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26 mai 1931 (Figaro Numéro 146)
Gardons à la France l'Aéropostale  
LETTRE OUVERTE AU DOCTEUR ECKENER 
par M. Marcel Bouilloux-Lafont     
Janvier 1932, création d'une «communauté d'intérêts» franco-allemande pour le trafic aérien, dirigée  par le Dr Eckener, du coté  allemand, et par  M. Latécoère,  du coté français !!!      
alors que
Dès 1929 la  sagesse, l'expérience et la  bonne foi commandent qu'on réponde  non à la question: le zeppelin offre plus d'aisance  et de sécurité  que les  avions dans  les voyages  aériens de continent  à continent.



De même que, pendant la guerre, une victoire du front a parfois été compromise par une défection de l'arrière et par les résultats d'un défaitisme ̃habilement organisé par l'adversaire, de même nos succès hors des frontières se sont trouvés brutalement compromis par une défaillance de ceux qui avaient le devoir de nous défendre et d'accompagner nos efforts. Une rafale est venue, née d'intrigues politiques, de désirs de vengeance inassouvis et d'ambitions mesquines, alimentée par des jalousies tenaces. En quelques jours, l'essor de l'Aéropostale, s'est trouvé brisé, et le fruit d'un travail aride plusieurs années est fortement compromis. Pour sauver l'œuvre entreprise, pour suppléer aux ressources sur lesquelles la signature ministérielle me laissait en droit de compter, j'ai mis toutes mes ressources dans la balance, y compris ma fortune personnelle et celle des miens. Cela n'a pas suffi, Docteur Eckener, mais la semaine même nous n'avons pu trouver dans notre pays les quelques millions nécessaires à une échéance de l'Aéropostale, 800 millions étaient trouvés, en un clin d'oeil, à destination de l'Allemagne.


retour l'Amérique et l'Aéropostale


Figaro No 146 du 26 mai 1931 (ci-dessous) L'Ami du Peuple a publié hier, sous la signature de M. Marcel Bouilloux-Lafont, président de la Compagnie Générale Aéropostale, et sous forme de lettre ouverte au fameux aéronaute allemand, docteur Eckener, l'important article qu'on va lire. De façon claire et nette y sont dénoncés les agissements de nos concurrents allemands doublés de  manœuvres anti-françaises.  .
Janvier 1932, création d'une «communauté d'intérêts» franco-allemande pour le trafic aérien, dirigée  par le Dr Eckener, du coté  allemand, et par  M. Latécoère,  du coté français !!! 

Je viens, docteur Eckener, de voir dans la presse  votre photographie aux côtés de notre actuel ministre de l'air.
Vous, êtes venu, au lendemain de nos déboires, cueillir l'autorisation d'établir en France la tête de ligne transocéanique qui, vous était nécessaire pour relier avec vos zeppelins l'Europe à l'Amérique du Nord, et d'après vos déclarations à la presse française vous seriez près de l'obtenir.

Nous avions rêvé de vous devancer en créant la ligne Paris-New-York par Lisbonne, les Açores et les Bermudes, et c'est dans ce but que nous avons, l'an dernier, conquis sur vous au Portugal le monopole aérien qui nous donnait les deux clefs de l'Atlantique vous venez de remporter une victoire et je vous en félicite.

Nous sommes, docteur Eckener, de vieux adversaires vous rappelez-vous notre rivalité d'il y a cinq ans à Buenos-Aires, lorsque vous êtes accouru d'Allemagne à la nouvelle du contrat que venait de nous signer l'administration des Postes argentines
La lutte fut longue, âpre, et plus souterraine qu'aérienne, d'autant que Franco pour l'Espagne, le marquis de Pinedo pour l'Italie et la Lufthansa allemande s'étaient mis de la partie.

Malgré les manifestations grandement méritées d'admirative sympathie qui s'adressèrent à votre personne de grand savant, docteur Eckener, vos efforts furent vains. La belle concession, agrémentée d'une plantureuse subvention, que l'année précédente,vous aviez décrochée du gouvernement, dort encore dans les cartons du Parlement argentin.

Nous avions été d'autant plus acharnés à cette lutte que, derrière la signature du président Alvéar, nous voyions celle de tous les autres chefs d'État d'Amérique du Sud, et la suite des événements nous a donné raison. J'ai, docteur Eckener, marqué un premier point à la fois sur vous et sur le docteur Luther, qui, quelques mois auparavant, et dans un but identique, avait fait pour l'aviation allemande la tournée aérienne des pays du Sud de l'Amérique latine.

L'Aéropostale a organisé sa ligne, et depuis trois ans en assure régulièrement le service sans que, malgré vos magnifiques efforts, votre ligne de zeppelins, annoncée dès 1924, soit venue lui faire concurrence.

Sur l'Atlantique Nord, aussi, nous nous sommes rencontrés. Vous nous y aviez précédés. De magnifiques périples, audacieusement réussis, vous laissaient espérer tranquillement que la ligne d'Europe vers l'Amérique du Nord serait exclusivement réservée aux zeppelins ou aux hydravions allemands. Et puis, tout à coup, «une bombe» éclate s'écrie le Berliner Tageblatt du 24 vrier 1930. Le gouvernement portugais accorde à la société derrière laquelle se trouve la Compagnie Aéropostale, subventionnée par le ministère de l'air et très agissante, le monopole d'aviation pour trente ans dans l'intérieur des frontières portugaises or, dans l'intérieur des frontières portugaises se trouvent les Açores et les îles du Cap-Vert, qui, dans l'état actuel de la technique aérienne, sont les piles indispensables des ponts aériens entre les continents.

Tout comme le pétrole a été pendant les vingt dernières années le facteur de puissance de la politique, maintenant l'aviation se trouve être l'enjeu de la lutte politique pour la puissance.
Le Portugal possède la clef des positions du trafic aérien transocéanique et vient de la céder à la France, gémissait le Berliner Tageblatt.
La France, s'exclamait de son côté la Neue Manhheimer Zeitung, désire gêner la concurrence allemande, c'est-à-dire l'industrie des «zeppelins».

Et vous avez déclenché votre magnifique monstration du zeppelin de Cadix, à travers l'Atlantique, Pernambouc, Rio-de-Janeiro, Sao-Paulo, et votre retour par l'Amérique du Nord. De Buenos-Aires, je suivais heure par heure votre parcours, j'avais alerté tous nos bateaux et tous nos avions pour vous porter secours en cas d'accident. Et l'échange de nos télégrammes à votre arrivée a été, de ma part, empreint de la plus franche et plus cordiale admiration.

Mais nous vous avions, en Amérique du Sud, coupé votre effet, et nous avions gagné une première manche quinze jours auparavant en déclenchant, en trois jours et demi, de Toulouse à Buenos-Aires, le triomphal voyage de Mermoz, qui démontrait l'incontestable supériorité postale de l'avion sur le zeppelin; c'était, transposée dans le domaine industriel et pacifique, une nouvelle victoire du 75 sur la Bertha.
Votre presse était à peine remise de l'émotion causée par la concession portugaise, lorsque, le 23 novembre dernier, vous lisiez dans le New-York Times:
«Une série de conférences historiques par leur signification s'est ouverte lundi dernier au matin à New-York et ont continué pendant toute la semaine. Les intéressés représentent trois nations et trois des plus grands systèmes de  lignes aériennes du monde. L'Angleterre était représentée par le major G. E. Woods Humphrey de la Compagnie Imperial Airways. La France était représentée à la conférence par M. André Bouilloux-Lafont, de la Compagnie Aéropostale. Les Etats-Unis par M. Juan T. Trippe, de la Pan American, dont les lignes s'étendent à travers le Mexique, les Antilles, l'Amérique Centrale et le long des deux côtes de l'Amérique du Sud. La discussion a d'abord porté sur la ligne aérienne entre les Etats-Unis et les Bermudes dont les plans étaient prêts depuis longtemps, puis sur le grand projet, beaucoup plus ambitieux, de traverser l'Atlantique vers l'Europe et l'Angleterre par la route des Açores ou toute autre possible.
Les Français travaillent la question des hydravions à grand rayon d'action et grâce aux intérêts pris par l'Aéropostale en Amérique du Sud et dans les colonies françaises de l'Afrique, la France travaille la question des lignes riennes depuis beaucoup plus longtemps que n'importe quel autre pays. Au reste, elle a un courrier aérien transatlantique avec exploitation régulière entre Paris et Buenos-Aires. »

L'entente avait été réalisée, lorsque la Gazette de Cologne écrivait mélancoliquement les 12 cembre dernier:
«Cette entente commune relative au service aérien atlantique nord est un des plus grands événements dans l'histoire de l'aviation mondiale: la politique et l'économie mondiale en seront fortement influencées. L'Atlantique Nord est la route du trafic aérien la plus intense pour l'aviation, son importance sera, pendant des centaines d'années, aussi grande qu'elle le fut pour la navigation. Trois grands États se sont partagé le champ d'action en s'assurant la meilleure place ils ont éliminé les autres États dont la puissance politique ou la situation géographique étaient moins favorables. Et de ce fait, nous savons maintenant quels pavillons flotteront pendant des dizaines d'années sur l'Atlantique, et nous savons également que l'Allemagne, malgré toutes les expériences qu'elle a faites à ce sujet, ne participera pas, ou. dans une petite mesure seulement, à ce trafic. L'Allemagne est mise devant une question  d'une extrême gravité. Que deviendront nos dirigeables ? Les initiés se sont déjà depuis longtemps rendu compte que le dirigeable, comme moyen de transport du trafic international, n'est pas la dernière création, son emploi n'est que passager, aussi longtemps que l'avion n'aura pas acquis ses qualités, ce qui sera probablement bientôt. Si les sacrifices que nous avons faits en faveur des dirigeables doivent être de quelque profit, il faut que ces appareils entrent en service le plus tôt possible.»

Ainsi donc, Docteur Eckener, sur l'Atlantique Nord comme sur l'Atlantique Sud, nous vous avons barré la route, et nous nous croyions bien près de gagner la partie, puisque c'était cette fois votre propre presse qui proclamait la supériorité de l'avion sur le dirigeable. Mais peut-être n'avions-nous pas suffisamment pris garde à cette menace des «Hamburger Nachrichten», qui remontait à quelques mois:  «L'aviation commerciale française a été longtemps traitée en Cendrillon, de sorte que c'est trop tôt pour elle de penser à un but aussi grandiose que le trafic transocéanique. Il s'agit pour nous de faire front et de marcher contre, avec tous nos moyens.»

Brusquement, le terrain a cédé sous nos pas. 
De même que, pendant la guerre, une victoire du front a parfois été compromise par une défection de l'arrière et par les résultats d'un défaitisme ̃ habilement organisé par l'adversaire, de même nos succès hors des frontières se sont trouvés brutalement compromis par une défaillance de ceux qui avaient le devoir de nous défendre et d'accompagner nos efforts.
Une rafale. est venue, née d'intrigues politiques, de désirs de vengeance inassouvis et d'ambitions mesquines, alimentée par des jalousies tenaces. En quelques jours, l'essor de l'Aéropostale, s'est trouvé brisé, et le fruit d'un travail aride plusieurs années est fortement compromis. Pour sauver l'œuvre entreprise, pour suppléer aux ressources sur lesquelles la signature ministérielle me laissait en droit de compter, j'ai mis toutes mes ressources dans la balance, y compris ma fortune personnelle et celle des miens.
Cela n'a pas suffi, Docteur Eckener, mais la semaine même nous n'avons pu trouver dans notre pays les quelques millions nécessaires à une échéance de l'Aéropostale, 800 millions étaient trouvés, en un clin d'oeil, à destination de l'Allemagne.

Je vous entends, Docteur Eckener, le crédit est une sensitive qui se referme dès qu'on la touche. Mais, de vous à moi, les mésaventures de votre mark sont-elles donc déjà si lointaines et tellement oubliées? Évidemment oui, à en croire la "Deutsche Bergwerkzeitung", qui considère comme un devoir de la Banque des Règlements internationaux de prêter les fonds du plan Young à l'Allemagne pour permettre à vos dirigeables de concurrencer nos avions.

Mais, Docteur Eckener, en avez-vous bien besoin ? Vous connaissez comme nous par quelles portes sort naturellement l'argent de France pour aller dans votre pays.

Et Puis vous avez chez nous des amis fidèles, ceux dont il a été dit à la tribune de la Chambre que, par un merveilleux hasard, leurs discours et leurs votes se trouvaient beaucoup moins souvent en concordance avec les intérêts de leur pays que ceux du vôtre. Et ce sont eux qui nous ont attaqués sans merci, eux qui tiennent en échec depuis deux ans, à la Chambre, le statut de l'Aéronautique marchande française.
Il est donc tout indiqué que vous veniez à Paris pour installer une tête de ligne pour vos zeppelins. Vous comptez sans doute, Docteur Eckener, assister au démembrement de notre Aéropostale. Déjà s'éteignent successivement nos lignes du Chili, de la Bolivie, du Pérou et du Paraguay, vous n'en éprouvez sans doute aucun déplaisir; déjà les Italiens, avec lesquels nous étions en négociations, se sont retournés brusquement vers vous pour une exploitation combinée en Amérique du Sud. Votre collègue et ami, le directeur général de la Lufthansa, vient de partir pour New- York dans l'espoir d'y prendre la place que nous avions assurée à notre pays. Tout, pour vous, est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, et vous êtes fondé à croire la partie gagnée. Et ce n'est sans doute pas sans satisfaction que vous avez trouvé dans une récente revue française cette appréciation d'un ancien président d'une grande République sud-américaine: «Ceux qui n'ont, pas compris qu'il fallait soutenir Bouilloux-Lafont sans bruit, tout, simplement, ne se doutent pas de l'atteinte qu'ils ont portée au prestige de la France.»

D'ailleurs, à la nouvelle de nos revers, quelle explosion de joie non dissimulée, et quelles manchettes dans votre presse: «Nouveau scandale financier! L'effondrement de l'Aéropostale» (Vossische Zeitung.) «La débâcle de l'Aéropostale. Des centaines de millions de déficit» (sic) (Berliner Tageblatt), etc.
Plus modérés, quelques organes nous rendaient justice le "Lubecker Antzeiger" disait judicieusement: «La France s'est déclarée la mère des États latins de l'Amérique du Sud, c'est pour cela que les intérêts français et italiens se sont souvent heurtés. Pour cette raison, au moment l'Italien Balbo avec son escadre vient de réussir le vol vers l'Amérique du Sud, il est particulièrement pénible pour la France qu'immédiatement après «l'Aéropostale» avec son service aérien le plus connu puisse être abandonnée.
La propagande française s'effraie à juste titre que l'arrêt de cette ligne ait de très grosses conséquences.
«Dans cette question, ce sont moins les intérêts matériels qui sont en jeu que les conséquences exceptionnelles au point de vue du prestige à l'étranger.»
En même temps, comme un Requiescat in pace, surgissait cet éloge dans le «Wurtemberg Zeitung»: « La Compagnie Aéropostale a réussi, après les plus grosses difficultés, à vaincre la concurrence allemande, nord-américaine et italienne en Amérique du Sud.»

Docteur Eckener, ne vous pressez pas trop de croire la partie gagnée. L'opinion publique, savamment égarée, s'est ressaisie.
La partie n'est pas terminée on ne nous a pas encore fait toucher les épaules et les nombreux témoignages d'estime çt de sympathie que nous a valus notre infortune, nous espérons passagère nous ont été un réconfort précieux.
Or, la France est un pays de ressources, et l'Aéropostale n'est pas encore morte.
Malgré votre ténacité, à laquelle je rends hommage, et qui est particulière à votre pays, j'espère bien que ce ne sera pas encore demain que pour supplanter les avions français, le sol de France abritera vos zeppelins pour le plus grand bien des intérêts économiques de l'Allemagne, et le seul rayonnement du génie allemand à travers le monde.

Veuillez croire, Docteur Eckener, à l'expression de mon admirative considération.

Marcel BOUILLOUX-LAFONT, président de la Compagnie Générale Aéropostale.