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  Pour que passe le courrier, par Joseph Roig   
   source   retour Souvenrirs   L'Aéropostale  
Roig, pilote militaire, en démontrant la viabilité des lignes Casablanca-Dakar et Rio de Janeiro-Buenos Aires a contribué à la création de l'Aéropostale...



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La rencontre  
Le Passager Royal 
La paix avec le sol 
La reconnaissance par mer  
A la conquête du désert  
Le retour à Casablanca 
Après le raid
Les anciens de Central à l’aéro-club du Maroc  
Les projets en cours et à l’étude
Avion ou Hydravion 
Les hommes
L'aventure américaine 










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La rencontre

Nous sommes à la fin de l’été 1919, dans le bureau que j’occupais Boulevard Saint-Germain en qualité de chef de la 1ère section du personnel de la 12ème Direction (Aéronautique) du Ministère de la guerre. Le planton introduit un visiteur: Pierre G. Latécoère.
Nous savions tous dans l’aviation que ce sacré petit bonhomme, piloté par Lemaitre, était parti le 19 mars 1919 au matin de Montaudran, terrain d’aviation de Toulouse et, avait remis le lendemain à Madame Lyautey, venue avec le général Résident Général au Maroc depuis 1912, l’accueillir sur le terrain de Rabat, un petit bouquet avec ce compliment : «Madame permettez moi de vous offrir ce modeste bouquet cueilli hier à votre intention. Ce sont des fleurs de ma ville… Des violettes de Toulouse».
Dans l’avion, il y avait aussi un sac de courrier.
Or ce jour-là, Pierre latécoère venait me demander un service. Le chef de l’Aéroplace d’Alicante, Moraglia, avait fait, avant d’entrer aux L.A.L. (Lignes Aériennes Latécoère), une demande pour passer dans l’armée active. Sa candidature venait d’être acceptée et il s’agissait de différer de quelques jours sa prise de fonction, en attendant la venue à l’Aéroplace de son successeur.
Pierre Latécoère me sut un tel gré de ce petit service qu’un jour son adjoint de Massimi vint m’offrir de me joindre à leur équipe, ce que j’acceptai avec joie et , je partis en qualité de Chef de Service au Maroc en 1921.
Et le courrier passait. Si sa régularité était parfois altérée par quelque accident tragique, il faut tout de même penser que les quatre étapes de ces 1800km n’étaient pas, pour nos Bréguet 14, les pistes d’une école de pilotage. A 120km à l’heure, remonter la Tramontane de Barcelone à Toulouse par le Perthus ou le Cap Creus c’était presque faire du sur place. Passer l’Ebre et le Cap de la Nao entre Barcelone et Alicante était rarement une partie de plaisir. Quant à l’étape d’Alicante sur Malaga par la trouée de Grenade et le saut par-dessus la Sierra Nevada, ce n’était pas un jeu d’enfant. Le détroit de Gibraltar, avec ses courants d’air contraires, ne laissait pas nos pilotes indifférents. Au-delà, le ciel devenait heureusement plus clément. Et malgré toutes ces vicissitudes que la Ligne supportait sans défaillance, la confiance du Maroc restait aussi sans défaillance.
Il me vint alors l’idée de rassembler tous les atouts majeurs qui nous manifestaient tant de sympathie, en un Aéro-Club du Maroc, et j’allai m’en ouvrir à Georges Louis, rédacteur en chef de la «vigie Marocaine».
Il approuva chaudement mon projet, et nous cherchâmes ensemble un Président possible pour en assurer un bon démarrage. « Allez à Fédhala, me dit Georges Louis, vous y trouverez le Prince Murat ou le Prince Masséna, car ni l’un ni l’autre ne sont embrigadés dans les sociétés casablancaises. L’un ou l’autre fera un bon Président »
Le soir même j’avais contacté Murat qui avait accepté. Quant aux vice-présidents, j’avais décidé Masséna, le Marquis de Ségonzac et Guernier, Président de la chambre de commerce, à nous épauler de leur présence. L’Aéro-club compta en très peu de temps près de 300 membres. Un succès total dont je n’étais pas peu fier. Les bases de l’aviation civile étaient jetées, et nous pouvions aller de l’avant. Les jeunes sportifs et particulièrement les postiers que je voyais tous les jours à l’heure du TRI me proposèrent de fonder un Club de Rugby dont je serais le Président fondateur.
Au cours de l’été 1922, Pierre Latécoère, atterrissant à Casablanca, me demanda de lui obtenir une audience auprès du Maréchal Lyautey. Le lendemain nous partions pour Marrakech où se trouvaient en déplacement tous les Services de la Résidence et où nous devions être reçus au Palais de la Bahia par le Maréchal entouré de ses chefs de service intéressés.
Avec son accent particulier, Pierre Latécoère, depuis un bon quart d’heure, exposait en détail son plan : « Toulouse, Casa, Dakar, Pernambouc, Rio de Janeiro, Montevideo, Buenos-Aires », lorsque le Maréchal, se substituant à son interlocuteur Latécoère, exposa le fameux plan en son style personnel. C’était succinct, très clair, très précis. Tous avaient compris. Pierre Latécoère en resta pantois.
Mes déplacements m’amenaient souvent à Tanger où je m’étais fait deux excellents amis en la personne de Villarem, Directeur de la Poste française à Tanger, et le Capitaine Pannabière, Commandant le Tabor Marocain de Tanger. Tous les deux étaient catalans d’origine, et cela me facilita bien des démarches auprès des autorités de la zone internationale. J’eus quelquefois le plaisir de baiser la main de la douairière de la Maison de France qui descendait toujours chez Madame Villarem lorsqu’elle venait de Larache avec le jeune Comte de Paris, pour faire des achats à Tanger. Madame Villarem mettait en ces occasions, le grand peigne andalou, la mantille et les castagnettes et dansait pour la grande dame, des séguedilles qui enchantaient l’assistance car Madame Villarem était une grande artiste.
J’eus également l’occasion de recevoir à Casablanca, le Président de la banque Morgan, Monsieur Sharp, qui finançait l’exposition de Séville et venait souvent au Maroc, vérifier aux sources l’exactitude de ses informations. Il désirait mettre en lumière l’influence espagnole sur les arts marocains issus de l’occupation arabe en Espagne.
Je dois aussi parler des sujets qui motivaient les liaisons que j’effectuais auprès des Services de la Résidence Générale et du Cabinet Militaire du Maréchal. Il me faut citer les noms de Pietri, des Services Financiers, de Walter, des Services Postaux, de Tranchant de Lunel, des Services des Arts Indigènes à qui nous devons la remise en état de la célèbre Kasbah des Oudayas, de Gaston Pawleski, son très compétent adjoint, du Maréchal Juin, alors Capitaine au Cabinet Militaire, du contrôleur en Chef Benazet, joyeux luron, responsable, avec Madame Lyautey, de l’organisation des farces que cette dernière jouait à ses invités au cours de certains repas, et d’autres qui me pardonneraient mon oubli s’ils étaient encore de ce monde.
Ces noms sont entrés dans la mémoire des Français et prouvent que le Maréchal avait la baraqua dans le choix de ses collaborateurs.

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Le Passager Royal

Un coup de poker qui réussit au-delà de nos espérances.
Au cours de la visite que sa Majesté Albert 1er, Roi des Belges, accompagné de sa Majesté la Reine Elisabeth, rendait au Maroc, je reçus une invitation à déjeuner à la Résidence.
Alors que les invités se lèvent de table pour gagner les salons où Madame Lyautey accompagnait la Reine, on me prie de rejoindre le Maréchal, sorti dans les jardins en compagnie de S.M. le Roi Albert. Avec le ton brutalement amical qui lui était particulier, le Maréchal me pose la question suivante, prouvant que les temps avaient changé l’atmosphère : « Sa Majesté voudrait effectuer son retour en Europe en utilisant la Ligne aérienne de Casa à Toulouse. Peux-tu assurer ce voyage en toute sécurité comme il se doit ? ».
Avec une assurance dont je mesure encore aujourd’hui le culot, j’ose affirmer que ce voyage est parfaitement possible.
-«Alors , prépare le départ de Casablanca pour après-demain 8h30».
- «Qu`allez-vous me donner comme pilote ?» demanda Sa Majesté.
Il y avait justement, de passage à l’aéroplace de Casablanca, Dombray.
-«Sire, Dombray, notre inspecteur technique».
-«Un grand Chef ! Pourquoi pas le pilote normal du courrier ? j’aurais davantage confiance».
-«Sire, Dombray est aussi pilote-courrier et vous l’avez certainement connu à l`escadrille Guynemer lorsque vous rendiez visite au groupe de chasse qui était à la Panne où vous stationniez pendant la guerre».
-«Alors tout va pour le mieux»..
J’allais prendre congé lorsque sa Majesté demanda de ne prévenir personne tout au long du voyage afin que les colonies Belges, tentées de venir sur les terrains, n’entravent pas la régularité des horaires du courrier.
-«Surtout pas de publicité avant Toulouse, ajouta-t-il, car ne parlez jamais d"un projet qu’après son heureuse exécution. J`aimerais aussi avoir un livre à lire pendant le voyage».
-«occupe-toi de ce détail», me dit le Maréchal.
Je m’éloignai après une poignée de main, gonflé d’orgueil d’une telle marque de confiance.

De retour au bureau, j’avisai par télégramme, Paris, Madrid et Toulouse afin que Latécoère, de Massimi et Daurat soient mis au courant du voyage royal. Il était indispensable qu’il s’effectue avec succès et suivant les désirs exprimés par sa Majesté.
J’allai aussi voir mon ami Louis pour le choix du livre demandé. «Récits marocains de la plaine et des monts» de Maurice Le Glay, Contrôleur en Chef de la région de Safi, me recommanda-t-il, et j’allai acheter ce livre pour en découper les pages.
Lorsque le cortège présidentiel arriva le surlendemain sur le terrain, tout était prêt. Dombray présenté, Sa Majesté équipée après les précautions d’usage, j’osai demander au Roi, en présentant le livre, la faveur de le recevoir en retour avec un autographe, ce qui me fut accordé.
L’avion-courrier, piloté de bout en bout par Dombray, atterrit le soir sans encombre à Toulouse où les autorités civiles et militaires saluèrent le Roi.
Il manquait malheureusement Latécoère et de Massimi qui étaient partis avec deux avions. Ils voulaient devancer l’avion royal pour lui faire une escorte d’honneur à son arrivée.
Hélas, la rencontre fut manquée et l’escorte atterrit une demi-heure après, mais la déception fut légère puisque le voyage s’était très bien passé. Latécoère et surtout de Massimi étaient particulièrement inquiets car ils jugeaient ce voyage très délicat pour une personnalité aussi importante que celle du Roi. S’il y avait eu des incidents de parcours, les reproches ne m’auraient pas été ménagés.
A Toulouse, les premiers mots que leur dit l’illustre passager montrèrent bien qu’il avait conscience du risque couru.
-«Je viens de vous jouer un mauvais tour, n’est-ce pas?» leur dit-il. «Vous ne deviez pas être tranquilles.»
-«En effet, Sire, répondit Latécoère. Nous n’aurions pas su dire si notre joie d’avoir Votre Majesté à bord de notre avion l’emportait sur notre inquiétude. J’ai fait un excellent voyage. Votre pays peut être fier d’avoir un homme tel que le Maréchal Lyautey.»
Par la suite, des notabilités civiles et militaires de la Métropole suivirent l’exemple du Roi des Belges. Parmi ces personnalités, il convient de citer : Le Président Painlevé, le sous-secrétaire d’Etat Laurent Eynac, le Maréchal Pétain, le Général Jacquenot et aussi quelques journalistes de la Presse métropolitaine. Les temps avaient bien changé, nous le constations. Quant à mon livre dédicacé, il me revint sous forme de décoration : la Croix de Chevalier de l’Ordre du Roi Léopold que le Cabinet du roi me fit tenir avec une correspondance. Sa Majesté m’y exprimait ses remerciements et soulignait son désir de conserver le livre de Maurice Le Glay.

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La paix avec le sol

Un raid aérien est une performance de valeur indiscutable dont l’équipage profite quand il réussit, mais paye de sa vie en cas d’échec.
Etablir l’infrastructure d’une ligne commerciale est un autre problème dont le succès, en ce qui concerne «La Ligne» rend indispensable le concours de personnalités compétentes et heureusement bénévoles sans lesquelles, les moyens financiers dont disposait Latécoère, n’auraient, certes pas suffi à assurer la Ligne à l’époque de l’avion postal dont l’étape moyenne ne dépasse pas 500 kilomètres.
En septembre 1922, Pierre Latécoère me convoque à Paris pour me dire que l’heure avait sonné de procéder à l’exécution de la première partie du Plan «Casablanca-Dakar». Il s’agissait de reconnaître les possibilités de réalisation d’une infrastructure de la ligne Casa-Dakar, dont les escales précisées par Latécoère, devaient être possibles à Agadir, Cap Juby, Villa Cisneros, Port Etienne, Nouackchott, Saint-Louis, Dakar.
Pour ce faire il fallait louer aux Canaries un voilier pouvant transporter le personnel de la reconnaissance, l’essence et l’huile nécessaires au ravitaillement aller et retour de trois avions Breguet 14, et aussi de la chaux pour marquer l’aire des terrains d’atterrissage.
-«Faites au mieux», me dit Latécoère, et muni de toutes ces instructions je repris la route de Casablanca. Ainsi s’ouvraient à mon activité deux mondes inconnus : d’abord l’Atlantique et la navigation à voiles, ensuite le Désert dans lequel j’allais baliser la route de nos avions et faire ce que j’appelais «La paix avec le Sol», mission primordiale à mon sens.
Naturellement, je mis le Maréchal Lyautey au courant de la mission dont j’étais chargé, ainsi que de la manière dont je pensais pouvoir l’effectuer.
Après avoir écouté, le maréchal Lyautey appela le Colonel Huot, chef du Service des Affaires Indigènes pour lui donner ses directives que j’ai gardées en mémoire:
«Il faut donner à Roig un sous-officier des Goumiers qui puisse lui servir d’interprète avec les indigènes du Rio de Oro. Il est indispensable qu’il soit assez bon tireur pour assurer sa sécurité et sa subsistance, et qu’il soit assez fort pour le porter si nécessaire. Ce sous- officier sera mis en congé pour la durée de la mission».
Et c’est ainsi que le Maréchal des Logis Hamed ben Mohamed fit partie de la mission de reconnaissance.
Mais il n’y avait pas que cette attention de père de famille ; je recevais aussi pour le Colonel Gaden, Gouverneur de la Mauritanie, une lettre du Maréchal qui était bien davantage qu’une simple lettre d’introduction. L’avenir me prouva que la réussite complète de ma mission fut assurée par la perspicacité de ces deux grands connaisseurs des hommes bleus du désert.
Je leur doit bien plus que de la reconnaissance pour leur sollicitude réaliste qui me permit de vaincre toutes les difficultés qui allaient se dresser sur ma route.
En dehors d’Hamed ben Mohamed et de moi-même, l’équipe était formée par Cervera et un de mes amis, architecte à Casablanca, Pierre Ancelle qui prenait quelques vacances, et que l’expédition tentait.


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La reconnaissance par mer

Le jour de l’embarquement à Casablanca, il me parut, à la manière dont les amis me donnaient l’accolade, que dans leur idée ils prenaient définitivement congé de nous. J’affectai évidemment une confiance de bon aloi, mais il y avait vraiment de quoi m’inquiéter un tantinet, car je me sentais loin d’avoir la trempe d’un Montfreid dont les exploits sur la côte du territoire des Somalies commençaient à être célèbres.
Le yacht, la Frasquita de l’Empereur du Sahara
reprend la direction du Rio de Oro, 20 ans après ses premiers exploits.
Dès notre arrivée à Las Palmas, chacun de nous s’occupa du rôle qui lui était imparti.
Cervera était chargé des relations avec les autorités militaires dont dépendaient les garnisons espagnole du Rio de Oro et il réussit parfaitement à créer une atmosphère de sympathie qui nous fut d’un grand secours.
Ancelle et Mohamed s’affairaient à grouper les provisions de bouche qui devaient nous nourrir pendant trois mois.
Personnellement, après avoir fait surface auprès des consuls de France à Ténériffe et à Las Palmas, je cherchai le voilier et l’équipage avec lequel nous allions affronter l’Océan et effectuer la reconnaissance des côtes. J’eus la très grande chance de rencontrer un armateur, propriétaire d’un voilier dont l’équipage était libre pour la saison. Ce voilier portait un nom qui fut célèbre en son temps ; le premier voyage qu’il avait effectué était précisément en direction du Rio de Oro à Tarfaïa. Le Gouvernement français mit un point final à l’entreprise de son propriétaire que les initiés connaissaient sous le titre qu’il s’était octroyé. Il s’agissait de Jacques Lebaudy qui s’était baptisé Empereur du Sahara.
C’était la très fameuse goélette Frasquita dont la coupe, les 2 mâts et les 36 tonneaux attiraient l’attention des connaisseurs. Son équipage se composait de 5 hommes avec un maître d’équipage dont la compétence certaine nous tira de quelques mauvais pas.
Le navigateur était un capitaine au long cours qui, douze heures après notre départ du port de Las Palmas eut une crise d’épilepsie qui nous empêcha d’apprécier ses qualités et son savoir, car il resta couché dans le coffre aux pavillons pendant la plus grande partie du voyage.
Dès notre sortie du port, les alizés nous contraignirent à tirer de larges bordées et Cervera rejoignit sa cabine en proie au mal de mer. Quand je dis « cabine », il faut s’entendre. La Frasquita n’était plus un yacht impérial. Ce n’était plus qu’une cale à transporter les régimes de bananes récoltées dans les îles Canaries et embarquées à Las Palmas pour les ports d’Europe. Mais ses lignes gardaient une belle élégance appréciée des connaisseurs.
Le carré où nous vivions se composait d’une table rabattante avec deux bancs également rabattants ; quatre caisses superposées par deux, de 2 mètres de long, 60cm de large, 60 cm de haut, encadraient le carré. Chacun de nous y pénétrait par une porte coulissante : c’étaient nos lits. On eût dit quatre vrais cercueils ! Après trois jours de voyage, nous étions en vue de la Casa de Mar du Fortin de Juby et les voiles roulées, nous jetions l’ancre pour la nuit.
Aucun signe de vie ne nous était apparu, pas de lumière non plus dans les bâtiments à 500 mètres environ du Frasquita.
Vers 10 heures le lendemain matin, nous voyons du mouvement autour du fort.
Puis une barcasse est mise à l’eau, avec ses huit rameurs et un officier de la garnison. Celui-ci venait à la Frasquita s’enquérir des raisons de notre escale. Grâce à Cervera en tenue, tout se passa au mieux et nous fûmes invités à descendre à terre pour nous présenter au Colonel Benz, Commandant les troupes espagnoles du Rio de Oro.
L’accueil fut particulièrement cordial. Le Colonel Benz avait arboré la Croix d’officier de la Légion d’Honneur que le Gouvernement Français lui avait décernée pour sa contribution à la destruction d’un croiseur allemand caché en 1916 dans la baie de Villa Cisneros.
Je pus laisser dans le fort l’essence, l’huile nécessaires au ravitaillement de la mission aérienne prévue. Je pus aussi marquer à la chaux les quatres angles de l’aire d’atterrissage ( travail que je dus faire seul pour des raisons de sécurité, m’affirma le Colonel Benz) car les militaires ne quittaient le fort que pour aller à l’île «la Casa de Mar ».
La démonstration convaincante de Cervera leva toutes les difficultés car je n’avais aucun document officiel, ni français, ni espagnol, m’autorisant à travailler dans le Rio de Oro.
Après avoir pris congé de nos hôtes, nous avons refranchi à bord de la barcasse du fort une barre difficile ; nous avons levé l’ancre pour reprendre la route vers le Sud, sans trop frôler la côte car nous gardions le souvenir de «l’ Empereur du Sahara» et de l’aventure malheureuse de la Frasquita raclant un haut-fond à Tarfaïa. Mais cette côte qui marquait pour moi la route future du courrier, je la suivais en permanence à la jumelle avec une curiosité mêlée d’appréhension.
Nulle vie ne se manifestait sur les bords, et pourtant les cartes marines et terrestres dont je disposais, portaient des noms de Segguias dont je ne devinais pas l’embouchure. Les caps qui avançaient dans l’Océan avaient bien des noms, mais rien n’indiquait si les anses étaient animées par des activités de pêcheurs. J’aurais bien voulu aller à la côte, mais la fameuse barre infranchissable avec les moyens du bord, m’interdisait tout essai qui aurait été sûrement un danger.
Par une radieuse matinée, nous entrons dans la baie de Villa Cisnéros où nous attendaient le Docteur Militaire, le Commandant Sanz ainsi que le Capellan (curé) catalan dont la chapelle consistait en un simple maître-autel ancré dans le mur à l’intérieur du fort.
Comme au cap juby, et toujours avec le charme déployé par Cervera, le commandant Sanz accepta le ravitaillement que nous devions laisser et je n’eus pas la peine de marquer les limites d’un terrain car la presqu’île sur laquelle est bâti le fort est rigoureusement plate sur une dizaine de kilomètres, et, par-dessus le marché, orientée dans le sens des vents alizés.
J’eus la chance de rencontrer par hasard le Caid Debeisi des ouled Delim ; et, grâce au maréchal des Logis Hamed Ben Mohamed, je pus avoir avec lui une conversation pleine d’intérêt au cours de laquelle il me promit une aide efficace le long des terrains de parcours que suivait sa tribu. Peut-être Debeisi était-il en bisbille avec les autorités du fort, car cette parlotte particulière fut l’occasion pour le Commandant Sanz de me dire combien sa méfiance était grande à l’égard de Debeisi. Ce Caïd fut accusé trois semaines plus tard de m’avoir fait assassiner. Un vrai roman inventé par la garnison.
J’aurai l’occasion de reparler de cette histoire de fou, car elle me valut mon rappel en France alors que je courais les pistes de la Mauritanie, à 300 kilomètres plus au sud.
Nous arrivâmes sans histoire dans la baie du levrier où nous nous encrâmes face aux bâtiments de Port-Etienne, et la barque du bord nous permit de mettre pied à terre au môle de la pêcherie.
 
L’administrateur de la baie du Levrier nous reçut très aimablement et nous assura un abri décent dans une dépendance des bâtiments administatifs. J’allai le lendemain reconnaître le terrain sur lequel prétendaient atterrir les avions. Hélas, d’une part ses dimensions en étaient chichement mesurées, d’autre part ce terrain était au fond d’une cuvette, ce qui obligerait sûrement les avions à frôler la perte de vitesse à l’atterrissage, ou à emboutir les bords de la cuvette en bout de piste. Je trouvai beaucoup mieux et beaucoup plus près du local où s’effectuait le dessalage de l’eau de mer qui alimente en eau potable les quelques civils et la garnison.
Après les échanges de politesse avec le commandant de la garnison ( 2 Sections de Sénégalais avec leur Lieutenant, Commandant d’Armes), une visite au Directeur de la Pêcherie et au responsible du transformateur d’eau, nous décidâmes de lever l’ancre le lendemain soir, en même temps qu’un aviso de la marine nationale qui, comme nous prenait la route du sud.
Jumelles en mains, nous observions tous les parages de la baie d’Arguin où le souvenir du radeau de la Méduse était bien connue des marins canariens de la Frasquita, et tous les jours nous ne cessions d’observer cette côte sans relief qui marquait l’horizon.
Nous ne vîmes rien de ce qui pouvait rester de l’avion Goliath de Bossoutrot dont l’aventure avait fait couler tant d’encre à son époque. Nous évoquâmes le mécanicien Coupet qui avait réussi à faire, avec les moyens du bord, une petite distillerie d’eau pour assurer le ravitaillement de l’équipage.
Quand la Frasquita franchit la barre pour entrer dans le fleuve Sénégal et s’ancrer aux pontons de Saint-Louis, j’étais à cent lieues de penser que le Colonel Gaden, Gouverneur de la Mauritanie, allait me mettre en main les clés du désert et me permettre d’assurer à coup sûr le succès de ma mission. Le Gouverneur GSaden résidait à Saint-louis du Sénégal.
Dès qu’il eut pris connaissance de la lettre que le Maréchal Lyautey lui adressait, je sentis, sur le champ, une telle communion de pensée entre nous que je vis s’effacer les 2.800 kilomètres qui me séparaient du Maroc, puisque je retrouvais l’ambiance de Rabat.
Le vrai chef de la mission Latécoère allait être le Colonel Gaden et je n’avais qu’à écouter ses conseil que j’allais exécuter comme des ordres.
Lorsque cette prise de contact fut terminée, nous continuâmes notre route jusqu’à Dakar, afin d’aller voir le Gouverneur général de l’Afrique Occidentale française, ainsi que les autorités militaires. Sur le terrain d’aviation de Dakar, je retrouvai deux amis sûrs : le Commandant de l’Air en A.O.F.,le commandant Tulasne, et mon camarade d’école aux Enfants de Troupe de Billom, le Capitaine Gama.

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A la conquête du désert.

Le Maréchal Lyautey et le Colonel Gaden, Gouverneur de la Mauritanie m’assurent les moyens qui sont les clefs magiques sans lesquelles le succès se serait fait attendre longtemps. L’ancre jetée sur le fleuve Sénégal au bord des quais de Saint-Louis, je me rendis au rendez-vous que m’avait donné le Gouverneur Gaden, qui m’attendait avec son meilleur sourire.
Dès les premiers mots, je sentis à nouveau que le vrai réalisateur de la mission Latécoère était le Colonel Gaden. Ce fut dans une stupéfaction admirative que je pris connaissance du plan.
Tout était prêt pour le départ : 38 chameaux du convoi de ravitaillement, essence et huile nous attendaient. Le convoi rentrait du ravitaillement des garnisons de Boutilimid et de Mederdra et le Gouverneur les mettait à ma disposition ; 3 méharis de selle avec raalla ( selle de méhari) les complétaient.
Enfin nous avions un Chef de convoi, et quel Chef : Le Cadi des Bou Sba - Oulad El Baggui, descendant du Prophète dont l’ascendant sur le personnel et sur nous-mêmes fut manifeste.

Je dois à ce saint homme de bien profitables leçons : sur les documents remis par le Gouverneur à Oulad El Baggui, les étapes étaient énumérées et minutées, les consignes et recommandations précisées pour sa mission dans le Rio de oro. De plus, le Lieutenant Charbonnier, Commandant du Poste de Méderdra était avisé directement du départ du convoi et devait me porter aide et assistance en cas de besoin. Ainsi, je n’avais plus qu^à me laisser conduire.
Merci, mon Colonel, ma reconnaissance vous est acquise et ne vous sera pas mesurée.
Quand mon méhari (baptisé oscar) se releva en m’élevant assez haut pour que je puisse serrer la main du Colonel Gaden penché sur la balustrade de la terrasse de la Maison de commandement, je me demandais quel ménage j’allais faire avec ce magnifique animal dont je ne connaissais aucunement le comportement.
Derrière le Cadi Oulaed El Baggui, je pris la piste et à la file indienne la caravane s’ébranla de son pas lent pour une étape de 10 kilomètres environ, au bout desquels nous allions dresser notre premier bivouac pour la nuit. J’allais apprendre ce qu’était la vie d’un tel convoi tout au long d’une piste que connaissait le guide et que rien ne marquait sur le sol.
A cette absence de renseignements, allaient s’ajouter les difficultés créées par le comportement des chameaux, experts dans l’art de se débarrasser de leur charge, et l’organisation du campement, la nourriture des hommes du convoi et la nôtre. Celle des chameaux consistait à laisser les bêtes libres de la trouver dans les épineux qui nous entouraient ; quant à leur abreuvoir, il n’était guerre difficile, car il se faisait quand la piste longeait un marigot. Au matin, le rassemblement était lent car il fallait récupérer les bêtes laissées toute la nuit en liberté. Tout cela se faisait dans une ambiance de grande confiance, sans heurts et sans cris inutiles, chacun s’occupant de sa tâche particulière.
De temps en temps mais très rarement, un homme bleu croisait la piste et auprès du campement, des enfants venaient, en curieux apeurés, voir les hommes blancs.
La Mauritanie se montrait avec la douceur de ses habitants, et la sécurité qui était de règle. Cela tranchait avec la vie dans le Rio de Oro.
Jour après jour, les étapes se succédèrent et un soir nous avons barraqué le convoi au bord du poste de Nouakchott. Ceux qui voient aujourd’hui les réalisations faites à ce point d’eau, pour la transformer en Capitale du genre Brasilia ( toute proportions gardées) voudront bien admettre que le désert mauritanien a bien changé en un demi-siècle.
Pas de possibilités d’aménagements rapides de terrain dans ces vallées où les épineux tenaient la meilleure place, et nous fîmes demi-tour pour nous installer plus au sud à M’Terert, une ancienne lagune asséchée qui avait l’avantage de présenter une surface dure et unie sur plus de 1 500 mètres et, orientée dans le sens des alizés.

Une reconnaissance sur les bords de l’Océan me permit de rendre visite au lieu d’atterrissage de l’avion Goliath. Des débris informes en marquaient la place. Pourtant, si quelqu’un de curieux dans l’équipage avait franchi les dunes, il aurait peut.être pu trouver, avec un peu de chance, un point d’eau à quelques centaines de mètres du lieu d’atterrissage. Nous avons en effet trouvé de l’eau ( certes magnésienne) en beaucoup de points tout au long de notre parcours, parallèle à la côte et bien souvent à moins de 400 mètres de la plage.
Sur la lagune, le terrain bien marqué, l’essence et l’huile enterrées dans le sable, une peau de chèvre pleine d’eau installée sur deux piquets pour servir de gargoulette aux équipages de passage, tout était prévu. L’aérodrome de Nouakchott était né.

Les chameaux déchargés, après une bonne nuit de repos, le convoi reprit la route du retour sous la direction d’un chef chamelier.
Le Cadi Oulad El Baggui devait continuer sa mission vers le nord et à travers le Rio de Oro afin d’aviser toutes les tribus dont le terrain de parcours touchait la côte de notre passage avec des avions. La mission qui lui avait été confiée par le Colonel Gaden précisait qu’il devait s’attacher tout particulièrement à convaincre les Chefs de tribu d’envoyer à Saint-Louis des représentants pour palabrer avec le Gouverneur de la Mauritanie, car cette haute personnalité avait des communications importantes à faire et des propositions intéressantes au sujet du passage des avions sur leurs territoires.
J’avais aussi projeté de quitter le convoi le lendemain pour aller saluer à Mederdra l’Administration de la région. Au matin de la séparation le Cadi Oulad El Baggui me convia à une cérémonie qui aujourd’hui encore remplit mon cœur d’une émotion difficile à contenir. Les chameliers, rangés sur deux rangs, leur bras droit tendu à l’horizontale faisaient un pont sous lequel j’allai passer, chaque homme bleu touchant à son tour de la main ma tête inclinée.
Le Cadi m’attendait quelques pas plus loin. Lorsque j’arrivai devant lui, il me baisa l’épaule droite et me dit :» Capitaine, mon fils, le vrai ami est celui qui prend tes intérêts en ton absence. Souviens toi que je suis ton ami et va ton chemin dans la joie ».
J’avais les larmes aux yeux en rendant l’accolade à ce chorfa dont je venais de recevoir la bénédiction. J’avais eu l’occasion à plusieurs reprises de me pénétrer de ses pertinentes remarques.
A la veillée, il m’avait dit un jour : » Mon fils, avec ta barraca, le cadavre de ton ennemi passera toujours devant ta porte ».
J’avais demandé en riant : «Cadi, est-ce que je serai devant la porte pour le voir passer?». En haussant les épaules il avait répondu : «Mon fils, tu ne crois pas en ton Dieu? Dommage!» Et un autre jour : «Mon fils, la chose qui t’arrive sera toujours la meilleure qui puisse t’arriver, même si tu crois que c’est un malheur».
Et encore : «La difficulté n’existe pas. Cherche l’homme». Aujourd’hui encore je mesure la valeur philosophique de cette prédiction.
Très tôt le lendemain de ces adieux, en compagnie du guide désigné par Oulad El Baggui, je pris la piste vers l’ est. Je désirais arriver aux abords de Mederdra avant la nuit, bien que mon guide m’ait assuré qu’en trottant le matin, à midi et le soir, nous en serions encore loin. (vingt cinq kilomètres en ligne droite).
Evidemment, à l’allure de son chameau, cela serait certain. Alors je lui proposai d’attacher son méhari à la queue du mien pour qu’Oscar puisse mener le train. C’est ainsi qu’à la tombée de la nuit, nos montures bien fatiguées pouvaient se reposer pour reprendre la route vers notre convoi.
Mon guide, fatigué par le trajet trop rapide à son goût, ne désira pas repartir le lendemain. C’est avec un regeibat qui ne parlait pas français que Charbonnier me permit de partir. (Ce guide connaissait un itinéraire plus court à travers les marigots, où l’eau arrivait à mi-ventre des chameaux). Je partis le lendemain de bonne heure pour rejoindre un campement à 200 km environ avant le coude du fleuve Sénégal à Biach où je devais passer la nuit.
A l’arrivée, j’offris un mouton aux habitants de ce petit campement où une jeune fille bleue, belle comme Antinéa, monta ma tente.
Au coude de Biach, je retrouvai le convoi qui venait juste d’arriver par la piste suivie à l’aller. Le voyage avait été sans histoire.
Ce fut ensuite un jeu de rejoindre Saint-louis où j’arrivai avec une fièvre de cheval, car les moustiques de Biach m’avaient collé un bon paludisme. Trois jours de repos me remirent d’aplomb en me permettant de me faire gâter par le Colonel Gaden. Après ces 500 km en méhari, je réintégrai mon cercueil au carré de la Frasquita, et le lendemain, l’ancre était levée pour prendre le chemin de Port Etienne.

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Le retour à Casablanca

Le Colonel Gaden remet 8 sacs de courrier à jeter le long du trajet entre Port-Étienne et Cap Juby sur les zones de parcours des diverses tribus du Rio de Oro. Les trois avions allaient revenir au bercail à Casablanca et je pensais que ce retour serait moins pénible que l’aller.A l’escale de M’Terert, le moteur qui avait causé des soucis à Cueille allait obliger l’équipage à attendre le dépannage de Dakar. Georges Louis, dans un récit qu’il fit de son voyage, en retrace toutes les péripéties avec des termes qui montrent combien cette panne fut amusante et instructive pour tous, Nous atterrîmes à Port-Étienne à la nuit. Les alizés qui soufflaient, avaient bien réduit notre régime de croisière, et dès que le phare du Cap Blanc brilla à l’horizon, Hamm piqua vers lui en droite ligne à travers le large passage de la Baie du Lévrier pour atterrir avant la nuit. J’avisai de ce détail par un message à Delrieu, sur lequel il me fit la réponse suivante:
"Atterrir de nuit n’est rien. Faire un trou dans l’eau c’est la fin des haricots". Quand Don Luis Delrieu avait décidé quelque chose, ce n’était pas la peine d’aller contre. Je m’armai de patience car c’était s’allonger de près de 50 km que de faire le tour de la baie du Lévrier. Aussi, au bout d’un moment et en un lieu qui me paraissait propice pour traverses, je tendis un nouveau message: "Coupons ici, nous gagnons cinq minutes".
Cela me valut cette réponse qui est devenue depuis ma règle impérative lors de mes déplacements en automobile: "Que sont cinq minutes au regard de l’éternité" que Delrieu avait signé "Pascal". J’étais définitivement gagné à la manière de voir de ce grand pilote qui alliait une belle prudence à sa grande virtuosité dans l’art de piloter nos armoires à glace.
Les avions atterrissent de nuit dans d’excellentes conditions. Nous allons attendre ici des nouvelles de M’Terert.
Quand nous repartîmes, deux jours après, nous savions que le dépannage de M’Terert ne saurait se faire avec nos faibles moyens du bord et je décidai de continuer vers le Nord, et que seule, l’aviation militaire de Dakar ferait le nécessaire.Tout alla parfaitement jusqu’à Cap Juby, mais arrivée là, un fait nouveau modifia notre horaire.
De Massimi, piloté par Vannier avec Vergès comme mécanicien, était venu de Toulouse pour étudier la liaison Madrid-les Canaries. Les ordres étaient d’attendre son retour à Juby pour voyager de concert sur Agadir et Casablanca.
Trois jours après, de Massimi et son équipage étant de retour, nous reprenions le départ vers Agadir où nous trouvions les difficultés de ravitaillement qui, comme à l’aller, allaient être la cause d’un retard, obligeant Vannier à passer la nuit à Mogador. Delrieu aima mieux opter pour le bled entre Safi et Mogador.
Quant à Hamm, son intrépidité le mena au-dessus de Casablanca où il tourna en rond jusqu’à ce que les feux de position soient allumés sur le camp Cazes. Le lendemain matin, et sans incident nouveau, les amis casablancais, alertés par Hamm et Lefroid , nous recevaient avec toutes les marques d’une joie affectueuse, qui nous payait bien au-delà des efforts accomplis. Quelques jours après, l’aviation militaire de Dakar dépannait l’avion de Cueille et l’équipage rejoignait Dakar où il s’embarquait à bord d’un transatlantique qui le ramena à Casablanca. La mission qui avait porté le premier courrier aérien à Dakar était terminée dans des conditions suffisamment heureuses pour permettre d’envisager l’avenir avec confiance. Hélas, je devais déchanter dès l’ouverture de la Ligne sur Dakar. La tactique du Colonel Gaden sur la sécurité du personnel dans le Rio de Oro étant jugée aléatoire par les responsables de La Ligne, une autre méthode fut mise en oeuvre.
Les résultats, à mon humble avis, ne changeront pas mon jugement sur la compétence de chacun, ni sur la question .
Pour marquer le retour de Cueille et Bonnort, sans oublier Georges Louis, une fête devait avoir lieu mais elle ne put revêtir le faste qu’elle se proposait pour un motif qui vaut la peine d’être relaté.
La veille de cette manifestation, le temps étant plus que douteux, le pilote courrier, Cassagne, allait du bureau à la rue un peu trop souvent pour ne pas attirer l’attention de Cueille qui observait cette manœuvre insolite de la part d’un pilote sûr de lui. Inquiété à son tour, il s’approche de Cassagne et lui dit avec infiniment de tendresse:
"Tu as peur, hein, ne mens pas - J’assurerai le courrier demain, Dépose la démission tout de suite, car ça vaudra mieux pour toi, Je partirai à ta place"
Cueille manqua à ses amis pour la fête, mais les témoins de l’intervention de Cueille ne pouvaient qu’applaudir cette conception du devoir en de telles circonstances.Cassagne quitta la Ligne. Cueille venait sûrement de lui sauver la vie. Quels hommes, étaient ces pilotes courrier du temps de la "Chimère", comme les a baptisés si justement l’écrivain Jean Fleury dans son livre " La Ligne ".

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Après le raid

Une conférence aux Anciens Centraux.
Devant cet auditoire de choix, j’expose les problèmes que pose le transport du Courrier, les solutions permises en 1922; l’avenir que la Ligne peut espérer et qui dépend du choix dans le matériel, dans celui des hommes, et surtout dans celui du Chef.
Je repris le train train quotidien de mes occupations qui étaient faites de réceptions en l’honneur des invités de Pierre Latécoère et de de Massimi et aussi de visiteurs de marque, tous impressionnés par l’atmosphère de grande sympathie dont les Casablancais entouraient La Ligne.
C’est ainsi que j’eus l’honneur de recevoir, entre autres, André Michelin (dont la famille connaissait les parents de ma femme), qui avait fait le projet de réunir à Casablanca un Conseil d’Administration de la Société. Mais les 2 places disponibles dans chaque avion étant retenues à l’avance par notre clientèle régulière, cela ne permit pas d’envisager cette réunion.
Par la suite, je rendis visite à André Michelin au boulevard Péreire, chaque fois que j’étais convoqué par Pierre Latécoère à Paris, et chaque fois je constatais le même intérêt pour La Ligne que je défendais ardemment contre Henri de Kerilis de "I’Écho de Paris" qui, faisait des conférences présidées justement par André Michelin, et dans lesquelles il se posait en accusateur du Gouvernement qui aidait les lignes aériennes qui coûtaient de l’argent à la France, alors que tous les efforts devaient tendre en faveur de l’aviation militaire.
Ces conférences, titrées "Face à l’Est" n’entraient pas dans mes vues et mes protestations verbales écrites, auraient pu me valoir d’être traduit devant les tribunaux par le dit Kerilis qui entretenait des relations non dépourvues d’intérêts pécuniaires dans une Société qui représentait les Dorniers allemands à Madrid.
Le Capitaine aviateur Franco, frère du Général Franco, futur chef du gouvernement espagnol, m’en avait fourni la preuve formelle par des faits précis, A noter que le Capitaine Franco avait partie liée avec la firme Dornier. Me montrant à Nador, son magasin de ravitaillement, il m’avait assuré que jamais un boulon français n’aurait sa place dans ces tiroirs, Ses confidences étaient prises à bonne source.

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Les anciens de Central à l’aéro-club du Maroc

L’Aéro-club continuait à intéresser les Casablancais et nous y recevions beaucoup de personnalités de passages, C’est à l’occasion de la réception des anciens élèves de l’ École centrale en voyage au Maroc que je fus prié de prendre la parole pour exposer l’œuvre d’un ancien de l’École Centrale, Pierre Latécoère. Je voulais aussi définir en détail le programme de l’Aéro-Club du Maroc; nos points de vue sur l’aviation marchande, son but et ses moyens.
Voici ce que je développai devant cet auditoire de qualité :
"Exprimer tout ce qu’il y a d’intéressant à dire sur l’ Aviation marchande, telle que nous la concevons, telle que nous, Marocains, la voulons, et telle que nous croyons pouvoir la réaliser, nous entraînerait trop loin. Nous nous bornerons à vous dire que dans ce pays où l’aviation marchande a conquis droit de cité, vous n’entendrez aucune théorie formulée en des termes à grand fracas, Nul ne vous dira ce que sera l’Aviation dans 10 ans, Nul ne s’extasiera ni sur les bolides de demain ni sur les paquebots aériens de l’avenir. Vous n’entendrez parler que de l’aviation d’aujourd’hui, de celle que nous avons ici et qui suffit pour l’instant à notre bonheur.
Mais nous vous donnerons aussi la manière de s’en servir. Nul ne vous soufflera mot des possibilités futures ainsi que du rendement commercial lorsque la routine sera vaincue.
C’est qu’ ici, où la routine n’est pas, nous savons où nous allons, et nous connaissons les facteurs qui assurent le succès.
Vous n’entendrez pas les lamentations vides d’arguments dont les professionnels de la propagande aérienne en France vous abreuvent quotidiennement et dont les résultats sont bien minces.
Ici, ouvrez tous les journaux du Maroc, vous jugerez de la place qu’y tient l’action aérienne et vous retiendrez surtout la forme vraiment efficace que prend cette action.
C’est que dans le Maroc aérien, c’est-à-dire dans tout le Maroc, en matière d’aviation, le bourrage de crâne n’est pas possible.
L’avion passe ou ne passe pas: il passe.
Le courrier arrive ou il n’arrive pas: il arrive.
Tout est là.
Il nous est agréable de constater à l’heure actuelle que nos avions passent en toutes saisons et que le courrier nous arrive par n’importe quel temps.
Et cela seulement nous intéresse.
Mais nous nous y intéressons prodigieusement
Tout au long de l’exposé que je vais avoir l’honneur de vous faire, nous vous présenterons l’avenir de notre aviation marchande, basé non sur des données hypothétiques, mais bien sur des faits et chiffres précis, contrôlables et contrôlés.
Nous nous essaierons à vous démontrer combien la désastreuse politique actuelle d’économies de bouts de chandelle compromet gravement la sécurité de nos équipages sur l’unique route aérienne du monde dont le rendement commercial soit assuré. Sa haute portée politique exigerait l’appui immédiat de notre gouvernement dont la seule excuse à mes yeux est d’être insuffisamment renseigné.
Le système actuel d’exploitation sur Casablanca-Dakar nous conduira à de cruels mécomptes, nous en sommes malheureusement persuadés et notre personnel en fera les frais.
La liaison aérienne France-Afrique est d’une importance vitale. Parmi les pôles d’attraction qui sollicitent notre activité nationale, les possessions françaises en Afrique méritent de passer au premier plan. Elles offrent en effet, à notre industrie, un domaine d’expansion où elle n’a pas à craindre de semer pour l’étranger. Son étendue est telle qu’elle pourrait constituer pour nos énergies un stimulant comparable à ce qu’a été le Far-West pour les Américains.
On s’est donc tourné vers elle tout naturellement, pour y trouver un placement de nos efforts aériens puisqu’ à notre époque c’est l’ampleur de l’effort dans telle ou telle branche qui peut seule en assurer la maîtrise.
Une sélection rigoureuse doit présider à notre choix.
Comme pour l’effort naval, il nous manque le nerf essentiel: le carburant.
L’Angleterre peut poursuivre une politique de marine marchande dont seul son budget intérieur fera les frais. Elle imposera ses contribuables pour soutenir ses marins et ses armateurs, mais ces contributions iront aux charbonnages anglais et à ses armateurs. Le pays ne sera pas appauvri d’un penny pour conquérir les routes navales.
Les mêmes conditions ont permis à l’Allemagne l’ascension surprenante de sa marine marchande grâce à une politique qui pourrait paraître hardie, mais dont toute la hardiesse était d’ordre purement intérieur, échappant complètement à l’étranger.
Au contraire, si la fabrication des avions profite à l’industrie française, leur utilisation éprouve lourdement le contribuable, car l’aviation ne peut se soutenir que grâce à des subventions d’ État qui ne reviennent pas intégralement dans le pays, puisque toute la consommation de nos avions est achetée à l’étranger.
Un récent accord avec la Pologne au sujet de la fourniture d’essence peut donner à cette exportation de francs, une destination plus heureusement politique sans la faire cesser.
Donc, en attendant que cette politique du pétrole, dont la guerre nous a durement fait comprendre la nécessité, produise ses fruits, il convient de sélectionner afin d’atteindre un double objectif ne pas nous laisser dominer brutalement par l’aviation étrangère et nous défendre le plus économiquement possible.
Deux conditions essentielles régissent cette sélection, pour que l’aviation marchande mérite l’effort de notre pays, il faut :
1) Qu’elle jouisse d’une supériorité manifeste sur les autres modes de locomotion.
2) Qu’elle ait une clientèle.

L’expérience a déjà surabondamment prouvé en France que l’aviation ne pouvait prétendre à concurrencer le chemin de fer.
On ne trouve à l’heure actuelle d’exception qu’à la faveur d’une clientèle particulièrement abondante et riche comme entre deux capitales: Paris- Bruxelles, Paris-Londres.
Calculons en tenant compte de ces deux conditions, les différentes sollicitations tant de l’Empire français d’Afrique que de l’Amérique du Sud.
Une seule ligne aérienne de France-Afrique a réussi jusqu’ici ; mais il convient d’ajouter qu’elle a dépassé en trafic postal et en régularité toutes les autres lignes françaises.
C’est la ligne Toulouse-Casablanca, due à l’initiative et à la direction de Pierre Latécoère.
Elle fut inaugurée le ler septembre 1919 avec un service bi-heddomadaire.
Cette formule se révéla vite défectueuse parce qu’elle ne permettait pas de marquer nettement un avantage sur le courrier maritime. Aussi la périodicité fut-elle augmentée jusqu’à devenir quotidienne en 1922.
De même, la recherche du rendement fit apparaître que si, au début, il était possible de s’arrêter à Rabat, il était indispensable de la prolonger jusqu’à Casablanca.
Soutenue par ces deux facteurs de supériorité, dans la vitesse régulière et dans la clientèle suffisamment nombreuse, la Ligne vit récompenser le dévouement et l’audace de son personnel.
En 1919, du 1er septembre au 31 décembre, la Ligne Toulouse-Rabat a transporté par avion 9 124 lettres pesant 156 kg.
En 1920, la Ligne Toulouse-Casablanca a transporté 182 061 lettres pesant 3 252 kg.
En 1921, elle a transporté 327 805 lettres pesant 6 337 kg.
En 1922, elle a transporté 1 047 352 lettres pesant 33 635 kg.
En 1923, elle a transporté 2 591 173 lettres pesant 55 364 kg,.
Elle atteint maintenant plus du tiers du courrier total du Maroc.
En outre, le nombre des passagers augmente régulièrement Il atteignait 750 en 1922 pour arriver à 1 344 en 1923, et ce chiffre progresse régulièrement, quoiqu’il n’y ait que 2 places dans chaque avion.

Actuellement, 70 avions assurent le service de la Ligne Toulouse-Casablanca qui fonctionne sans interruption et par toutes les saisons. Les départs ont lieu de Toulouse à 9h du matin tous jours. L’arrivée a lieu à Casablanca le lendemain vers midi.
En été, les départs ont lieu à 6h et le voyage se fait dans la même journée.
Un voyageur quittant Toulouse le matin peut coucher à Casablanca le jour même. L’avion fait escale à Barcelone, Alicante et Malaga. Halte à Tanger et à Rabat, avec changement de pilote à chaque escale.
Les avions de la Ligne Toulouse-Casablanca ont parcouru à l’heure actuelle, c’est-à-dire au 1er décembre 1923, plus de 4 100 000 km, soit plus de 100 fois le tour du monde, décomposant en:
173 900 km en 1919
553 450 km en 1920
1 171 200 km en 1922
1379 250 km en 1923

En octobre 1922 la Compagnie Générale d’ Entreprises aéronautiques (Lignes Aériennes Latécoère) a inauguré la ligne Casablanca-Oran par Rabat et Fez. Le service est actuellement limité à 2 courriers par semaine (aller et retour), Enfin cette année, la Ligne a poussé une antenne jusqu’à Marseille. Le courrier partant de Marseille de bon matin rejoint l’avion postal à Perpignan et lui remet sa correspondance qui peut ainsi arriver à Casablanca en même temps que celle de Paris et de Bordeaux.
Le seul perfectionnement désirable serait de faire partir la Ligne de Bordeaux où le courrier de Paris arrive plus tôt le matin qu’à Toulouse, L’horaire en serait très facilité et les avions pourraient, sauf pendant les jours les plus courts de l’année, boucler le parcours dans la même journée.
Cependant, depuis la création des Lignes aériennes Latécoère France-Maroc, de nombreux autres projets ont vu le jour et même le jour de l’inauguration, Alger, Tunis, Oran, n’ont pas été sans se piquer d’émulation à l’annonce que leur cadette Casablanca expédiait son courrier à Paris dans les 24 heures quotidiennement, La richesse financière de l’Algérie lui a même permis de faire un gros effort de subvention pour appeler des avions, soit par un embranchement sur la ligne France-Maroc, soit par une ligne directe de Marseille.
Des hydravions ont tenté d’abord l’escale de Corse, puis la traversée jusqu’à Tunis.
Sauf l’embranchement Casablanca-Oran, aucune de ces lignes n’a encore fonctionné normalement; cependant que France-Maroc est quotidien dans les deux sens et régulier depuis plus de 4 ans.
C’est que par mer, il faut un minimum de 3 à 4 jours entre la France et le Maroc et que la marche des paquebots coûte trop cher.
Le Maroc a connu un Service maritime mensuel puis bimensuel, puis hebdomadaire et aujourd’hui, au meilleur moment de la saison, un courrier tri-hebdomadaire met 5 jours pour venir de Paris.
Mais l’avion est quotidien à 24, 36 ou 48 heures au plus de Paris, Si l’on calcule en "commerçant" qui considère l’échange de courrier, on trouve un écart d’une semaine entre la réponse par bateau et la réponse par avion.
La supériorité aérienne est donc manifeste pour le Maroc.
Au contraire, les ports d’Algérie et de Tunisie sont reliés à Marseille et à Port-Vendres par des paquebots très rapides dont les services divers peuvent se conjuguer au moyen de chemins de fer à voie normale d’Algérie.
Le gain par avion subsiste bien, mais n’est pas suffisant pour s’imposer.

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Les projets en cours et à l’étude

Cependant l’Algérie, poussée par une émulation de modernisme essaya d’un autre côté.
Appliquant la première formule de la supériorité de la vitesse de l’avion sur les autres moyens de communication, une ligne Alger-Biskra commença à fonctionner. Son but était d’atteindre le Niger. Les premiers résultats prouvèrent que le courrier transporté était décevant et que même arrivant au Niger, il ne parviendrait pas à être intéressant.
La recherche d’une clientèle aérienne est donc la base primordiale du succès et avant d’en espérer une, il aurait fallu effacer le souvenir du Général Laperinne mourant, introuvable dans la solitude du désert.
D’ailleurs, les prix de revient de la locomotive aérienne dans ces contrées sont hors de nos moyens.
On pourra certes améliorer les conditions de ravitaillement, mais avant d’ en décider, considérons que la première traversée aérienne du Sahara a coûté une centaine de millions pour deux avions à l’aller seulement.
Messieurs, veuillez bien calculer vous-mêmes le prix de revient d’une ligne régulière.
Il faut donc, pour trouver un peu de clientèle, chercher une capitale, c’est-à-dire un centre postal.
Ce choix n’est pas douteux.
Dakar, capitale de l’ A.O.F. présente déjà la centralisation de tout le courrier France-A.0.F. En outre, port d’escale de l’ancien continent le plus rapproché de l’Amérique du Sud, il peut prétendre à transiter le courrier de l’Afrique du Sud vers l’Amérique du Sud.Voilà ce qui nous change de Biskra et du désert.

Une simple évaluation.

Comment joue la première formule de supériorité aérienne sur cette grande route internationale -
Les Courriers maritimes les Plus rapides mettent en moyenne près de 10 jours de Dakar en France et 8 jours de Dakar à Lisbonne.
Or le raid improvisé des 3 avions de la Ligne Latécoère en mai 1923, a été accompli en 3 jours de Casablanca à Dakar et a démontré qu’en organisation normale, la liaison Pouvait aisément se faire en deux jours.
C’est donc Dakar à 4 jours de Paris. De même Londres, par combinaison de rapides de nuit portant à Paris le Courrier aérien et de la ligne d’avions Paris-Londres, se trouvera à 4 jours au plus de Dakar et celle circonstance attirera la grosse clientèle postaIe du Dominion britannique de l’Afrique du Sud.
Bruxelles, autre capitale intéressée à l’Afrique, offrira également sa clientèle.
Le gouvernement belge a même déjà commencé à s’intéresser à la Ligne France-Maroc.
Ses courriers maritimes sont en liaison à Casablanca, avec le courrier d’avion en provenance ou à destination du Congo belge. Cependant, il ne s’agit que d’un gain de deux à trois jours. A plus forte raison, la voie aérienne sera-t-elle empruntée lorsque ce courrier aura à son actif un gain de 6 jours ?
Ajoutons une considération d’homme d’affaires.
Le télégramme de Casablanca-Paris coûte 30 centimes le mot et :celui de Dakar-Paris coûte 3,50 F. Pour l’Amérique, les correspondances européens des grandes affaires sud-américaines et sudafricaines auront intérêt à posséder à Casablanca des Agences qui seraient, comme actuellement à Lisbonne, port d’escale postale, un relai de courrier. Elles n’y gagneraient pas seulement du relevant de la Bourse ou des Agences de Paris.
Sans nous perdre dans des statistiques compliquées et pour nous inspirer simplement de l’expérience, nous calculerons que le 1/16è du courrier qui transite actuellement par Lisbonne seulement, suffirait à alimenter cette ligne en courrier postal sans avoir besoin de la clientèle voyageurs. Le courrier étant le frêt de beaucoup le plus rémunérateur, le rendement financier de la ligne serait de 15 fois plus élevé que celui de France-Maroc, alors que son exploitation ne coûterait certes pas plus de 3 fois plus cher, à cause dela distance. Or, l’actuel courrier France-Maroc a conquis le 1/3 exactement du trafic postal marocain. On voit donc que la prétention de capter le 1/16 du courrier transitant à Lisbonne sans compter le courrier de Bordeaux qui est, lui aussi fort important, n’a rien que de très modéré.

Comment aller à Dakar?

Il semble superflu de poser cette question puisque l’expérience tentée par 3 avions Latécoère en mai dernier a parfaitement réussi. Si bien réussi qu’elle n’a donné lieu, faute d’angoisse, de drame, de sensationnel, à aucune publicité pour ainsi dire.
Cependant, elle a éveillé des appétits et par conséquent provoqué des rivalités qui, faute de démonstration à opposer, ont été basées sur des influences politiques, Cela ne suffit pas toujours à avoir gain de cause, encore moins à transporter des lettres, Mais cela suffit généralement à remporter une subvention et entraver l’oeuvre utile.
S’il m’était permis d’entamer ici ce chapitre, j’oserais déclarer que certains politiciens français nous coûtent encore plus cher que l’essence étrangère, Mais cela sortirait du cadre de notre exposé. Qu’il nous suffise d’en revenir à notre objectif essentiel de limitation des efforts!
La meilleure garantie contre les déviations d’influence politique est de faire confiance à un homme qui ait déjà fourni des preuves.
En matière d’aviation, il est encore impossible de truquer. Si l’entrepreneur ne fait pas largement son devoir, s’il n’apporte pas une attention intense chaque jour à sa tâche, non seulement son courrier ne fonctionnera pas régulièrement mais, le drame des Airs imposera bientôt sa sanction de publicité dramatique. La médiocrité n’est pas possible.
Il semble donc qu’une entreprise qui fonctionne depuis 4 ans à la complète et enthousiaste satisfaction de la clientèle mérite qu’on fasse converger vers elle, les efforts limités dont on dispose et qu’une déclaration claire, formelle, permette à l’opinion raisonnable de se rallier pour l’effort commun.
L’itinéraire

L’actuel tracé du Transaharien peut troubler certains esprits dans cette course vers le terminus continental de Dakar.
Des arguments qu’il ne nous appartient pas de discuter ici, ont été vulgarisés autour de cet itinéraire, Disons qu’ils s’appliquent à une ligne de chemin de fer, non à une ligne d’avions et qu’ils se réfèrent à une question militaire non postale.
Pour l’avion postal, le choix de l’itinéraire ne doit tenir compte que du plus court chemin à la seule condition qu’il soit possible.
Les études publiées à la suite du raid Casablanca-Dakar (Illustration du 4 août 1923, les Ailes, l’Air, la brochure "Casablanca-Dakar à bord d’un avion postal Latécoère" éditée par la vigie Marocaine, dont Georges Louis, rédacteur en Chef, prit part à ce raid) ont démontré que non seulement l’itinéraire côtier choisi par la mission était le plus court, qu’il était "possible", mais encore qu’il réunissait les meilleures conditions que l’on puisse souhaiter. Nous énumérerons simplement ces avantages :
Pas de montagne à franchir.
Route constamment évidente puisqu’il suffit de suivre le rivage
Facilité d’atterrissage en cas de panne sur n’importe quel point de la côte depuis l’oued DRA.
Existence de postes avec garnison et T.S.F. au bout de chaque étape normale.
Facilité et modicité du ravitaillement puisque tous les aéroplaces sont sur le bord de la mer.
Climat plus tempéré.


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Avion ou Hydravion

Une ligne d’hydravions ne jouirait pas de tous ces avantages. Les amerrissages de fortune ne sauraient lui être garantis sur l’Océan et le récent exemple de l’hydravion C4, dans la Manche montre combien, du point de vue purement nautique, l’hydravion a encore besoin de perfectionnement.
On peut, au sol, choisir des points d’atterrissage de fortune que l’on organise le long d’un itinéraire. Mais l’Océan ne s’organise pas, même par petites places.
Or, il s’agit d’un courrier régulier, fonctionnant par n’importe quel temps, comme le fait aujourd’hui la Ligne Latécoère.
Les expériences actuelles de nos hydravions ne sauraient servir de base à des déductions. On ne pourra conclure qu’après la tentative de mise en service prochaine qui, fonctionnant en concordance avec France-Maroc, permettra des comparaisons sous l’impitoyable réserve d’un courrier régulier par n’importe quel temps.
Encore conviendra-t-il de ne pas oublier que l’hydravion est plus lent, plus lourd et plus coûteux que l’avion.
Nous ne voulons point, ici, recommander des marques, mais une méthode pour choisir entre elles, Il faut bien reconnaître qu’il y a deux aviations avec deux objectifs distincts.
L’une de combat, basée sur le succès à tout prix.
L’autre d’exploitation économique basée sur le prix du succès.
On ne peut pas demander à l’aviation marchande de faire les frais des essais pour l’aviation militaire. Même dans l’aviation marchande il y a des catégories à différencier.
Un avion postal requiert d’autres conditions qu’un aérobus. Une ligne franchissant des montagnes, survolant des itinéraires sans terrains de secours, nécessite d’autres appareils qu’une ligne au -dessus des plaines.
C’est ainsi que la ligne France-Maroc a dû renoncer à l’emploi des limousines parce que ses terrains de secours en Espagne sont généralement les plages, terrains courts où il faut atterrir vent de côté. Cette manoeuvre qui se fait aisément avec des torpédos Bréguet 14 ne réussissait jamais avec les limousines et il fallut renoncer à cette carrosserie qui constituait cependant un progrès pour le voyageur.
De même, les essais d’autres appareils sur cette ligne n’ont pas été retenus à cause des conditions de navigation, d’atterrissage, de poids à transporter et de prix de revient.
Certes, il faudrait se garder d’une formule qui cristalliserait notre aviation et l’empêcherait de progresser sous prétexte qu’elle est satisfaisante. Mais la tendance contraire serait encore plus désastreuse en raison du prix qu’elle coûterait, et en aviation les mécomptes exposent au drame.
L’aviation marchande doit être une école, non d’essais nouveaux, mais de perfectionnement.
Un appareil répondant moyennement aux nécessités de la Ligne doit être considéré comme le type que l’on perfectionnera progressivement au gré de l’expérience mais qu’on ne changera pas, sauf sous l’impulsion d’inventions bouleversant les conditions actuelles, ou à la suite d’une longue expérimentation par la ligne intéressée hors du Service régulier.
L’aviation ne peut en effet réussir que si le personnel est rodé par une longue accoutumance. Il faut même tenir grand compte de cette accoutumance comme d’un facteur principal.
On peut la faire évoluer, il serait imprudent de la sacrifier.
L’exemple des lignes aériennes Latécoère est probant.
Pendant la première année, les pertes d’appareils furent assez fréquentes. Mais le système des rapports quotidiens de chaque pilote à chaque étape, consignant ses observations, permit d’apporter progressivement les corrections nécessaires. Aujourd’hui, le même appareil Breguet avec son même moteur Renult est un modèle de régularité, de souplesse, d’endurance.
Retenons encore que la considération essentielle de l’importation des carburants nous interdit certains luxes. Il est toujours possible d’obtenir un progrès mécanique en y mettant le prix. Mais les sacrifices que demande au contribuable notre aviation marchande, nous oblige à établir des moyennes où le service aérien soit assuré aux meilleures conditions d’économie. C’est d’ailleurs le problème qui s’est imposé ces dernières années à notre industrie automobile et pour la même raison essentielle.
Ajoutons que les progrès dans l’aviation marchande dans ce sens de l’économie rendront le plus grand service à l’aviation militaire qui, si elle n’est peut -être pas limitée en temps de guerre par les crédits, peut l’être comme elle l’a été déjà par les disponibilités mêmes des stocks de carburant dont l’alimentation dépend de l’étranger.
En décourageant la tendance naturelle de l’aviation marchande à l’économie, nous travaillons donc à l’indépendance même de notre aviation militaire.
On ne saurait lui demander davantage sans la compromettre dans son existence même.




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Les hommes.

Les meilleurs principes ne valent que s’il se trouve des hommes courageux et compétents pour en assurer le choix. On dit volontiers que la France découvre toujours aux moments désespérés de son histoire des hommes nécessaires.
Mais est il donc besoin d’attendre le dernier palier du désespoir pour chercher ces hommes et leur faire confiance?
Notre aviation, défavorisée par notre manque de carburant, doit soutenir un combat très serré pour garder son rang dans la compétition internationale sans ruiner la nation elle-même. Il lui faut donc des chefs de premier choix possédant une expérience de vieux capitaines qui leur permette d’éviter la casse et d’atteindre l’objectif avec le minimum de pertes.
Ces chefs doivent en outre s’être formés dans ce sens spécial du dévouement au Pays, qui caractérise les vrais grands soldats, parce qu’il limite l’ambition personnelle, en dégage totalement la mission à accomplir.
Dans cette période où l’aviation marchande exige de la nation un tel effort, il lui faut des industriels qui sachent limiter leur caractère d’hommes d’affaires pour être par-dessus tout des serviteurs de la Patrie.
Je sais qu’une telle proposition jure un peu avec l’ambiance spéculative d’aujourd’hui, avec l’aggravation, la corruption du struggle for life anglo-saxon dont la brutalité originelle s’acoquinerait volontiers chez nous d’un certain byzantinisme importé du levant.
Il faudra cependant revenir à cette conception du civisme nécessaire chez les grands chefs de notre industrie.
Le temps est passé où le militaire et le politique pouvaient assumer la responsabilité de la nation. Aujourd’hui un peuple dépend de ses chefs d’industrie comme ils s’appuient eux-mêmes sur les richesses matérielles et morales de la nation. Ce ne sont plus des artisans libres dont l’existence personnelle est en dehors de la vie politique, Ils ont des privilèges comme l’ancienne aristocratie chargée de la défense du territoire commun. On a raison de demander leurs noms. Ils appartiennent à l’ opinion.
Nous n’avons, en ce qui concerne ce chapitre du Sud qu’un nom à citer. Mais quatre années d’épreuve le soulignent et répondent de lui : c’est le nom de Pierre -Georges Latécoère.
Certes, les mêmes conditions industrielles que nous invoquions tout à l’heure ne permettent pas à un seul homme d’être tout dans une affaire. Autour de Latécoère, il faudrait citer de nombreux autres dont le dévouement, l’ardeur et cette belle objectivité de " Serviteur du Pays " ont fait des collaborateurs précieux.
Mais à toute affaire, il faut une tête dont la pensée, souvent même le sentiment, suffit à orienter toute l’impulsion.
Il n’est donc pas injuste de se rallier à un seul nom qui désigne à la fois un chef et son équipe.
Latécoère, après avoir étendu sa construction de wagons en série, commença à fabriquer des avions sur diverses licences et conçut sa vocation d’ Organisateur de Lignes Aériennes.
Organisation où l’on sent la double tradition de l’Ingénieur et de l’ I’industriel, le double souci des conditions techniques et de la clientèle, qui devaient l’orienter vers ce Maroc où les conditions de l’utilité et du succès se trouvent parfaitement réunies.
Pour mieux se consacrer à cette oeuvre, il négocia ses usines en pleine prospérité, ne gardant que ses Ateliers d’aviation.
C’est qu’il avait trouvé un but à sa vie, une de ces oeuvres de longue haleine dont l’ampleur, les difficultés et la beauté peuvent, à l’exclusion de toute autre passion, suffire à une existence, absorber même ce " Mal des ardents" dont parle un de ses plus proches collaborateurs.
Latécoère a rêvé d’atteindre un jour l’Amérique, non point en raid, mais en Ligne organisée, régie, commercialisée.
Il est désormais l’homme d’une idée.
Il ne pourra s’en évader pour retrouver sa libre personnalité que lorsque nos avions atteindront Pernambouc, de l’autre côté de l’Atlantique, à la pointe la plus rapprochée de l’Amérique du Sud.
Il n’ignore point que c’est un esclavage de longues années qu’il souscrit là, pour un résultat que l’état actuel de la science laisse encore incertain.
Il n’y cherche pas la fortune puisqu’il l’avait déjà, Il l’a plutôt asservie à une oeuvre difficile.
Il n’a pas davantage cherché une gloire que sa timidité lui rendrait insupportable. L’impulsion de Latécoère paraît ainsi plus subjective qu’objective car elle émane d’une vocation.
Nous croyons vous avoir démontré que cette idée répondait précisément au meilleur programme que la France puisse se tracer actuellement dans ses efforts aériens hors d’ Europe.





















Le yacht, la Frasquita de l’Empereur du Sahara de Jacques Lebaudy, 1868-1919, qui s'autoproclama empereur du Sahara en 1903
«De tout temps, bien des majestés postiches ont cherché à s'insinuer dans l'histoire, et quantité d'assez minces aventuriers se sont trouvés, après leur mort, sacrés grands hommes, uniquement pour avoir réussi à fonder quelque vague dynastie», Jacques Lebaudy est issue d'une riche dynastie industrielle. Son oncle, Gustave (1827-1889), député de Seine-et-Oise, dirigea la raffinerie sucrière familiale.

 








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