poignet… avec application et sans
fin. Il m’a léché le cou, puis les joues … car j’ai tourné
le visage vers le ciel. J’étais au bout, je me rendais…
Entre mes paupières bouffies, je voyais les crocs, la
langue rouge. Je sais que je pleurais… il léchait mes
larmes… et j’étais bien, tout à coup, tu sais, j’étais
bien. La chaleur de la bête m’imprégnait, elle descendait
en moi par mon visage… Puis le chien a hurlé, mais de
façon spéciale, à petits coups brefs, comme un appel
convenu. Et il s’est couché sur moi. Une ombre est venue,
mais sur ses deux pattes, celle-là. On m’a dit que j’avais
crié " Aviador ! !
Aviador ! ! " Le reste, tout le monde le
connaît. Et tu vois, j’en suis sorti. Le père Guillaumet a
fait des gosses de bonne qualité ! Quand je suis
arrivé à Mendoza et que Saint-Ex m’a ramassé et que j’ai
dit que je venais à pied de la Laguna Diamante, même les
vieux montagnards ne me croyaient pas. Mais on a bien
retrouvé mon coucou, les roues en l’air et presque pas
abîmé. Et le bouquin que je lisais à Santiago et que je
rapportais : "Le grand silence blanc". Tu te rends
compte !
Henri ouvre son portefeuille, tire une photo :
-Garde la. C’est dans mon Potez. J’ai tout de
l’esquimau ! Et vise le confort du Zinc ! !
Juste un pare-brise de mica, devant les cinq mille mètres
de l’Aconcagua !
Puis, sur le petit carton, à travers le ciel des Andes, il
écrit quelques lignes affectueuses.
Le témoignage de Juan
Gualberto Garcia... Le 19 juin, il fut trouvé
par un enfant, moi-même. alors 14
ans C’est l’hiver, en ce mois de juin
1930. Les perturbations se succèdent, rudes, avec leurs
tempêtes de neige, le froid… Et ce vent terrible qui
vient de là haut, très haut, très froid, pour ensuite
balayer la Pampa.. S'il avait pu trouver son
chemin, il aurait pu sortir de la Cordillère en une
journée et demi de marche. Mais à cause de l'énorme
quantité de neige accumulée, il s'est égaré, marchant
d'un côté et de l'autre pendant jours et nuits.
J'étais parti de la maison vers 4 h du matin pour
retrouver mon père à la chasse. (...) Au lever du
soleil, je suis arrivé dans un site nommé le Salitral,
sur la pente des Caracoles. Au clair du jour, il m'a
semblé voir une empreinte, que j'ai suivie: je pensais
que c'était celle d'un animal, puis j'ai vu quelqu'un
qui marchait près de la colline. Pendant la nuit, un
grand vent avait soufflé et je savais qu'un avion (NDRL
: un Potez 25) était tombé dans la Cordillère. Mais
l'idée que l'homme qui était devant moi pouvait être le
pilote ne me vint d'abord pas.
- Quand il m'a vu, il a
commencé à crier, à faire des gestes, à courir. Il
prenait son écharpe, il la levait vers le ciel et la
jetait par terre ; puis il la levait encore et
recommençait. Alors, je me suis arrêté. J'ai lu sur son
visage une expression de folie et j'ai pris peur: je me
mis à courir. Voyant que je m'en allais, il cria et
courut vers moi. Je fuyais de plus belle. Une fois chez
moi, je dis à ma mère qu'un fou venait par le ruisseau.
Elle me dit d'aller le trouver: (...) peut-être
s'agissait-il du pilote égaré dans la Cordillère.
J'insistais: c'était un fou! Nous y allâmes pourtant.
Nous avancions d'un côté du ruisseau et lui venait à
notre rencontre de l'autre côté. A portée de voix, il
nous cria : "si aviaturi, cae airiplani".(...)
J'ai traversé le ruisseau à cheval pour aller le
chercher. Il ne savait pas monter et voulu prendre mon
bras. Je l'ai conduit jusqu'à une cascade. Nous avons
traversé un pont en bois ; il faillit tomber dans la
rivière tant il était exténué. Ma mère est venue
m'aider, nous l'avons porté et nous l'avons conduit chez
nous. En arrivant dans la cuisine, il se laissa tomber
sur une chaise, but du lait de chèvre et s'endormit à
même la table. J'ai allumé du feu et nous avons mis
l'étranger au lit. Je suis reparti dans la montagne pour
prévenir mon père. Il était cinq heures de l'après-midi.
(...) Quand nous sommes revenus, il était presque dix
heures du soir. Mon père a prévenu la police, puis
l'armée. Toutes ces démarches ont pris la nuit entière
mais il fallait absolument que tous sachent que le
pilote était en vie. Vers dix heures le lendemain matin,
Guillaumet fut conduit chez Eugenio Bustos, où
l'attendait un avion. Lorsqu'il a vu l'appareil, il
s'élança hors de la voiture et couru vers lui : il
voulait piloter ! Et c'est comme ça qu'il est revenu
parmi les siens à Buenos Aires.Après six jours de repos,
il est revenu en avion sur les lieux du drame pour voir
son appareil qu'il avait abandonné dans la neige. Nos
voisins nous ont dit qu'il saluait ceux qu'il voyait de
la main. (...) Plus tard, nous avons été en contact avec
sa famille. Nous nous sommes écrits jusqu'à ce qu'il
soit tué pendant la guerre (NDRL: le 29 novembre 1940).
Un an après l'accident, à la fonte des neiges, il fallut
déterrer l'avion accidenté. Une équipe, conduite par Don
Pastor Lima se chargea des travaux. L'opération était
délicate puisqu'il fallait détacher les ailes et le
moteur qui fut chargé sur un char à boeufs. (...) Et
c'est ainsi que l'avion fut lui aussi un miraculé des
Andes.
Casa – Toulouse – 3
juillet 1931.
Je l’ai mon billet. Un beau billet tout
neuf, barré de tricolore et qui dit que ce jour, un Laté
28 monomoteur me conduira, si tout va bien, en douze
heures, de Casablanca à Toulouse. Au revers du billet,
sont imprimés des avis très prudents : " Les
départs ne sont pas garantis " . " La Compagnie
Générale Aéropostale ne répond pas des interruptions
de parcours, décline toute responsabilité pour retards,
pertes, dommages ou accidents pouvant advenir au départ,
en vol, à l’atterrissage au passager et à ses bagages,
quelle qu’en soit la cause, etc…
A cinq heures donc, ce beau jour là, une camionnette
vaguement aménagée m’emmène, avec cinq autres passagers et
un douanier, au terrain d’Anfa.
L’aube se lève, à peine rose. Le phare d’El Hank clignote
encore. Deux ou trois mécaniciens, devant des hangars
assez minables, s’affairent autour d’un beau Laté tout
neuf. Il a fière allure, bien campé sur ses deux roues
épaisses, le nez en l’air, les longues ailes élégantes
comme tendues vers l’envol. Le pilote, Antoine, un beau
costaud muet, nous fait monter puis va prendre son poste.
Deux hommes tiennent les ficelles des cales.
Le moteur crachote, ronfle, fait son point fixe. Il n’y a
pas de piste : On roule dans l’herbe en cahotant.
Puis l’herbe se rase, devient lisse et fluide et voilà
déjà, sous les ailes, le damier lumineux de Casablanca
avec ses guirlandes d’ampoules.
Escales… Terrain étriqué de Rabat… On frôle les barrières.
Tanger. On " fait " de l’essence : un
marocain fait rouler dans l’herbe un fut de 200 litres et
installe la pompe à main. C’est laborieux ! ! Le
confort, dans les aéroports, n’arrivera que beaucoup,
beaucoup plus tard.
Quelques jolis virages pour mieux voir Tanger puis
Gibraltar laqué de béton. Puis la Sierra Nevada, plus
haute que nous, avec ses moutons blancs : la neige.
Onze heures : Alicante, ses quais, ses palmiers en
bouquets de soleil. Friselis de l’hélice, on cahote, on se
dandine… dans un nuage de poussière rouge. Les hommes, qui
empoignent les haubans pour faire virer l’appareil, s’y
prennent mal, à vous faire culbuter des fauteuils. Antoine
saute de l’avion, engueule tout le monde. La béquille
arrière a été arrachée et a voltigé à vingt mètres. La
poussière étouffante retombe. Les espagnols jurent, il
fait 38° à l’ombre.
Un grand gars émergé, auréolé de sable et de soleil :
Guillaumet ! Il se précipite, m’embrasse. Antoine
regarde, sa mauvaise humeur est tombée.
-Tu n’aurais pas pu me prévenir que tu avais un copain
dans l’avion ? "
Une parenthèse : Guillaumet arrive de Toulouse, avec
l’avion descendant. Il reprend l’avion d’Antoine qui
conduira l’autre à Casa. Chaque pilote fait donc un
aller-retour.
Antoine sort de sa poche un minuscule Kodak :
-Mettez-vous là, tous les deux, pour la postérité ".
Henri interroge:
-Tu n’as rien à me signaler ?
- Le taxi penche un peu à droite et puis, cette foutue
béquille va labourer. Et toi ?
- Tout va bien. Une goutte d’huile sur le plexiglas de
temps en temps. Pas grave. Signale le…
Henri, des ses deux bras solides, enveloppe mes deux
épaules. La cantine est modeste, étouffante et gaie. Des
piles de sandwiches. Un muscadet délicieux et redoutable.
Tout est gratuit. Henry me parle de Bouy, et de la
permission qu’il vient de passer au bord de la Vesle.
-Je choisis juin, tu penses ! ! C’est le moment
de la manne pour la truite. On ne me voit pas de la
journée. Je file avec ma vieille Bugatti ; elle n’a
plus de siège. Je planque le météore dans le seigle et je
pêche sur Louvercy ou sur Vadenay. Cette année, rien que
des belles. J’en ai pris une de sept livres, juste sous le
pont des chasseurs. Tu te rappelles ?
- Oui, c’est là qu’un jour on a mis les pattes dans un nid
d’abeilles sauvages.
Ah ! La bonne bouffée de souvenirs !
- Henri, un jour tu viendras à Mogador. Moi aussi, j’ai ma
rivière… aussi belle, aussi précieuse que la Vesle !
Et tout le reste est d’un beau voyage. Sûrement le plus
beau de ma vie.. L’Espagne calcinée déroule sa carte
bariolée, ocre et rouge. La soie irisée de la mer. Et les
plages d’où les baigneurs nous font bonjour au passage.
Barcelone, presque en piqué ; un terrain exigu. Un
terrain qui donne le hoquet, plein de cailloux, de
buissons ras, d’herbes hautes. Sous nos ailes, des
myriades de minuscules moineaux en tourbillons. Des
hangars de misère. D’en haut, Barcelone semble un damier
démesuré. Voici Gérone, moyenâgeuse et tarabiscotée de
ruelles. Le Canigou, emmitouflé d’une écharpe de brume.
Les sombres Corbières. Carcassonne, toute grise, toute
vieille. Puis, à trois fois la hauteur des arbres, on suit
tout bonnement la route nationale qui tranche en deux les
villages. On saute de ferme en ferme, de petit village au
hameau suivant… On voit les troupeaux sages, les carrioles
sur la route, les jardinets bien clos et les carrés
hérissés de piquants bien verts, qui sont des vignes.
Enfin, dans le soleil qui brille, déjà rose, dans les
hublots, un halo gris de brume et de fumée :
Toulouse.Une heure après, Henri me présente sa ravissante
épouse, Noëlle, qui demeurera ma correspondante fidèle
jusqu’au bout de leur vie, à tous les deux…
MOGADOR . Automne 1936.
Un merveilleux hasard veut qu’on tourne,
à Mogador, les extérieurs de " Courrier Sud ",
mis en scène par Pierre Billion et que Saint-Exupéry soit
là pour doubler le pilote Pierre Richard Wilm, et aussi
pour veiller, conseiller, suggérer. Aussi ce n’est pas
sans une certaine émotion que je monte l’escalier de
l’Hôtel de Paris, au fond de la place du Chayla et que je
frappe à la porte de la chambre n° 16. J’ai, sous les
bras, " Courrier Sud et " Vol de Nuit ".
Une voix très douce me dit d’entrer. Saint-Exupéry est
assis à sa table de travail. Il se lève. Il est très
grand. Tout de suite, je dis :
-Je m’excuse de vous déranger. Je suis un ami de
Guillaumet.
-Si vous êtes l’ami de mon meilleur ami, vous êtes mille
fois le bienvenu.
- Quand j’ai su que vous veniez ici, j’ai demandé à
Henri : je voudrai quelques mots sur les deux
ouvrages de Saint-Exupéry. Si je viens de ta part,
crois-tu qu’il acceptera ? Il m’a répondu : Tu
penses !
Saint-Exupéry me coupe, me prend aux deux épaules, me
force de m’asseoir près de lui :
-Ah! Vous venez de réveiller Guillaumet ! Tu
penses ! ! C’est ce qu’il dit, dans les grandes
occasions. Tu penses ! ! … Quand, après son
martyr des Andes, je le noyais de tisanes à Mendoza pour
le dégeler et que je lui disais : comme tu as dû
souffrir, mon pauvre vieux ! !, il répondait
doucement, doucement, les yeux fermés : Tu
penses ! ! !…
Quand je lui disais :
-il paraît que vous en avez fait une foire à Santiago pour
ta deux centième traversée des Andes,
il répondait, rieur :
-Tu penses ! !… C’est son exclamation bien à
lui, qui mesure ou résume les joies, les angoisses, les
prouesses, les projets. Et… vous êtes de Bouy, vous
aussi ?
- Oui, nous avons assisté à l’éclosion des premiers
oiseaux, au Camp de Châlons, il y a 25 ans .
Antoine de Saint-Exupéry est simple et beau. Dès qu’il
parle, on sait qu’il est très bon. Son regard scrute, mais
plein de paix et de douceur. Il a le front très grand d’un
penseur ou d’un technicien, un visage épanoui. Des joues à
fossette qui vont avec un sourire franc et délicieusement
enfantin. De suite, sans timidité, on bavarde. Et ce que
me dit Saint-Ex, je l’ai retrouvé presque mot à mot dans
" Terre des Hommes ".
-Guillaumet fut d’abord mon professeur. Le meilleur. C’est
lui qui m’a enseigné l’Espagne… Pas celle des géographes.
Il n’était pas question de degrés ou d’échelle. Non, ses
doigts couraient sur la carte, ses regards appelaient les
miens. Il bâtissait pour moi une Espagne utile. J’en
marquais la carte avec des croix, avec des ronds, avec des
étoiles. Les croix, c’étaient les pièges : un
olivier, un fossé, un troupeau paisible et meurtrier
(Attention à ce pré, juste au bout du terrain !
Toujours des moutons qui t’emmerdent ! !). Les
ronds, c’étaient les refuges : les anses au sable
dur, les rios sans galets, les champs sans failles. Les
étoiles, c’étaient les fermes accueillantes, les terrains
avec téléphone, essence, outils. Et puis, il me disait de
quelle façon dominer l’adversaire : la mer, l’orage,
la machine qui lâche… Par le courage tranquille, la
gravité qui te font accepter le combat. Ne cède pas !
Ne cède jamais ! Ne fais pas demi tour ! Il te
reste toujours un moyen… Réfléchis. Et surtout,
l’adversaire, ne le méprise pas. Jauge le. Tu le
réduiras !
Mais le temps passe, je ne veux pas être opportun. Je me
lève, Saint-Ex garde mes livres :
-Vous les avez déjà fait relier ! Et en bleu, comme
le ciel ! Couleur heureuse pour les pilotes… Venez
les chercher ce soir, voulez-vous ? Au café Coutolle,
après dîner.
Neuf heures.
Sur la place, illuminée et joyeuse, c’est la ronde sans
fin des jeunes gens qui s’interpellent : françaises
délurées qui ont laissé passer l’heure du repas.
Marocaines riant des yeux au-dessus de leur voile. Petites
juives provocantes… qu’on frôle très fort au passage.
Jeunes soldats en goguette. La terrasse est encore garnie.
Saint-Exupéry me faire signe. Mes deux bouquins sont près
de lui et servent de presse-papiers à des feuillets
barbouillés de signes bizarres et de figures géométriques.
Il dessine, examine son croquis, rature ou ajoute quelque
chose, puis prend une nouvelle feuille toute
blanche :
-Je veux améliorer l’altimètre. Je cherche… C’est sûrement
possible… L’altimètre actuel manque de précision, dans
certains cas, au dessous de cinq cent mètres ! On est
aussi bien à trois cents ou quatre cents… Alors, par temps
bouché, on franchit la colline on la rabote ou on
l’emboutit. Songez qu’on porte encore l’altimètre autour
du cou, comme une vieille dame porte son pendentif pour
aller à la messe. Et je veux aussi trouver un dérivomètre
plus valable. Mais… Excusez-moi, ce sont là digressions
d’atelier ou de laboratoire.
Il y a, à la table voisine, un joli petit bout de femme
qui feuillette un très gros cahier. Je remarque sa
frimousse intelligente et vive. Je remarque aussi la
lourde natte de cheveux noirs qui lui barre la nuque d’une
oreille à l’autre. C’est " Bouchon ", la script
girl de " Courrier Sud ". On en reparlera, elle
s’appelle Françoise Giroud qui, quarante ans plus tard,
sera ministre de la Condition Féminine. Alors, nous
parlons de Bernis, de Fabien et de Rivière.. Et de
Guillaumet… de Daudat… de Mermoz… De l’avion qui fait
découvrir le " vrai visage de la terre ".
-Nous avons lâché les servitudes de la planète et nous ne
comprenons plus que des carrés, bordés de haies et de murs
soient, depuis des siècles, le sujet de tant de
compétitions. Nous ne comprenons plus les haines par
dessus les frontières devenues invisibles. Et l’avion fera
mieux aimer la terre. Car il est aussi une récompense. De
là-haut, la terre est une planète déserte. Mais, quand on
la retrouve après un vol difficile quand on redécouvre les
arbres, les ruisseaux, les troupeaux et leurs bergers qui
ont repris sagement leur place, et qui vous attendaient,
alors on se remet à aimer les hommes.
Un grand gars surgit de la foule, dégingandé, gesticulant,
le sourire jusqu’aux oreilles. Il appelle, hurle :
- M’sieur Saint-Exupéry, le compte-rendu.
C’est Aimos. Sec comme un coup de trique, pas rasé depuis
quinze jours, pour se faire un visage exigé par le
film : celui d’un sergent perdu dans un fortin de
Mauritanie. Ce visage là, maigre, velu, pète d’une joie
exubérante (Aimos a été tué sur une barricade, lors de la
libération de Paris en août 1944).
-Figurez–vous que c’est fini ! ! En une
journée ! ! Trois répètes et c’est
tout ! ! Demain, on peut démolir le fortin et
vous reconduirez vos Maures à Juby !
- Alors, tout a bien marché, Aimos ?
- Trop bien, presque, M’sieur Saint-Exupéry ! Trop
bien ! Au poil, quoi ! Y’a des Maures qu’ont
reçu des coups de crosse en pleine poire (ils aiment pas
les sénégalais) mais, ne vous en faites bas ! Les
bleus, ça ne se voit pas sur des hommes
" bleus ". Seul’ment, croyez-moi, m’sieur
Saint-Exupéry, faudrait pas recommencer souvent. J’ai
ram’né ma section à la caserne et, la harka de Juby,
vaudrait mieux qu’elle s’attarde pas trop dans
l’village !
Saint-Exupéry range ses papiers, félicite gentiment Aimos
et dit :
-Courrier Sud se construit. Puisse ce film nous aider
aussi à construire la ligne, de Paris jusqu’à la
Patagonie. J’ai revu Saint-Exupéry presque tous les jours.
Jusqu’à la fin du tournage, je me suis imprégné de
Saint-Exupéry. Ces êtres d’exception, est-on sûr de les
revoir jamais ? Il m’a fait lire des notes, des bouts
de chapitres que j’ai retrouvés dans ‘Terre des
Hommes ", dans " Citadelle ".
MOGADOR . 15 juillet
1939
J’apprends que Guillaumet bat le record
du monde de distance sans escale. New-York–Biscarosse
(5875 km) à bord de l’hydravion hexamoteur
" Lieutenant de Vaisseau
Paris ".
MOGADOR 28 novembre
1940.
L’aube froide se lève sur la lagune.
Toutes les petites flaquent commencent de luire et les
dunes barrent, de leurs gros dos noirs arrondis, un ciel
très doux d’aquarelle. Mais il fait vraiment frisquet et,
les mains dans les poches, je ne sais comment tenir mon
fusil. Rapide, au dessus, un vrombissement, un sifflement
plutôt. J’ai tiré dans le bruit. Un choc dans l’eau, un
choc par terre. Quelqu’un aussi a tiré deux fois.
Puis le soleil cligne de l’œil et dépoétise les choses de
la nuit. Je ramasse mes deux canards. L’autre chasseur,
tout près, ramasse les siens. La passée est finie.
J’appelle :
- Allo, Capitaine. (C’est un vieil officier en retraite
qui a fait 14-18, l’Indochine et toutes les Afriques. Il
hait tout ce qui est allemand et il voudrait barouder.
Passionné et maniaque de radio, tout au long du jour, il
ausculte le monde). Quoi de neuf, Capitaine ?
- Oh ! Vous savez, ça ne va pas fort en France avec
le père Pétain. Ca accroche !
Et puis :
-Ils viennent de nous descendre l’avion qui emmenait
Chiappe en Syrie !
- Chiappe ?
- Oui, notre nouveau Haut Commissaire... Ancien Préfet de
Paris, je crois. Il ne plaisait pas à tout le monde… Et un
avion civil ! Autorisé ! ! Non
armé ! !
- Triste guerre, hélas.
- Seulement, dit le vieux capitaine, ils nous ont tué deux
bons pilotes, des anciens de l’Aéropostale. Reine et
Guillaumet.
- Vous dites ?
-Oui, on a confirmé… ce matin. Reine et Guillaumet. Au
large de Bizerte. C’est ces cochons d’italiens… Mais…
qu’est – ce que vous avez ?…
- Rien… Je n’étais pas très bien… ce matin… Laissez moi…
Laissez moi…
J’avais froid, froid partout. Vite, ma chambre, mon divan.
Une main de glace m’écrasait le cœur jusqu’à
l’étouffement :
-Ah ! Les salauds !… Les salauds !… Les
salauds !…
MOGADOR Juin 1942
Il m’avait dit un jour, entre deux
escales :
- Je n’atteindra pas mes quarante ans.
Il les aurait fêtés le 29 mai de cette année. Sa dernière
photographie porte l’ombre de cette certitude. Cet
anniversaire se confondrait presque avec celui de son
dernier départ. Mais partout, le chaos est si grand, les
mesures de la douleur sont si illimités qu’on ne songe
guère aux héros assassinés. Je ne dirai plus la vie
éblouissante du pilote Guillaumet. On la connaît. Je ne
dirai qu’un mot de sa bonté et de sa force parce que je
suis son ami et qu’il n’appartient qu’à un ami de donner
pour lui un peu de cœur. Oui, il était bon, jusqu’à
l’extrême limite de la bonté. Fort jusqu’au sacrifice.
Dévoué pour tous, il ne comprenait ni les rivalités ni les
abandons. Il ne citait pas des pilotes, des radios, des
mécanos, mais des camarades. Il les unissait tous dans la
même affectueuse tendresse. Il les conduisait par
l’exemple et le renoncement. Chef, il dirigeait l’équipe
par le cœur, vers le but : la Ligne. Vers
l’idéal : le renom de la France.
Cela exigeait la force continue, toujours
renouvelée, toujours claire de source. En Guillaumet, elle
ne s’est jamais tarie. Entre deux vols, quand il venait me
voir, il me contait simplement des épopées. Il ne
gouaillait jamais. Il mesurait une tâche à sa dureté et il
la réduisait en connaissant la valeur de l’effort. Cent
fois, la mort avait reculé devant le calme et pur visage.
Il lui avait fallu six jours pour arracher sa chair aux
neiges des Andes. Il avait ramené son corps intact des
sables de Mauritanie, des tornades du Pot au Noir, des
brumes de l’Atlantique Nord. Il avait reçu les honneurs
avec orgueil et simplicité. Il était solide et gai et il
oubliait, durant ses rapides congés, que ce n’étaient là
que des escales de la vie.
J’ai devant moi sa photographie prise par un coéquipier à
bord du Potez qui les menait d’Argentine au Chili. Malgré
les trois combinaisons de fourrure et le vent de glace, et
les trente degrés au dessous de zéro.
Guillaumet se retourne pour l’objectif et sourit, heureux
de sa sûreté tranquille. J’ai aussi devant moi la lettre
qu’il m’écrivait dix jours après la fin de Mermoz :
"Je suis bouleversé par la mort de Jean. C’était un si
grand cœur, un si parfait camarade. Il était tellement au
dessus de nous ! ". Ces lignes, on pourrait les
réécrire pour lui-même, car il a rejoint Mermoz. Pourtant,
si j’ai voulu parler de lui, après un an c’est que je veux
livrer un des secrets, le plus grand, le plus pur :
celui de cette force et de cette bonté. J’aurais un
scrupule si il ne me l’avait dit tant de fois ; et je
veux consoler celle qui attend toujours, malgré
l’évidence. Celle qui m’envoie aujourd’hui les échos de sa
détresse. Celle qu’il aimait à l’égal de la cause qu’il
servait : " Sans ma femme, me disait-il, je
n’aurai jamais fait tout cela. Je lutte et elle m’explique
ma lutte. J’ai sa bonne parole et sa tendresse partout
avec moi. Elle m’accompagne, toujours plus loin, à mesure
que s’allonge la ligne, jusqu’aux escales perdues. Si le
coup est dur, je pense à elle. Et je m’en tire parce
qu’elle savait que je m’en tirerai. Quand je rentre, elle
m’accueille comme au retour d’un simple voyage mais ses
yeux qui rient portent encore les cernes de l’attente et
de l’angoisse. Tiens, dans la Cordillère, quand je n’en
pouvais plus, quand les bêtes même n’auraient pu faire ce
que j’ai fait, après quatre jours de marche, pieds
saignants et brûlés, je me disais : si elle sait que
je vis, elle sait que je marche. Donc je dois marcher.
Elle ne pense pas que je puisse m’arrêter. Si je m’arrête,
je la trahis. Je mangeais de l’herbe, je mordais la neige
et je marchais… Sans celle, je n’aurais pas été si
fort ".
Et c’est à tous deux que je pense en cet
anniversaire. A toi, mon ami disparu. A celle qui fut ton
fidèle soutien par sa présence, par sa parole lointaine,
par ses messages qui, au bout du monde, vibrants et doux,
savaient toujours t’atteindre.
Dans quel gouffre vogues-tu maintenant,
mon pauvre camarade? Si tu as pu, à la suprême seconde,
penser à ces douces mains aimées caressant ton front, je
sais que tu as cru encore à leur protection. Au moment ou
le sablier se renverse, tu n’as cherché qu’une nouvelle
victoire. A travers la grande chute rouge qui
t’engloutissais, tu soutenais encore de toute ta chair et
de toute ta force, les plans qui cédaient. Tu guettais le
tremplin d’eau pour essayer un autre miracle. De toute ton
intelligence, de toute ta tendresse aussi pour ce métal
qui était cependant ta chose, tu voulais demeurer le
maître. Tu devenais sauvage et tu suppliais. Mais l’oiseau
brisé s’échappait de tes mains pour la première fois et
t’abandonnait au suprême vertige. Tu avais tout prévu, mon
camarade. Tout. Même la trahison de la machine. Mais pas
la lâcheté des hommes. Mais pas l’assassinat. Du meilleur
de toi, tu as fait trois parts égales : une pour
Elle, avec la tendresse, une pour ta rude tâche, avec ta
force, une pour ton pays, avec ton courage tranquille.
Et, disparu, tu demeures un vivant
exemple.
MOGADOR 26 décembre
1972.
Elle aussi ! !
Dans ses dernières lettres, Noëlle Guillaumet me disait
qu’elle était toujours fatiguée, et sans raison précise.
Et puis le sinistre papier bordé de noir :
" Les obsèques auront lieu le jeudi 04 janvier 1973,
à 8H45, au Crématorium du Père Lachaise où, selon la
volonté de la défunte, aura lieu l’incinération ".
Elle m’avait dit :
-Je veux disparaître par le feu… Comme lui .
Et maintenant ?
Maintenant, à deux pas d’ici, il y a la rue Henri
Guillaumet. Et puis aussi à Bouy, à Casablanca, à
Biscarosse, à Santiago, à Buenos Ayres, à Dakar et,
sûrement, ailleurs…
Il y a ce timbre poste à l’effigie de Guillaumet et de
Codos.
Car il ne faut pas, officiellement, perdre le souvenir de
ses héros.
Mais il y a surtout, à Bouy, sur la place de la Mairie, un
monument, bien à nous, à nous qui continuons de t’aimer,
tout simple et d’une émouvante beauté. Haut, solide et
droit. Comme toi.
Il n’est, pour le passant, qu’une pierre dressée…. Pour
moi, il a la réalité d’une tombe. Il affirme ta présence.
Parce que, sous les tilleuls, il se lève au milieu de ce
que fut notre cour d’école…. Parce que tu y régentais,
avec moi, d’interminables parties de barres. Parce que tu
y complotais, toujours avec moi, des braconnes, des
maraudes, des escapades à l’aviation. Parce que le bon
père Gentil, derrière ses lorgnons qu’un lacet fixait sur
son gilet à ganses, nous faisait les gros yeux lorsque
nous poussions une pointe vers la cour des filles… Parce
que de ton bras robuste, tu enveloppais mes épaules quand
un jeune sauvage me menaçait.. Parce que… Parce que…
De ceux de notre temps , il en reste peu au village
mais je sais qu’ils ont expliqué à leurs enfants, à leurs
petits enfants, la définition de cette pierre et que, dans
la belle école rénovée, on a enseigné Guillaumet.
C’est tout, mon camarade, je te devais cela. Je suis
heureux. Et… qui sait ? Au delà du grand mystère de
la mort, peut-être nos âmes errantes arriveront-elles à se
rejoindre ?…
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