14/07/1994  L'Express n° 2245

  Pas de doute, c'est de la dynamite...   
   
 
  L'AÉROPOSTALE - LE GRAND RÊVE SE BRISE
  par James Sarazin
 
  C'est en 1930 que la situation de la compagnie commence à se dégrader. Perpétuellement à la recherche d'argent frais, Marcel Bouilloux-Lafont n'obtient pas le soutien promis par le ministère de l'Air. Le 30 janvier 1931, ayant accepté de devenir minoritaire, il ne trouve pas d'associé. Le 31 mars, c'est le dépôt de bilan. Les Bouilloux-Lafont n'ont plus qu'un strapontin. En novembre, accusé de faux, André, le fils, échoue en prison..  
   
  Au début, à peu près personne ne comprend la décision soudaine de Marcel Bouilloux-Lafont, président de la Société générale d'aviation, propriétaire de l'Aéropostale, annoncée début décembre 1930, d'ajourner les projets d'extension du réseau de la compagnie en Amérique latine. Difficile d'admettre le désir, pourtant légitime, de souffler un peu, de la part d'une maison qui vit tambour battant. Sur les 15 000 kilomètres de la Ligne, défrichés en forçant le destin, sillonnés par près de 200 avions, elle a construit 46 aérodromes et mis en place un réseau de 70 installations de TSF. Le tout en trois ans! Le groupe Bouilloux-Lafont, en particulier le Crédit foncier du Brésil et d'Amérique du Sud, y a déjà investi 170 millions de francs. Ajoutés aux émissions publiques d'obligations, aux subventions de l'Etat et aux recettes commerciales, ce sont quelque 670 millions de francs qui ont été dépensés depuis 1927.
Marcel Bouilloux-Lafont et son fils, André, administrateur délégué de l'Aéropostale, savent, eux, que les limites sont atteintes. Le dernier signe en date, ils l'ont reçu à peine deux mois plus tôt. Une odeur de café... Le krach boursier américain de 1929 se répercute rapidement sur les économies mondiales. Le Brésil n'y échappe pas. Le cours du café s'effondre. Les troubles sociaux dégénèrent en agitation politique. En octobre 1930 éclate la révolution qui amènera au pouvoir Getulio Vargas. Un rude coup pour les affaires de Bouilloux-Lafont. D'autant que le gouvernement sortant laisse au Crédit foncier une ardoise de 500 millions de francs. Quant à l'Aéropostale, elle doit un moment suspendre localement son activité. On ne sait pas encore que cet événement résonne comme un coup de grâce pour l'entreprise.
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«Le commissaire du gouvernement auprès de votre compagnie et l'inspecteur des finances chargé du contrôle ont attiré mon attention sur la situation financière de votre société. Il est en effet à prévoir que l'exercice 1929 va se solder par un déficit important qui, s'ajoutant aux pertes antérieures, mettra votre compagnie dans une position critique.» L'avertissement est clair. Il vient d'Emmanuel Chaumié, directeur de l'aéronautique marchande au ministère de l'Air, dans une lettre du 22 février 1930 à André Bouilloux-Lafont.
Pas de doute, le gouvernement s'intéresse de près à l'Aéropostale. La sollicitude a commencé avec la remise du bilan 1928, qu'une commission de vérification des comptes a épluché durant pas moins de dix-sept mois.
Bouilloux-Lafont préférerait que l'on s'intéresse autrement à ses problèmes financiers. Que l'Etat, par exemple, se décide à soumettre au Parlement la convention signée du 2 août 1929 entre lui et le ministre de l'Air de l'époque, qui, pas davantage que ses successeurs, n'a osé la sortir de son tiroir. Pour l'Aéropostale, elle est capitale, puisqu'elle prévoit de porter à vingt ans (au lieu de dix) la concession d'exploitation de la compagnie, et surtout qu'elle propose une garantie de l'Etat pour des obligations que la société serait autorisée à émettre jusqu'à concurrence de 250 millions de francs.
Emporté par l'enthousiasme, Marcel Bouilloux-Lafont commet l'imprudence de croire à cette parole de ministre. Il a déjà lancé trois emprunts publics de 50 millions de francs chacun, prévus pour être intégralement amortis en 1934. Un engagement ambitieux qu'un simple grain de sable peut muer en pure folie. Or le grain de sable survient avec le refus du gouvernement de soumettre au Parlement le projet de convention qui placerait l'Aéropostale sous la garantie financière de l'Etat. Les concurrentes l'ont, pas elle.
En mai 1930, Bouilloux-Lafont manque encore d'argent. D'ici à avril 1931, date prévue pour la signature de la convention, les besoins de financement se montent à 60 millions de francs, compte tenu de 45 millions de déficit cumulé. Le ministre suggère donc à Bouilloux-Lafont de faire entrer dans le capital un groupe financier... et d'abandonner sa majorité. Hurlements de ce dernier, qui met une fois de plus la main à la poche en juillet 1930, apportant les 60 millions d'argent frais.
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Maurice Bouilloux-Lafont est un parlementaire sans histoires. Tandis que son frère, Marcel, se lançait dans la conquête de l'Amérique du Sud, lui demeurait sagement aux manettes d'un autre fleuron de l'empire familial, la Banque Bouilloux-Lafont frères et Jay. Siège social à Etampes, quatre ou cinq guichets. Petite maison, mais sérieuse.
Parallèlement, il entreprend une carrière politique. En 1914, il est élu député sous l'étiquette radicale-socialiste. Dix ans plus tard, il accède à la vice-présidence de la Chambre. Et voilà que, en cette fin 1930, il fait connaître son intention d'en briguer la présidence. Mal lui en prend. Une campagne de presse se déclenche, qui ne tarde pas à déborder sur les activités du frère du parlementaire. Le moment se retrouve donc malvenu de discuter publiquement de la convention Etat-Aéropostale. On en reparlera peut-être lors de l'élaboration d'un vaste statut de l'aviation marchande... en 1932.
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La IIIe République use ses gouvernements. C'est Paul Painlevé qui reçoit les Bouilloux-Lafont, le 14 janvier 1931. Le père explique qu'il a le couteau sous la gorge. Ereinté par la révolution brésilienne, le Crédit foncier du Brésil réclame sans délai le remboursement de 60 millions de francs à l'Aéropostale. S'y ajoute une autre traite de 20 millions de francs. Bref, il n'y a que trois solutions: ou la société peut émettre un nouvel emprunt, ou elle obtient des facilités auprès d'établissements financiers, ou bien...
Le 30 janvier, la réponse gouvernementale vient de la bouche d'un nouveau ministre - après six semaines, Painlevé a cédé la place à Jacques-Louis Dumesnil. Réduisez le capital et abandonnez la majorité. Un air de déjà-entendu. Et pourtant, cette fois, les Bouilloux-Lafont, un peu plus aux abois, acceptent. Seulement, nul prêteur ne semble vouloir se fendre de 45 millions de francs. Un mois plus tard, l'Aéropostale est en quasi-cessation de paiements. Le ministre de l'Air doit débloquer en catastrophe 2 millions de francs pour régler les salaires des 1 000 employés.
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Quand il franchit la porte du ministère de l'Air, à la nuit tombante, Didier Daurat, le pugnace directeur d'exploitation de l'Aéropostale, ne sait pas encore qu'il se fait l'instrument d'une conspiration. Peu de temps auparavant, il a reçu dans son bureau de Montaudran un coup de téléphone du directeur de l'aéronautique marchande, Emile Chaumié. Ce dernier souhaitait le rencontrer. En toute discrétion. Daurat n'a donc rien dit à personne, surtout pas à Bouilloux-Lafont, de ce voyage.
Chaumié le reçoit quelques minutes. Puis: «Suivez-moi!» Et Daurat se retrouve face à Dumesnil, le ministre en personne. Lequel n'y va pas par quatre chemins: «Les Bouilloux-Lafont nous font un chantage à l'arrêt de la Ligne. C'est inconcevable. Mais pas question pour nous de les aider à n'importe quelle condition. Monsieur Daurat, si je trouve l'argent nécessaire, êtes-vous prêt, vous, à continuer, quoi qu'il arrive, l'exploitation?» L'autre n'hésite pas un quart de seconde. C'est oui.
Daurat a à peine regagné Toulouse que la conversation «secrète» est parvenue aux oreilles de Marcel Bouilloux-Lafont. L'entrevue entre les deux hommes est dramatique. Le banquier exige de Daurat qu'il dénonce la manipulation dans une intervention publique à la radio. Refus. «C'est donc que vous m'avez trahi!» hurle Bouilloux-Lafont, qui découvre que les plus fidèles en arrivent à le lâcher.
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Vraiment une belle gueule, cet oiseau. Mermoz contemple une fois de plus longuement, avec des yeux de soupirant, le Bernard 80 GR que les mécanos viennent de sortir de son hangar, sur l'aérodrome d'Oran. Un corps fuselé, une aile longue, un capot puissant abritant un Hispano de 650 chevaux. Une bête capable de tenir l'air soixante-dix heures d'affilée et de parcourir d'une seule traite, par vent nul, plus de 13 000 kilomètres à près de 200 kilomètre à l'heure. Le Bernard, c'est l'espoir de Mermoz et de toute l'Aéropostale de vaincre l'Atlantique Nord après le Sud, l'année précédente. En attendant, la machine doit faire ses preuves par un vol d'endurance. Et aujourd'hui, 30 mars 1931, c'est le grand jour. Pour mettre toutes les chances de son côté, Mermoz s'est adjoint Antoine Paillard, pilote d'essai chez Bernard depuis quatre ans, un solide. Il leur faut plus de 1 600 mètres pour arracher au sol le monomoteur, chargé à plus de 9 tonnes. Et commence la ronde.
Elle dure depuis quelques heures lorsque Paillard ressent des douleurs dans le ventre. Il doit abandonner son poste. Mermoz propose d'interrompre le raid. Paillard l'en dissuade. Le «Grand» va rester aux manettes durant tout le vol. Le 2 avril, après cinquante-neuf heures et quatorze minutes de vol, l'avion se repose à Oran. Il a parcouru 8 960 kilomètres, nouveau record mondial. Sans une fuite d'eau, il aurait pu faire encore mieux.
Paillard est aussitôt évacué vers l'hôpital d'Oran. Appendicite aiguë. En dépit d'une opération, il meurt quelques jours plus tard. Mais, en retrouvant le sol, Mermoz apprend un autre drame: le 31 mars, l'Aéropostale a déposé son bilan.
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«Il ressort des fait exposés [...] que la Compagnie générale aéropostale a été et reste englobée dans l'ensemble des entreprises du groupe Bouilloux-Lafont en Amérique du Sud et que l'intime liaison qui l'a unie à ces entreprises a permis une série d'actes délictueux ou criminels qui ont eu pour résultat de faire supporter à la CGA, soit au profit de tiers, soit au profit de filiales du groupe, des majorations de prix de revient injustifiables. [...] Des marchés fictifs, des reçus fictifs, des bénéfices exagérés, des fraudes coupables, des signatures douteuses ou fausses. Le faux et l'usage de faux sont constants. [...] Aucun doute sur des défaillances de conscience que rien ne peut excuser et qui, ayant pris corps dans des actes concrets et certains, relèvent de l'action judiciaire.» Quand il enfile sa casquette de responsable du comité de surveillance technique et financière de l'Aéropostale, désigné par le gouvernement après le dépôt de bilan, l'honorable conseiller d'Etat Jules Gautier laisse tomber le fleuret moucheté.
Si André Bouilloux-Lafont conserve un strapontin au comité de direction institué le 15 juin 1931, le vrai patron de la maison est désormais... Raoul Dautry, l'homme qui, depuis 1928, milite ardemment pour le regroupement de tous les transporteurs français en une compagnie unique. Dautry va donc appuyer de toutes ses forces la démarche de Gautier. Encore plus clairement que lui, il écrit même, le 12 octobre 1932, au gouvernement: «Nous souhaitons que M. André Bouilloux-Lafont comprenne maintenant combien il est indispensable qu'il s'efface et que sa personne ne soit plus associée à l'activité du conseil de direction.» Quitte à l'y aider...
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Les Bouilloux-Lafont se battent comme des fous pour leur défense. Dans le désert. Soudain, au printemps 1932, l'espoir. Un journaliste, Serge Lucco, de l'hebdomadaire «Cri du jour», possède des documents établissant que l'attitude de certains fonctionnaires du ministère de l'Air à l'égard de l'Aéropostale, depuis des années, n'avait qu'un fondement: ils agissaient pour le compte de l'Allemagne.
André Bouilloux-Lafont reçoit Lucco, qui lui remet 23 pièces. Il les fait expertiser deux fois. Pas de doute, c'est de la dynamite. En juin, l'industriel rencontre Paul Painlevé, qui réclame une contre-expertise. Le 2 août, coup de théâtre: le procureur de la République de Paris ouvre une plainte contre X, pour faux et usage de faux. Les pièces remises à Bouilloux-Lafont avaient été fabriquées. Le 23 novembre, André Bouilloux-Lafont est arrêté.
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Compléments:
Les 23 pièces 
expertisées officiellement deux fois.  
Le déroulement du procès 
Déroulement du procès reporté dans quatre journaux de l'époque, mars 1933 (aucune coupure, copies intégrales). Le Figaro, Le Temps, L'Humanité, Ouest-Eclair. La lecture de ces extraits donne une bonne idée de ce procès: "Ce procès s'en va à à l'aventure, ballotté de droite à gauche et de gauche à droite, au hasard du tumulte, comme une barque sans pilote sur une mer démontée. Des avocats voulant tous avoir la parole en dernier, ne fût-ce que pour répéter une question déjà posée. Un président incapable de dominer l'orage..."
 "Ce fut une belle cacophonie..."  les profiteurs de guerre, les tripatouilleurs de dommage de guerre, les faussaires des titres hongrois, les meuniers des moulins de Maghreb, les banquiers d'Oustric, les princesses allemandes, les seigneurs de Roumanie et les émigrés tsaristes ont dû souffrir dans leur amour-propre et panser les blessures de leurs avocats....